C’était ainsi…

Chapitre 9

 

Quatre heures du matin : Sefietje étaitdéjà éveillée. Il lui sembla, dans son sommeil léger, avoir entendudes pas feutrés sous sa fenêtre.

Les yeux ouverts et fixes dans le crépusculede l’aube à peine naissante, elle resta immobile sur le dos àécouter et n’entendit plus rien. Mais l’inquiétude couvait enelle ; elle se leva, écarta le petit rideau de sa lucarne,regarda dans le jardin, tâchant d’en sonder les profondeursvagues.

Une exclamation sourde lui échappa. Au-dessusdes frondaisons grises et brouillées, la haute cheminée de lafabrique dardait son cierge rose et du bout noirci sortait un mincefilet de fumée fauve, qui allait se perdre dans le vide du ciel.Alors Bruun était déjà à ses chaudières, la grève était finie et,tout à l’heure, le travail allait reprendre à la fabrique. Une joieimmense emplit son âme ingénue d’esclave ayant fait siens lesintérêts de la famille qui l’exploitait depuis près d’undemi-siècle. Elle se précipita vers le lit où dormait Eleken et lasecoua.

– Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui sepasse ? sursauta la jeune servante apeurée.

– Pscht ! La cheminée de la fabrique quifume ! Elle fume ! Elle fume ! répétait Sefietjejubilante.

– Ah !… dit Eleken, dont la tête lourdede sommeil retomba sur l’oreiller.

A six heures très exactement, Sefietje, quiattendait depuis trois quarts d’heure, en une agitation croissante,dans sa cuisine déserte, entendit un bourdonnement bien connusortir de la fabrique. Quelques instants après, les pilons semirent à rebondir, comme en un pas de danse joyeuse. AussitôtM. et Mme de Beule, ainsi que M. Triphon,quittèrent leurs chambres et descendirent. La joie du triompheilluminait leur visage et M. de Beules’exclama :

– Haha !… Ils reconnaissent donc qu’ilsne sont pas les plus forts, les petits bonshommes !

– Les femmes sont-elles aussi rentrées ?demanda Mme de Beule.

Eleken fut dépêchée à la fabrique. Elle revintau bout de trois minutes et dit :

– Toutes les femmes sont à leur ouvrage,excepté Victorine.

– Celle-là n’a pas à revenir… Je ne veux plusla voir à la fabrique ! cria M. de Beule en un accèsde colère subite.

Pendant le déjeuner on tint conseil surl’attitude à prendre.

– Il faudrait d’abord y aller voir, opinaM. Triphon.

M. de Beule eut un gested’impatience. Il persistait hargneusement à ne pas vouloir adresserla parole à son fils. Se tournant vers sa femme il dit :

– Si j’y vais, je les flanquerai tous dehors àcoups de pied. Il vaudrait peut-être mieux que tu….

– J’irai, j’irai ! s’empressa d’approuverMme de Beule.

– Mais dis-leur surtout, insistaM. de Beule, reprenant du coup tout son aplomb, que s’ilsrecommencent jamais ou si j’ai à me plaindre d’eux le moindrement àl’avenir, c’est la porte, immédiatement.

Mme de Beule ne dit mot. Elle sehâta de finir son déjeuner et, se levant :

– Est-ce que tu m’accompagnes ?demanda-t-elle, hésitante, à son fils.

Elle craignait que son mari ne s’yopposât : mais il ne dit rien. Bien que M. Triphonn’existât plus pour lui, il ne trouvait pas mauvais qu’il sechargeât à sa place de cette corvée. La mère et le fils quittèrentla salle à manger et gagnèrent le jardin en fleurs. La matinéed’été était merveilleuse. L’herbe se couvrait comme d’untransparent argenté et l’air semblait une chose qu’on pouvaitboire, une source pure qui vous revivifiait tout entier. Les grandsarbres achevaient leur calme rêve de la nuit. Leurs cimesvaporeuses fumaient, à peine traversées par les flèches d’or dusoleil levant. On croyait humer du bonheur.

Ils arrivèrent devant la chambre des machineset ouvrirent la porte sans brusquerie. La gueule rouge de lafournaise était toute large ouverte et Bruun y jetait à grandespelletées du menu charbon mouillé. Son visage en sueur se cuivraitaux reflets de la flamme et les poils frisottants de sa barbe noiresemblaient du fil métallique incandescent. Il se rangea très vitelorsqu’il vit entrer Mme de Beule avec son fils et salua,poliment, à la façon habituelle, comme si rien d’extraordinairen’était arrivé :

– Bonjour, madame. Bonjour, MonsieurTriphon.

– Bonjour, Bruun, répondirent-ils tousdeux.

Un bref silence. Bruun s’était remis à activerses feux, mais Mme de Beule, sentant bien que l’on nepouvait en rester là et qu’il fallait dire quelque chose, rassemblatout son courage.

– Alors, Bruun, commença-t-elle, qu’est-ce quivous a donc pris à tous de nous laisser en plan comme ça ?

Bruun toussa. Il cherchait à répondre,semblait-il, mais les paroles ne venaient pas. Il toussa encore etregarda dans son feu avec une attention extrême, comme si laréponse, vraiment, devait sortir de là.

– Il ne faudrait pas que ça se répète,poursuivit Mme de Beule avec calme. Cette fois-cimonsieur ferme les yeux, mais à la prochaine occasion, il n’enserait plus de même, soyez sûr.

Bruun cessa d’activer son foyer et regarda uninstant Mme de Beule bien en face. Décidément, il voulaitdire quelque chose et commençait déjà à émettre des sons. Mais çane sortait encore pas. Il semblait ne pas pouvoir trouver les motspour exprimer ses sentiments. Du reste, Mme de Beulen’insista point. Elle lui avait dit ce qu’elle voulait lui dire et,accompagnée de M. Triphon, passa dans la « fosse auxhuiliers » où les pilons menaient leur danse infernale.

Il y avait deux places vides aux établis.M. Triphon le remarqua du premier coup d’œil : celle dePierken et celle de Fikandouss. Il s’empressa de le glisser àl’oreille de sa mère, avant qu’elle et lui passent lentement devantla rangée des ouvriers, en répondant d’un mouvement de tête à leursalut silencieux. Tous les autres étaient à leur poste. Berzeel yétait, parfaitement de sang-froid, sérieux et même grave, commes’il sentait peser sur lui une responsabilité inhabituelle.

Léo y était, Free y était, Poeteken y était,et Ollewaert aussi, tous à l’envi posés et graves, absorbés dansleur travail, comme s’il n’existait nul autre intérêt au monde. Peeétait déjà tout blanc, tel un bonhomme de neige, à côté de sesmoulins rageurs, et Miel, cette espèce de veau, avec l’autre« cabri » se démenait autour des énormes meulesverticales. Miel resta une minute bouche bée lorsqu’il vit paraîtreMme de Beule avec M. Triphon et ses épais sourcilsrejoignirent presque ses cheveux, faisant disparaître le doigt defront qu’il possédait.

Visiblement, il n’avait rien compris à tout cequi s’était passé et attendait encore la solution de l’énigme.

Les hommes semblaient de plus en plus absorbésdans leur travail et les pilons tapaient avec une telle furie queMme de Beule et son fils se sentaient dansl’impossibilité matérielle d’entamer le moindre colloque.

D’ailleurs, il n’y avait rien d’autre à direque ce qu’ils venaient de signifier à Bruun, qui, certes, nemanquerait pas de leur en faire part ; mais ils auraient bienvoulu savoir pourquoi Pierken et Fikandouss n’étaient pas revenuset ce qu’ils avaient l’intention de faire. M. Triphon,profitant d’une brève accalmie dans l’ouragan des pilons,s’approcha de Berzeel et lui demanda :

– Est-ce que Pierken ne revientplus ?

– Mais si, mais si, m’sieu ; seulement ilest un peu malade ; il a un fort mal de tête, réponditBerzeel.

– Et Fikandouss ?

– Ça, je ne sais pas, m’sieu, dit Berzeel deson air grave et absorbé.

Les pilons recommençaient à bondir, les hommess’affairaient autour des presses. Sans s’attarder d’avantage,Mme de Beule et M. Triphon quittèrent la« fosse aux huiliers » pour se diriger vers la« fosse aux femmes ». Au moment de sortir de l’huilerie,comme ils se retournaient sans penser à mal, ils aperçurent de loinBruun, le chauffeur, qui épiait leur départ, par la porteentr’ouverte de la chambre des machines.

Dans la « fosse aux femmes », plusrien qui les empêchât de dire tout ce qu’ils voulaient. Là aussitout le monde était à son poste, hormis Victorine. Dès queMme de Beule et son fils eurent fait leur entrée, Mietje,Lotje et « La Blanche » firent une sortie violente contrePierken et Victorine qui, disaient-elles, avaient entraîné à lagrève tous les autres, contre leur gré. La vieille Natse pleuraitcomme une Madeleine ; et elles étaient unanimes à jurer leursgrands dieux que jamais plus pareille chose n’arriverait etqu’elles chasseraient Victorine à coups de pied quelque part, sielle osait reparaître dans leur atelier.

– Mais comment avez-vous pu vous laissermonter la tête ainsi ? s’exclama Mme de Beule,levant les bras d’indignation.

– Eh oui, bien notre bêtise, notrefolie ! s’écria Lotje.

Et, à son tour, brusquement elle éclata enlarmes.

– Ah ! mon Dieu, madame, quelleaffaire ! Quelle terrible affaire ! geignit Natse, lesmains jointes.

– Qu’ils essayent donc d’y revenir ! Jemordrais, je grifferais ! glapit « La Blanche » horsd’elle.

Cette violence unanime des femmes rendait lesreproches superflus. Aussi Mme de Beule se borna-t-elle àleur donner de bons conseils pour l’avenir, en les avertissant unefois pour toutes qu’une récidive équivaudrait au renvoi général etsans rémission.

– N’ayez pas peur, madame ! firent-ellesà l’unisson.

Et Mietje Compostello, de sa voix caverneuse,ajouta :

– S’il fallait me traîner à genoux d’icijusqu’à l’église, je le ferais volontiers pour que ça ne soit pasarrivé.

Mme de Beule et son fils s’enallèrent. Dans la « fosse aux femmes » il n’avait pasprononcé un mot. A la maison, M. de Beule, triomphant,fielleux, ricanait d’aise en écoutant sa femme narrer la lamentablehistoire.

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