C’était ainsi…

Chapitre 1

 

A la fabrique, pourtant, il y avait quelquechose de changé. On y sentait fermenter un sourd mécontentement,grandir comme une oppression.

Il était rare que Léo fît encore entendre sonmugissant « Oooo… uuuuu… iiiii… » et Feelken son agaçant« Fikandouss-Fikandouss ». C’était un événement rare,quand Ollewaert demandait à M. Triphon une goutte aux puces deKaboul, ou que le malicieux Free se payait la tête de cette espècede veau qu’était Miel. Léo et Feelken montraient souvent desvisages renfrognés et sombres ; de même que Berzeel quin’oubliait pas, certes, de se saouler chaque dimanche, mais, enreparaissant le lundi matin à la fabrique, montrait moins souventun visage ensanglanté ou tuméfié. Les autres aussi étaient devenusplus silencieux et renfermés.

Et Justin-la-Craque avait bien moins de succèsque jadis lorsqu’il venait maintenant, suivi de Komèl, débiter,avec une obstination d’ivrogne, son sinistre O Pépita.

Dans la « fosse aux femmes » lephénomène était à peu près analogue. On n’y entendait plus querarement leurs voix nasillardes et traînantes égrener les airsmélancoliques par quoi elles essayaient de tromper les heuresinterminables de leur fastidieux travail ; et c’était plutôt àvoix basse qu’elles s’entretenaient, et de sujets qui paraissaienttoujours sérieux et graves. On chuchotait, et même on soupiraitbeaucoup, depuis quelque temps dans la « fosse auxfemmes » ; et lorsque Sefietje venait à dix heures et àsix, avec sa bouteille de genièvre, il était bien rare qu’elles’assît quelques instants pour bavarder, comme elle faisaitjadis.

Sefietje et sa bouteille étaient pourtant leseul événement qui parvînt encore à tirer les ouvriers de leurhumeur morose, les femmes aussi bien que les hommes. Lorsqu’elleavait passé, les conversations se faisaient plus animées et ilarrivait même qu’on entendît un bout de chanson ; mais celadurait bien peu. La tristesse renfrognée reprenait le dessus ;surtout vers le soir, lorsque la rouge lueur du couchant pénétraiten larges barres d’or dans les ateliers sombres, l’accablement etla fatigue descendaient sur les hommes et les femmes comme unegrande douleur silencieuse, désespérante.

La cause de ce changement, c’était Pierken,parmi les hommes ; et Victorine, sa fiancée, parmi lesfemmes.

Pierken, avec son petit journal socialistequ’il lisait chaque jour, de la première ligne à la dernière,n’avait pas encore digéré ni oublié le meeting manqué de l’automneprécédent devant la porte de La Belle Promenade. Cetteréunion avait raté, parce que insuffisamment préparée ; maiselle pouvait réussir une seconde fois. D’ailleurs, même si onn’organisait pas un second meeting au village, on pouvait tenterautre chose, une action circonscrite et directe, parmi les ouvriersde la fabrique. C’était à quoi pensait Pierken, jour et nuit ;et il estimait que le moment d’agir était venu.

A diverses reprises, à la suite du fameuxmeeting, il s’était rendu en ville et entretenu avec les chefs duparti. Il avait visité leurs grandioses installations ; ilavait compris et admiré ce que peuvent l’union et la coopération.De plus en plus il était devenu un travailleur informé, conscientdes droits, de la force, la dignité de la classe ouvrière. Un jour,il y avait rencontré le grand chef du Parti Ouvrier, qui s’étaitentretenu pendant quelques instants avec lui. Le chef l’avaitquestionné sur la situation du prolétariat des campagnes et avaitprêté une attention soutenue à ses explications. C’était un petithomme au visage pâle et aux traits énergiques. Lorsqu’il parlait,il semblait mordre ses mots, durs comme acier ; et ses poingsse crispaient machinalement, comme s’il pressait et pétrissaitcontinuellement quelque chose.

– Ce sont des conditions telles qu’aumoyen-âge ; il faut que ça change ! répondit-il d’un toncassant aux renseignements fournis par Pierken.

Il se recueillit un instant, les poings serréset les sourcils froncés ; puis il dit :

– Nous reviendrons l’un de ces jours dansvotre village et nous dicterons nos conditions.

Pierken, hésitant, doutait du succès.

– Quelles conditions, monsieur ?demanda-t-il timidement.

– Pas de « monsieur » ! Noussommes tous camarades ! reprit le chef avec rudesse.

Et, d’un ton catégorique :

– Journée de huit heures ; assurancecontre les accidents ; retraites ouvrières ; et, d’abordet avant tout, sérieuse augmentation de salaire et participationaux bénéfices.

Pierken sentait la tête qui lui tournait. Ilétait ébloui. Tant de choses à la fois ! C’était trop. Çan’irait pas.

– Ça doit aller et ça ira ! dit le chefen frappant du poing sur la table.

Mais il n’avait pas le temps aujourd’hui detraiter plus longuement ce sujet d’ordre secondaire ; et, enquelques mots hachés, il traça à Pierken sa ligne de conduite.

– Retournez à votre village. Convoquez tousles ouvriers de la fabrique. Arrêtez vos conditions.Communiquez-les à votre exploiteur et venez m’apporter sa réponse.Nous nous chargeons du reste.

Rapidement, il serra la main de Pierken etdisparut, appelé ailleurs.

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