C’était ainsi…

Chapitre 10

 

A dix heures, le moment venu de faire satournée avec la bouteille de genièvre, une agitation violentes’empara de Sefietje. Que faire ? Verser deux gouttes ouseulement une ? Le rouge aux pommettes, elle vint demander àMme de Beule quels étaient les ordres.

Mme de Beule n’en savait rien. Iln’y avait pas eu d’accord positif.

Tout s’était manigancé par l’entremise deJustin-la-Craque, qui avait pris la responsabilité sur lui. Ellealla consulter son mari.

– Ils ne le méritent pas du tout, réponditM. de Beule sur un ton chagrin.

Comme il arrivait souvent chez lui, sonhumeur, l’instant d’avant victorieuse et fanfaronne, étaitbrusquement redevenue, sans aucune cause apparente, morose etsombre. Écarlate, gonflé de colère et de rancune, il était assis aumilieu des paperasses à son bureau.

– Si on leur en donnait tout de même deux pouravoir la paix, proposa timidement Mme de Beule.

Il refusa de se prononcer.

– Tu vois comme je suis surchargé de besogne…On ne peut donc pas me laisser une minute tranquille !grommela-t-il.

Mme de Beule s’en retourna auprès deSefietje qui attendait, sa bouteille pleine sur le bras.

– Il ne veut pas se prononcer !soupira-t-elle.

– Mais que dois-je faire ? soupiraSefietje à son tour.

– Donnez-leur en deux, ditMme de Beule après une brève hésitation.

Sefietje partit, commença par la chambre desmachines, s’approcha de Bruun. Ils échangèrent un salut banal,comme si rien ne s’était passé et Sefietje remplit le verre. Bruunle lampa d’un trait, garda le verre à la main, regardaSefietje.

– Encore ? demanda-t-elle d’une voixblanche.

Sur un signe que oui, elle remplit à nouveaule verre qu’il vida comme si c’était de l’eau, et le rendit à laservante. Sans un mot, elle passa dans la « fosse auxhuiliers ».

Berzeel était le premier à servir. Avec lafigure toujours grave de quelqu’un qui sent tout le poids de saresponsabilité, il regarda vivement et à la dérobée la bouteille,comme s’il en jaugeait d’un seul coup d’œil le contenu. Sefietjeremplit le petit verre. Il le vida d’un trait, comme Bruun. Alorsil hésita. Ses doigts tremblaient légèrement ; il semblaitvouloir donner et prendre à la fois. Sefietje ne comprit pas trèsbien ; elle crut d’abord qu’il n’en désirait pas d’avantage.Le petit verre et la bouteille eurent chacun un mouvement de oui etnon, d’abord l’un vers l’autre puis en sens inverse, jusqu’à ce queSefietje eût enfin compris très clairement et versât une seconderasade. Berzeel eut un rictus de satisfaction, avec un sourire deses petits yeux vifs.

« Merci », dit-il en rendant leverre vide.

Tous les autres avaient suivi la petite scèneavec une curiosité tendue à l’extrême, arrêtant une minute leurspilons pour n’en pas perdre un détail. Free et Léo sourirent commeBerzeel et se pourléchèrent machinalement les lèvres. Le petitPoeteken couvait le verre de ses yeux rayonnants et candides,pareil à un ange qui assiste à une révélation.

Ollewaert eut un grand soupir de soulagement,comme brusquement délivré d’un poids énorme. Il enleva sa chique etla posa sur l’établi, pour la reprendre après qu’il aurait bu. Pee,tout blanc de farine, quitta ses moulins, et la figure de Miel,cette espèce de veau, s’épanouit en un large rire muet et figé. Ilsemblait enfin comprendre quelque chose à tout ce qui s’était passéet ce quelque chose le bouleversait de joie.

Ils burent avec des grognements de plaisir et,du coup, Léo lança, sur un ton encore un peu timide, son« Ooooo… uuuu… iiii… » qu’on n’avait plus entendu depuisdes semaines. Sefietje, bouche close, sans prononcer un mot,s’acquittait machinalement de sa tâche, le visage renfrogné, muréedans une hostilité sourde. Elle y mettait toute la diligencepossible ; dès qu’elle en eut fini avec les« huiliers », elle se hâta vers l’atelier des femmes.Mais avant qu’elle eût eu le temps de disparaître Justin-la-Craquevint se planter devant elle, suivi de Komèl qui portait une barrede fer, et lui demanda d’un air triomphant ce qu’elle pensait de lafaçon dont il avait mis fin à la grève.

– Ce que j’en pense ?… Que vous êtes tousde fameux ivrognes ! s’écria Sefietje indignée.

– Mais, Sefie ! Mais, Sefie !Comment peux-tu dire !… protesta Justin avec force.

A vrai dire, il avait déjà une joliepointe ; ses yeux étaient vitreux et fixes ; et il se mità fredonner en mode mineur : « Ooooooooooo… »

– Va-t’en ! Laisse-moi passer !gronda Sefietje.

– Pépita… – peeeeee… pepepepépita…pépita-pépita ! poursuivit Justin avec un entêtementd’ivrogne.

Mais, brusquement, changeant de ton :« Sefie, donne-nous aussi une goutte. »

– Il me semble que vous en avez déjà assez,grommela Sefietje.

– Nous ! s’exclama Justin, feignantl’indignation la plus profonde. Rien qu’un bol de café froid ;pas vrai, Komèl ?

Komèl affirma que pas une goutte d’alcooln’avait encore humecté leurs lèvres ; et, malgré elle,Sefietje, des larmes de rage aux yeux, fut forcée de leur remplirdeux fois le verre, tout comme aux ouvriers de la fabrique.

Dans la « fosse aux femmes »,lorsque Sefietje y entra, régnait encore la plus viveeffervescence. Aussitôt qu’elle aperçut la servante, Natse eut unenouvelle crise de larmes ; Lotje et « La Blanche »,d’habitude si douces et si timides, ne décoléraient pas, encalculant âprement ce que cette grève idiote leur faisait perdred’argent. Et, avec Sefietje, de nouveau elles éclatèrent violemmentsur le compte de Pierken et surtout de Victorine, qui, d’aprèsleurs dires, valait encore moins cher que lui. Leur exaltationétait telle que Sefietje en oubliait de leur servir la goutte.

– Eh bien, Sefie, et la ration, qu’est-ce queça devient ? demanda enfin la noire Mietje avec un drôle desourire mystérieux.

– Deux gouttes au lieu d’une, réponditSefietje.

Et elle se mit en devoir de verser. Tout desuite, une transformation s’opéra dans l’atelier.

– On a tout de même obtenu quelque chose, ditLotje en sirotant son petit verre.

Elle le vida à menus coups brefs, mais ledeuxième ne glissa pas aussi facilement. Elle eut des petitsfrissons et fit la grimace.

– L’un sur l’autre comme ça, c’est un peucourt, mais bon tout de même, dit-elle, en passant le verre à« La Blanche ».

Du reste, toutes prirent, comme Lotje, leursdeux petits verres, moins parce qu’elles en avaient envie que parcequ’elles y avaient droit. Et, seule, la vielle Natse eut un hoquetdevant le deuxième verre et fit mine de le refuser. Les autrestrouvèrent cela très mal. M. de Beule pourrait en déduireque pour les femmes un seul verre suffisait. Elles forcèrent lavieille à boire et celle-ci se reprit aussitôt à gémir etpleurer : toutes ces révolutions lui coûteraient la vie,geignait-elle d’un air tragique.

Alors il y eut une bonne petite heure de joieet d’entrain dans la fabrique. L’alcool faisait son effet, effaçaitles tristesses, suscitait les pensées joyeuses et amusantes. Desquolibets partaient dans le vacarme des pilons et, dans la« fosse aux femmes », on chanta des romances avec desvoix aiguës et nasillardes, comme au bon vieux temps.

Vers onze heures, un silence retomba,mélancolique, morose. Les nerfs se détendaient et l’alcool creusaitson trou, où s’installait la faim. Au dehors le splendide soleild’été illuminait la terre. Lorsqu’on venait du beau jardin fleuri,pour entrer dans une des « fosses » sombres, on avaitl’impression de descendre dans un caveau. Les ouvriers nechantaient plus, ne parlaient plus, accomplissaient leur besogned’automates avec des yeux las et ternes. Il y régnait uneatmosphère de désenchantement, de leurre, de duperie. C’étaitpeut-être parce que le trou creusait si fort, vous rongeaitl’estomac. Il aurait fallu un brin à manger avec ce deuxième verre.Enfin tintait dans la chambre des machines la méchante petitesonnette de délivrance ; tous se précipitaient au dehors, dansun claquement de sabots, prenant à peine le temps de rabattre surles poignets leurs manches retroussées.

Beaucoup de monde était aux portes pour lesvoir passer. Il y avait des gens qui ricanaient, avec unmauvais : « Eh bien, c’est vite fini, leurgrève ! » Les ouvriers faisaient semblant de ne pasentendre. Ils allaient vers le repas et, à une heure, ils seraientde retour à la fabrique. De une à quatre, ils redevenaient desautomates, des nerfs et des muscles sans âme. Ils peinaient dansune vague somnolence. Leurs yeux mornes regardaient parfois lespoires dorées et les pommes rouges qui mûrissaient par-delàl’enclos dans le verger de Justin-la-Craque, ou bien ilscontemplaient de loin, à travers les baies de la chambre desmachines, les frondaisons majestueuses dans le jardin deM. de Beule.

Au repos de quatre heures, ils allèrent touscasser la croûte en plein air, accroupis en ligne contre le mur dela cour intérieure. Cela les ranimait, rappelant un peu le bontemps jadis où des rêves irréalisables ne les tourmentaient pas etoù ils étaient contents de leur sort. Somme toute, ils neregrettaient pas le départ de Pierken et de Fikandouss.

Ils n’en voulaient pas à Pierken ; mais àquoi avaient abouti tous ces mirages de bonheur qu’il leur avaitfait entrevoir ? Quant à Victorine et aux autres femmes, ellesavaient leur mépris. Ils ricanaient en haussant les épaules parcequ’elles leur tournaient le dos avec une hostilité hargneuse,affectant de laisser un espace vide entre elles et les« huiliers ». Elles étaient stupides, ces femmes. Ellesne savaient que récriminer et pleurnicher. Il valait mieux, àl’avenir, n’avoir plus rien de commun avec elles.

De tout le jour, ils n’avaient pas encore vuM. de Beule et en éprouvaient un vague malaise. Est-ceque l’accord était fait ou faudrait-il encore causer ?Soudain, comme ils étaient retournés à l’ouvrage, ils virent passerla queue de Muche, devant la porte d’entrée. M. de Beulesuivait, rouge et gros, les épaules gonflées.

Allait-il entrer en coup de vent et« partir » ? Non ; il passa, se dirigeant versl’écurie. Quelques minutes s’écoulèrent avant qu’il revînt. Muches’arrêta sur le seuil et regarda son maître d’un air interrogateur.Les ouvriers, plongés dans leur besogne, se sentaient devenirpetits. Mais, pour la deuxième fois, rouge et gros,M. de Beule passa sans s’arrêter et Muche le rattrapa.Les hommes respirèrent.

Décidément leur maître et tyran, tout enbouillonnant de rage intérieure, acceptait le nouvel état dechoses. Et ils se sentirent soulagés d’un grand poids.

A six heures, Sefietje revint pour la tournéedu soir. Muette et renfrognée, elle versa à chacun les deuxgouttes. Les « huiliers » ne firent aucune remarque, maisdès qu’elle fut partie des chants éclatèrent et on échangea desquolibets. Les yeux étaient rieurs et des pipes brasillaient.Ollewaert se bourra le bec d’une chique énorme. On eût dit qu’ungros abcès lui gonflait la joue droite. Miel en était ébahi etbayait au petit bossu comme il eût considéré un phénomène.

Ollewaert s’en aperçut. Il regarda le« cabri » avec un sourire narquois et lui lança à la faceun sonore « espèce de veau ! » Léo fit entendre unrugissant « Ooooooo… uuuuu… iiiii… » et, par une fente deporte, Bruun, de son œil de mouchard, observait la scène. Adistance nasillaient les voix aiguës des femmes dans leur« fosse ». C’était tout à fait comme au bon tempsjadis.

Mais, vers la fin de la longue journée delabeur, revint l’accablante dépression. Il en était toujoursainsi ; la lourde fatigue les matait.

Les yeux devenaient torves ; lesmouvements se ralentissaient, s’ankylosaient. C’était le soir quitombait sous les poutres sombres et s’appesantissait sur eux commeun fardeau. Dehors, la radieuse soirée d’été resplendissait ;les pommes et les poires dans le verger du forgeron semblaient sedilater, s’amplifier, devenir des fruits fantastiques de terrepromise ; les frondaisons imposantes dans le jardin deM. de Beule s’ourlaient et se teintaient de pourpre etd’or ; et dans le ciel limpide aux profondeurs verdâtres destroupes d’hirondelles prestes se poursuivaient, tournoyaient enpoussant de longs cris perçants d’allégresse.

Quelques minutes avant la demie de septheures, Bruun s’approcha des « huiliers » et leur demandace qu’il fallait faire : continuer de « tourner »jusqu’à huit heures comme jadis, ou arrêter à la demie ?

– Arrêter !… Arrêter ! firent-ilstous.

Bruun rentra dans la chambre des machines etarrêta. En un souffle dernier, pareil à un profond soupir, lamachine expira. Aussitôt Bruun sortit et, caché derrière un pan demur, épia ce qui se passait du côté de la maison. Il vit la portedu jardin s’ouvrir et M. et Mme de Beule paraîtresur le seuil. Ils restèrent là un moment, immobiles, les yeuxtournés vers la fabrique, humant l’air du soir. Lentement, ilsfirent demi-tour et rentrèrent. Bruun comprit qu’ils acceptaienttacitement.

Tout le monde à la fabrique, hommes et femmes,était déjà parti. Leurs sabots claquaient, lourds et lents, sur lespavés sonores. Sur l’or du couchant on voyait leurs silhouettes quise détachaient en noir. Les femmes marchaient à part, avec leurrancune. Il n’y avait plus que quelques rares curieux sur le pasdes portes pour les voir passer.

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