C’était ainsi…

Chapitre 6

 

Le lendemain matin, toute la fabrique savaitl’histoire. La veille au soir, les femmes entre elles avaient faitle serment solennel de n’en rien dire à personne ; et nul necomprenait comment elle avait pu s’ébruiter. Mais dès huit heures,au moment où les hommes prenaient leur déjeuner dans la cour, tousconnaissaient le passionnant secret. Les « huiliers » lesavaient, les « cabris » des meules verticales lesavaient, Bruun, le chauffeur, le savait ; jusqu’à Pee, lemeunier, qui turbinait toujours, comme un grand hanneton saupoudréde farine, dans un coin de la fabrique et par là même souvent excludes confidences, n’ignorait rien. Un peu avant la demie apparurentdans la cour Justin-la-Craque et son aide Komèl portant une barrede fer ; ils le savaient aussi. Et, lorsque vers midi Pol etle « Poulet Froid » rentrèrent avec leurs attelages, ilsle savaient également.

Tout le monde le savait, on eût dit que celaflottait dans l’atmosphère même de la fabrique, qu’on le respirait,présent partout. Cela tournait avec les lourdes meules verticales,qui écrasaient la graine luisante et menue ; cela cliquetaitet ronronnait dans les moulins à farine de Pee ; cela dansaitet bondissait dans le vacarme infernal des pilons.

Les ouvriers, pour la plupart, prenaient« l’histoire » à la blague et s’en amusaient. Ilstourmentèrent avec férocité Poeteken qui d’ailleurs faisaitsemblant de ne pas comprendre.« Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss ! » criaitFeelken à tout instant, par pur besoin de faire du bruit ; etil était impossible de demander à Léo la plus petite chose, sansqu’il lançât aussitôt un « Oooo… uuuu… iiii… » quifaisait trembler les vitres et devait, bien sûr, faire sursauterM. de Beule à son bureau, dans la maison. C’était commeune folie contagieuse : Free s’approcha de Miel et, sansraison, lui hurla un retentissant « espèce deveau ! » en pleine figure. Miel, ébahi, en ouvrit labouche toute grande, sans rien répondre, tandis que tous les autresse payaient une bosse de rire.

C’était du délire, ce matin-là.

Obstinément, pendant toute la journée, lesfemmes se tinrent à l’écart des hommes. Ni à huit heures, ni àquatre heures, aucune ne se montra dans la cour pour lecasse-croûte en commun avec les hommes. Ceux-ci, désireux deconnaître des détails, étaient extrêmement vexés. A quatre heure etquart, Ollewaert, ne voyant pas arriver sa fille, se fâcha toutrouge et se dirigea vers la « fosse aux femmes », pourcontraindre au besoin Victorine par la force.

– Ici ! lui cria-t-il à travers lesfenêtres, comme à un chien.

Victorine obéit, bien à contre-cœur ;mais, malgré toutes les instances du petit bossu, elle ne lâcha pasun mot de l’affaire. Cet entêtement le rendit si furieux, qu’ilmenaça de la battre. Aussitôt Pierken s’interposa, indigné.

– Tu ne vas pas frapper cette enfant parcequ’elle refuse de jaser ! grogna-t-il.

– C’est mon affaire ! répondit Ollewaertd’un ton mordant, très féru de ses droits paternels.

Pierken se tut et tous considérèrent avecétonnement le petit bossu d’ordinaire si bonasse. Qu’est-ce qui luiprenait tout à coup ? Ce n’était plus lui. Victorine, enlarmes, refusa d’achever sa tartine et retourna en maugréant versla « fosse aux femmes ». Bruun, le chauffeur, étaitégalement dans un état de surexcitation extrême. L’histoire deM. Triphon avec Sidonie l’intéressait médiocrement ; celan’éveillait en lui qu’un mépris profond. Mais il suivait Poetekenavec des yeux féroces ; et, à tout instant, il arrêtait l’unou l’autre, pour lui demander :

– Eh bien, qu’est-ce que vous dites deça ? Peut-on imaginer une monstruosité pareille ! Une sibelle femme avec ce mal foutu !

« La Blanche » était loin d’êtrebelle femme ; mais Bruun la trouvait telle parce qu’il n’avaitjamais pu l’avoir. Tous les autres, qui étaient au courant,s’amusaient énormément de sa disgrâce et abondaient sournoisementdans son sens. « Fikandouss-Fikandouss ! » criaitFeelken. Et Léo mugissait un « Oooo… uuu… iii… » quidominait le fracas des pilons.

Le matin, à dix heures, ce fut Eleken, ladeuxième servante de M. de Beule, qui vint, à la place deSefietje, avec la bouteille de genièvre ; mais le soir, à sixheures, Sefietje, à peu près remise, reprit ses fonctionsaccoutumées.

Les hommes ricanaient.

– Rien de neuf, Sefietje ? demandaBerzeel à brûle-pourpoint.

– Je n’ai pas à m’occuper de ce qui ne meregarde pas, répondit Sefietje en rougissant.

Free demanda en rigolant si on voudrait de luicomme parrain. Sefietje ne répondit rien et poursuivit sa tournée.Elle injuria Fikandouss parce qu’il n’en finissait pas de vider sonverre ; et lorsque Ollewaert, qui avait repris sa bonnehumeur, lui demanda d’un air narquois si elle n’avait jamais songéaux garçons, elle devint brusquement furibonde et hurla d’une voixstridente, dans le tonnerre des pilons, qu’ils étaient tous desvoyous et des fripouilles : cette fois-ci,M. de Beule ne manquerait pas de faire un nettoyage àfond parmi le personnel de sa fabrique. Conspuée par les ouvriers,elle gagna la porte sous leurs clameurs de colère et de menace.

Un peu avant l’heure de la fermeture,M. Triphon fit son apparition dans la « fosse auxhuiliers ». Ils ne l’avaient aperçu de toute la journée et ilsfurent frappés de sa face congestionnée et rouge. « Il asoufflé le feu », se chuchotèrent les hommes à l’oreille. EtOllewaert dit à Fikandouss :

– Si on lui faisait payer une tournée pour lacirconstance ?

Fikandouss ne demandait pas mieux. Ils’approcha délibérément de M. Triphon et luidemanda :

– M’sieu Triphon, est-ce qu’on peut allerchercher un kilo ?

Ils ne disaient jamais « un litre »,toujours « un kilo » de genièvre.

– Pourquoi ça ? demanda M. Triphon,vaguement méfiant.

– Mais… vous savez bien… pour l’affaire…

– Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss !répondit Feelken en riant.

Les hommes glapissaient de joie, dansl’assourdissant vacarme des pilons.

– Vous rigolez, je crois, dit M. Triphonen riant jaune.

– Mais oui, nous rigolons. Et vous, est-ce quevous n’avez peut-être pas rigolé ? demanda Free.

Les hommes riaient toujours plus haut et Léorugit à tue-tête, dans le bruit : « Oooo… uuuu…iiii… » Kaboul, qui comme toujours accompagnait son maître, semit à aboyer d’une voix aiguë. Sur le seuil de la porte, entrel’huilerie et la chambre de la machine se montra le visageinquisiteur de Bruun ; et son fils Miel qui, selon sonhabitude, ne comprenait rien à ce qui se passait, quitta un momentson travail aux meules verticales pour s’approcher des« huiliers », un sourire benêt sur les lèvres.« Espèce de veau ! » lui hurla en riant Ollewaert àla face.

Soudain, tout le monde se tut. Muche venaitd’entrer dans l’huilerie, immédiatement suivi deM. de Beule, gonflé et rouge à éclater.

– Qui fait ici ce bruit ! hurla-t-il, lesyeux flamboyants.

Silence de mort. Seuls, les pilonstapaient.

– Le premier que j’entends encore, je le fousà la rue ! rugit M. de Beule.

Et brusquement, se tournant vers son fils,d’un ton autoritaire :

– Suivez-moi, j’ai à vous parler.

– A moi ! demanda M. Triphonsurpris.

– Oui, à vous ! grondaM. de Beule d’un air mauvais.

Et il partit, gonflé et cramoisi, suivi, avecune répugnance visible, de son fils.

« Il le sait ! Il lesait ! » murmurèrent les hommes. Et Feelken, avec unedrôle de grimace et d’une voix à peine intelligible, ajouta :« Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss ! » « Oooo…uuuu… iiii… » susurra, du même ton, Léo.

Dans la chambre des machines la sonnettetinta ; lentement les mécaniques s’arrêtèrent. Et dans unclaquement de sabots, la troupe des ouvriers quitta la boîte.

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