C’était ainsi…

Chapitre 8

 

Le dimanche s’écoula, exceptionnellementtranquille. Ce calme absolu donnait au village un air morne ;on l’eût dit abandonné. M. Triphon, en rentrant vers cinqheures, apporta cette étrange nouvelle : il avait rencontréBerzeel dans la rue, et il n’était pas ivre.

– Il n’était pas ivre ! s’écria Sefietje,stupéfaite et presque alarmée.

– Non ; absolument pas ! Aussi fraisque je suis ! affirma M. Triphon.

Sefietje n’en revenait pas. Ses pommettes secolorèrent du rouge des grandes agitations intérieures.

– Est-ce qu’il y a du nouveau ? demandaMme de Beule en s’approchant, l’air inquiet.

– Non, maman, sauf que Berzeel se promène dansle village et qu’il n’est pas ivre, répéta M. Triphon.

– Oh ! ça, c’est bien ! ditMme de Beule satisfaite.

M. de Beule, occupé à écrire dansson bureau, parut également au bruit des voix et, d’un air rogue,demanda ce qui se passait. Mme de Beule lui communiqual’étonnante nouvelle, ajoutant que cela lui semblait de très bonaugure.

– Était-il seul ? demandaM. de Beule à sa femme, évitant, selon sa hargneusehabitude, d’adresser directement la parole à son fils.

– Tout seul, répondit M. Triphon d’un tonmat, affectant, de son côté, de ne pas regarder son père.

– Ça peut encore venir. Il n’est pas trop tardpour se saouler, ricana M. de Beule.

Tout de même, il n’était pas de trop méchantehumeur, ce jour-là. Au contraire. On aurait presque pu lui trouverun soupçon d’air enjoué, si le mot n’eût juré avec son caractère.Il ralluma un bout de cigare, ce qui était généralement bon signe,et rentra dans son bureau. Kaboul et Muche, qui s’étaient uninstant flairés comme deux étrangers, suivirent chacun leurmaître.

Lorsque six heures eurent sonné à l’église,M. de Beule ressortit de son bureau et s’en alla, parvieille habitude, faire un tour à la fabrique, suivi de Muche.Arrivé non loin de l’écurie, il vit, à peu de distance, troishommes en conversation animée. Il reconnut Justin-la-Craque, sonaide Komèl et… non sans une vive émotion… le « PouletFroid » ! M. de Beule eut un sursaut violent etun mouvement instinctif pour se précipiter sur l’individu qui avaitsi odieusement négligé ses chevaux.

Une seconde impulsion, tout aussi spontanée etmachinale, le retint. Le trio lui tournait le dos et on ne l’avaitpas vu venir. Il rappela Muche, revint en arrière et se tint caché,derrière un pan de mur. Il lui venait un bruit de voix sans qu’illui fût possible de comprendre ce qui se disait. Mais il vit le« Poulet Froid » sortir de l’écurie avec le crible pourl’avoine et l’entendit qui secouait le grain, d’où s’envolait dansla cour un petit nuage de fine poussière. Le « PouletFroid » avait donc repris le travail, sans rien dire. Le« Poulet Froid » ne se considérait plus comme étant engrève.

M. de Beule se retira en douceur etrentra tout droit à la maison. Mme de Beule, qui l’avaitvu traverser le jardin d’un pas agité, lui demanda anxieusement cequ’il y avait.

– Ce qu’il y a ! ditM. de Beule haletant. Il y a que je me retiens pour nepas flanquer des coups de pied à un voyou là-bas !

– Qui donc, mon Dieu ! ditMme de Beule, prise de peur.

– Le « Poulet Froid » ! Il estauprès des chevaux !

– Oh ! non, non ! fitMme de Beule suppliante.

– Ne l’aurait-il pas mérité, peut-être ?ragea M. de Beule.

– Si… si… mais pourtant tu ne peuxpas !

– Oh !… si je ne me retenais !…gronda M. de Beule menaçant.

– Oh ! je t’en conjure ! Je t’enconjure ! gémit Mme de Beule, les mains jointes.

M. de Beule fit comme si ce n’étaitpas chose facile de le fléchir, et finit tout de même paracquiescer à contre-cœur. Mais il jura qu’il assommerait le« Poulet Froid » au moindre reproche qu’il aurait à luifaire dans son service à l’avenir.

– Rien ne clochera plus ; il a eu unerude leçon ; tous ont eu une rude leçon, ditMme de Beule conciliante.

Et elle l’entraîna doucement vers la salle àmanger, Eleken venait de servir le repas. Il y avait du poulet avecde la salade, un plat que M. de Beule aimait beaucoup. Ilen mangea goulûment et avec abondance, comme s’il se repaissait dela chair d’un ennemi.

Après le souper M. Triphon se retiradiscrètement et se rendit chez Sidonie.

– Mon Dieu ! dit en soupirantMme de Beule à Sefietje, il aurait bien pu rester à lamaison un soir comme celui-ci.

– Ah ! oui, madame, mais quand on estentre les mains d’une pareille créature !… répondit Sefietjed’un air entendu et peu encourageant.

Sans insister, Mme de Beule rentradans la salle à manger où elle tâcha de distraire son mari.

Heureusement M. Triphon ne fut paslongtemps absent. A neuf heures et demie, il était de retour avecun renseignement curieux, qui les étonna tous très fort :Pierken, à cette heure-ci, déambulait en état d’ivresse par levillage. Parfaitement, Pierken ; lui, qui autrement ne buvaitjamais, courait maintenant en compagnie de Fikandouss, d’un cabaretà l’autre, en faisant du boucan et cherchant querelle à tout lemonde.

Berzeel ne le quittait pas d’une semelle. Oui,Berzeel, parfaitement à jeun, absolument maître de lui, veillaitsur Pierken comme un père sur son enfant, en faisant tous sesefforts pour le calmer et le ramener à leur logement commun. Ilsvenaient de quitter la Bonne Espérance et se dirigeaientvers le Petit Sabot.

– Mais, mais, mais ! s’exclamaMme de Beule en joignant les mains de stupéfaction.

M. de Beule eut un petit rirehaineux et bref.

– Le monde renversé, quoi !ricana-t-il.

M. Triphon, l’air satisfait de lui-même,se dirigea vers la cuisine. Il y trouva Sefietje inquiète, rouge,et Eleken qui allait et venait, les jupes battantes.

– Bruun, le chauffeur, est venu ici, murmuraSefietje.

– Bruun, le chauffeur ! Pour quoifaire ? demanda M. Triphon ébahi.

– Pour prendre les clefs.

– Les clefs de la fabrique ?

Sefietje fit signe que oui.

– Et tu les lui as données ?

– Il les a prises, dit Sefietje.

– Est-ce que tu l’as dit à papa ?

– Mais non !

M. Triphon prit sa casquette et se hâta,dans l’obscurité, vers la fabrique. Il secoua toutes les portes,qu’il trouva fermées. Dans la chambre au-dessus de l’écurie, ilaperçut un mince filet de lumière : le « PouletFroid » était à son poste. M. Triphon se retira sur lapointe du pied. Avec un sentiment d’espoir mêlé d’incertitude, ilretourna à la maison, où il ne dit mot.

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