C’était ainsi…

Chapitre 22

 

Ce qui intéressait aussi M. Triphonc’était de voir, en dehors de la fabrique, quel accueil on luiferait, dans le village, à la suite de l’histoire. Depuis dessemaines, et surtout depuis qu’il passait la plupart de ses soiréesauprès de Sidonie, il n’avait plus revu ses camarades d’estaminet,ni remis les pieds à la Pomme d’Or.

Un soir, il y retourna. La jolie Fietje, quejadis il aimait tant à embrasser en cachette, à l’occasion, trônaitcomme de coutume, appétissante et tout sourire derrière soncomptoir ; une dizaine d’habitués s’éparpillaient en diversgroupes autour des petites tables.

Le fils du notaire y était, le fils dureceveur, d’autres fils de notables. L’entrée de M. Triphonfut saluée d’un concert de cris et d’exclamations ; Fietje,l’air d’une fleur entre les verres et les bouteilles de soncomptoir, fut prise d’un rire roucoulant et inextinguible.

– Eh ! mon vieux, d’où viens-tu ? Onte croyait mort et enterré ! Est-ce possible… c’est bientoi ? crièrent-ils tous ensemble.

Et l’un d’eux, le fils du brasseur, quitta sachaise et se mit à tourner autour de M. Triphon en leconsidérant avec attention.

– Mais oui, c’est lui, s’écria-t-il. Paroled’honneur ! Aussi vrai que je suis ici !

M. Triphon était visiblement ennuyé. Ilessayait de plaisanter et de rire avec les autres, mais il riaitjaune.

– On s’amuse, à ce que je vois, fit-il avecune grimace. Qu’est-ce qu’il y a donc ?

– Ce qu’il y a ! s’écrièrent-ils en chœuravec de gros rires. Mais, que nous sommes heureux de te revoir,parbleu ! Hé, Fietje, offre à monsieur Triphon une chope ouune goutte.

– Je n’ai pas besoin qu’on paye mesconsommations, dit M. Triphon d’un ton plutôt acide.

Tout le monde le regarda, sans rien dire, del’air le plus étonné.

– Quoi ! Tu n’acceptes pas un verre denous ! s’exclama le fils du notaire au bout d’un instant.

– Pourquoi voulez-vous m’offrir unverre ? demanda M. Triphon, agressif.

– Pourquoi ?… mais pour rien ! Pourle plaisir de te revoir ! fut l’agaçante réponse.

– Très bien ; régalez-moi donc, ditM. Triphon. Et puisque vous voulez me régaler, permettez queje vous rende la politesse. Fietje, demande donc à ces messieurs cequ’ils désirent.

Et il les regarda tous d’un air presqueprovocant. Fietje, debout derrière son comptoir, riait toujours. Onl’eût dit chatouillée par quelque chose de follement amusant. Elleredressait son joli buste et les larmes lui coulaient des yeux.M. Triphon la regardait avec une colère grandissante.

– Est-ce de moi que tu ris, Fietje, dit-ilbrusquement d’une voix dure.

Elle cessa de rire, le regarda d’un airsérieux, distant et digne.

– J’ai pourtant bien le droit de rire, si çame plaît, dit-elle.

– Je te demande si c’est de moi que turis ? insista M. Triphon d’une voix mordante.

Et, comme Fietje, pour toute réponse, sereprenait à rire et roucouler, il se leva d’un bond et, avec unjuron, sortit de la salle de café.

Un vacarme sauvage salua son départ. Du dehorsil l’entendit. « Sacré nom d’un tonnerre ! »ragea-t-il dans le noir de la rue. Et les poings serrés, il se jurad’en tirer vengeance.

Une autre rencontre, toute aussi déplaisantefut celle qu’il eut, quelque temps après, avec les troisdemoiselles Dufour.

En promenade avec Kaboul dans les champs ils’en retournait sans joie vers la fabrique lorsque soudain, à undétour du sentier qu’il suivait entre les blés, il vit venir danssa direction les trois vierges rêches.

Aucun moyen de les éviter ; il étaitforcé de les rencontrer, presque les frôler. Déjà, une rougeur auxjoues, il se composait une attitude, lorsque soudain, d’unmouvement identique, comme entraînées par une plaque tournante,toutes trois firent demi-tour et rebroussèrent chemin.

Ce fut un acte d’hostilité tellement inattenduet flagrant que M. Triphon d’abord en resta cloué et necomprit qu’au bout d’un instant le sens de leur geste. « Nomde Dieu de bigotes ! Biques à bon Dieu ! »cria-t-il, si haut qu’elles durent certainement l’entendre. Lafureur lui montait à la tête en un flot empourpré. Et il eut ungeste machinal pour les suivre et leur demander desexplications.

Il se contint, heureusement. Il tendit lepoing derrière elles, qui s’empressaient, effarouchées, de rentrerau village. Mais l’affront l’avait blessé jusqu’au fond de l’âme,mille fois plus que l’avanie subie auprès de Fietje et des clientsà la Pomme d’Or ; la vague de colère passée, il sesentait malheureux et humilié au point d’en pleurer. A présent ilsavait assez ce qu’on pensait de lui au village.

Il était perdu, irrémédiablement perdu dansl’estime de tout le monde.

« Perdu », gémissait-il pleind’amertume, « perdu, parce que, au fond, je suis restéhonnête, parce que je n’ai pas commis la vilenie d’abandonner cettepauvre fille. »

Cette double aventure déposa au fond de sonêtre un ferment d’exaspération et d’aigreur, qui désormais ydemeura et de temps à autre remontait, gâtant sa vie. Il était undéclassé dans l’existence, c’était entendu ; alors il ne segênerait plus. Peu importait, dès lors, ce qu’on dirait oupenserait de lui. Peu importait ce que feraient ses parents.

Il n’avait plus que Sidonie ; maintenantil y allait presque chaque jour, à leur pauvre maisonnetted’ouvriers, comme vers le seul asile qui lui restât au monde. Il ytrouvait un accueil invariablement cordial, amical. Il en fit sonvéritable chez lui. Il s’y installa comme au café, où il n’allaitplus jamais. Il y fit venir vin, liqueurs, cigares,conserves ; il y régalait toute la famille et leur voisin, lepetit teilleur. Comme tout cela coûtait gros, bien plus qu’il nelui était alloué à la maison, il fit des dettes par-ci par-là, quiseraient réglées plus tard, intérêts compris.

Il s’en fichait. Tout lui était devenuindifférent. A présent les choses étaient ainsi et n’allaient plusautrement. Advienne que pourra, était désormais sa devise. A lamaison, le visage furieux de son père, les soupirs attristés de samère tyrannisée, et, comme accompagnement, le mutisme renfrognée deSefietje et l’inquiet coup de vent des jupes d’Eleken ; là,chez ces gens pauvres, de l’humanité cordiale, au moins, unefranche et fraîche jeunesse qui vous réconfortait. Il y oubliait samisère morale et ses soucis rongeurs. Il ne savait s’il sedéciderait jamais à épouser Sidonie. Peut-être oui, peut-être non.Mais cela pouvait durer ainsi : il n’était pas le seul à vivrede cette manière et s’en accommodait. Aux choses à s’arrangerd’elles-mêmes.

Du reste, Sidonie, ses parents, son frère etses sœurs s’en contentaient aussi et ne parlaient plus de rien.Seule, la mère continuait à exercer une surveillance vigilante etrépétait à l’occasion : « Très bien, tout ça, mais qu’iln’en vienne pas un second ! » Et M. Triphon etSidonie veillaient. Quant au « premier » il grandissaitet se développait à souhait, au grand bonheur de la maman et dessœurs.

Mais, comme il commençait à devenir fortbruyant et gênant, ordinairement on le fourrait au lit avantl’arrivée de M. Triphon, afin de ne pas gâter sa bonnesoirée.

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