C’était ainsi…

Chapitre 19

 

A la maison régnait un état d’esprit bizarre,obscur et incertain. Dans la cuisine, décidément, il n’était pointnormal. Sefietje se trahissait par une agitation insolite. Elekensemblait ne point connaître une seconde de repos ; ses alléeset venues étaient continuelles, et sans cesse ses jupes passaientet repassaient en coup de vent derrière les portes. L’attitude desa mère inspirait des doutes. Savait-elle ? Ne savait-ellepas ? Il hésitait. Parfois elle le regardait avec unetristesse grave ; l’instant d’après, rien ne lui semblaitchangé, et elle avait son visage de toujours. En tout cas, son pèrene savait rien, c’était certain. Il montrait à table son humeurhabituelle, sans aucune aménité, mais aussi sans hostilitéapparente. Il était même plus communicatif que de coutume ; ilparla longuement de ses affaires – naturellement – sous un jour quin’était pas trop sombre.

M. Triphon, qui sentait venir l’heure deson entreprise hasardeuse, mangeait, le cœur battant, avec effort.Les morceaux lui restaient dans la gorge, mais il les avalait toutde même, pour ne pas éveiller de soupçons. Sa mère s’en aperçutpourtant et lui demanda, avec une sollicitude débonnaire :

– Tu n’es pas bien, mon garçon ?

– Oh ! si, si, dit-il, je n’ai pasgrand’faim, voilà tout.

Et il posa sa fourchette.M. de Beule leva les yeux dans la direction de son filset ses sourcils se contractèrent d’un air revêche. M. Triphontressaillit. « Saurait-il tout de même quelquechose ? » se demanda-t-il.

Mais il se remit promptement.M. de Beule, son assiette garnie pour la seconde fois, seremit à parler de l’état de ses affaires, et M. Triphonpensa : « Ce n’est rien, c’est sa mauvaise humeurnaturelle, qui, sans raison, se manifeste tout à coup ».

Eleken, croyant que la famille avait fini desouper, entra pour desservir ; mais, à la vue deM. de Beule qui mangeait encore, elle se hâta dedéguerpir avec une sorte d’effroi, sans même entendre ce queMme de Beule lui demandait. M. de Beule,dérangé par ce va-et-vient rapide, leva des yeux chagrins etbougonna :

– Qu’y a-t-il donc ? Pourquoi court-elleainsi !

Sans attendre la réponse, il reprit, enappuyant sur d’infimes détails, ses longues considérations d’ordrecommercial. Il s’adressait exclusivement à sa femme, qui écoutait,les traits fatigués.

Eleken rentra pour servir le dessert. Anouveau elle avait presque disparu avant que Mme de Beuleeût eu temps de lui expliquer ce qu’elle désirait.M. de Beule lui lança un mauvais regard, mais sans riendire.

M. Triphon mastiquait un morceau detarte, s’efforçant de manger très lentement. Quand il eut fini ilse leva et, d’un air aussi calme, aussi naturel que possible, commeil faisait chaque soir, il quitta la salle à manger.

Kaboul, selon son habitude, l’attendaitderrière la porte, pour faire un tour. Dehors, il ne faisait pasencore tout à fait sombre. Une belle lumière dorée, limpideéclairait la baie vitrée donnant sur le jardin et M. Triphonexcita à voix basse son petit chien, qui se mit aussitôt à japperd’une voix perçante, en sautant sur la porte. M. Triphon lalui ouvrit et ensemble ils gagnèrent le jardin.

D’abord il n’alla pas plus loin. Il avaitramassé une pomme de terre ; il la lançait sur le gazon etKaboul la rapportait, très animé par le jeu.

Les servantes pouvaient le voir par lesfenêtres de la cuisine, et ses parents, de même, par les baiesvitrées de la véranda. Et ainsi, petit à petit, imperceptiblement,suivant chaque fois de quelques pas la pomme de terre lancée etrapportée, il avançait tout doucement dans le jardin crépusculairejusqu’au moment où il fut hors de vue. Alors, brusquement, de toutela vitesse de ses jambes, il se mit à courir. Il passa en trombe lepetit pont du ruisseau, s’élança le long de la rive, piqua dans labrèche de la haie. Kaboul l’avait suivi, comme il faisaittoujours ; mais, devant ce passage insolite par une brèche, ilse rebiffa, arc-bouté des quatre pattes, et refusa d’aller plusloin.

« Kaboul !… Nom deDieu ! » rugit M. Triphon d’une voix sourde.

Au lieu d’obéir et de suivre son maître,Kaboul tout à coup se mit à aboyer d’une voix stridente.M. Triphon, terrifié, d’un bond regagna le jardin.

Il saisit des deux mains l’odieux cabot et leserra à l’étouffer. Il haletait de rage ; pour un peu ill’aurait tué. Replongeant dans la brèche, il courut quelques pas,lâcha son petit chien qui, heureusement, le suivit en frétillant dejoie.

Le soir était d’une splendeur idéale, un peufrais et figé, comme il arrive au printemps, mais d’une pureté etd’une sérénité incomparables, avec des teintes profondes d’un vertlumineux semé de pâles étoiles, comme si le ciel même devenait unchamp immense de couleurs printanières où frissonnaient doucementde blanches floraisons. Les rossignols chantaient dans le noir desjardins et les chauves-souris voletaient en silence, pareilles àdes ombres inquiètes.

M. Triphon courait… courait à perdrehaleine. Il fallait lutter de vitesse avec le temps, qui pressaitterriblement. Pourvu qu’il ne rencontrât personne, qui le forçât àralentir, à s’arrêter ! C’était une question de vie ou de mortpour lui. Mais, chance inespérée, personne.

La sueur lui coulait le long des joues, sesjambes se dérobaient sous lui, bientôt il n’en pourrait plus. Desailes pour aller plus vite, pour atteindre, frémissant de désir, ceque, peu d’heures auparavant, il voulait éviter à tout prix….

Toujours accompagné de Kaboul qui gambadait àses côtés, il arriva au chemin de terre, où les maisonnettess’estompaient vaguement sous le ciel encore limpide. Il s’arrêtaune seconde, pour reprendre haleine. Il haletait, il étaitruisselant. Il s’épongea avec son mouchoir. En son cœur battaitcomme un marteau. Ses joues brûlaient. Il passa devant la grange dupetit teilleur. Il s’étonna, s’inquiéta presque, de ne point l’ytrouver au travail. Qu’est-ce que cela signifiait ? Était-ceun mauvais présage ? Il s’arrêta encore, à fouiller du regard,l’oreille aux écoutes. Il se sentait ému et faible comme un enfant.Il en aurait pleuré. Ce ne fut qu’un instant. Il se ressaisit,poussa la grille du jardinet, suivit le petit sentier, s’arrêtadevant la porte et cogna doucement du doigt.

– Qui est là ? demanda-t-on aussitôt dudedans.

– Moi… monsieur Triphon, répondit-il d’unevoix sourde.

La porte vivement s’ouvrit et il entra. Devantlui, dans le petit couloir, se trouvait Lisatje.

– Comment va ?… Comment va ?…demanda-t-il tout de suite d’une voix entrecoupée.

– Oh ! très bien, très bien, monsieurTriphon. C’est un si joli bébé ! répondit Lisatjeattendrie.

Ses tempes bourdonnaient. Il avaitl’impression baroque qu’il devait y avoir chez lui quelque chose deridicule, il ne savait quoi. Il entra.

Marie était assise devant son coussin dedentellière et le père Neirynck et Maurice fumaient calmement leurpipe, assis de chaque côté de l’âtre éteint. M. Triphons’attendait de leur part à un accueil plutôt frais.

Des paroles dures de leur part lui eussentparu logiques et naturelles.

Mais rien de pareil n’arriva. Au contraire. Lejoli et frais visage de Marie rayonnait de bonheur et ses yeuxcaressants souriaient ; le père Neirynck et son filstouchèrent très poliment le bord de leur casquette et dirent à leurtour, l’un après l’autre :

– Bonsoir, monsieur Triphon. Que je vousfélicite !

M. Triphon n’en revenait pas. Est-cequ’il rêvait ? Il ne savait plus comment se tenir, de quelcôté se tourner. Cela frisait l’invraisemblable. On eût dit qu’ilavait accompli quelque acte glorieux. Un instant il se demanda sidécidément on se moquait de lui.

Mais non. D’un air soumis ils l’invitèrent às’asseoir, pendant que Lisatje allait voir s’il pouvait entrer dansla chambre de Sidonie. La mère Neirynck parut sur le seuil de lachambrette.

– Bonsoir, monsieur Triphon. Que je vousfélicite ! dit-elle, tout comme les autres.

Et, avec un geste discret :

– Voulez-vous venir voir ?

M. Triphon se leva. Ses jambestremblaient et un voile flottait devant ses yeux. A présent, sur lepoint de la revoir, il eût presque mieux aimé être loin. Ilredoutait l’inconnu derrière cette porte entr’ouverte et craignaitde ne pouvoir maîtriser son émotion. Machinalement, d’un pas desomnambule, il se dirigea vers la chambre. Il lui fallut baisser latête sous la voûte basse pour franchir le seuil. La mère fermadoucement la porte derrière lui. Kaboul, qui voulait aussi entrer,reçut la porte sur le nez et poussa un glapissement.

Une petite lampe à pétrole, posée sur unearmoire, éclairait faiblement la chambrette basse aux mursgrisâtres et au plafond sombre. Comme dans un rêve M. Triphonvit deux couchettes, avec un berceau entre elles.

Dans l’une, Sidonie était allongée sur le dos,très pâle, ses beaux cheveux sombres épars sur l’oreiller blanc. Acôté du berceau se tenait Lisatje, penchée et souriante, avec desyeux humides d’attendrissement.

M. Triphon ne voyait que Sidonie. Il laregardait, avec toute la tension de son esprit, comme s’il setrouvait en présence d’un prodige inconcevable. Remué jusqu’au plusprofond de son être, il était en proie à une sensation nouvelle etinconnue : une sorte de respect religieux devant l’émouvantmystère de la maternité.

Elle lui sourit très doucement et lui tenditune main pâle et amaigrie.

Il l’étreignit avec passion, y appuya seslèvres, éclata brusquement en larmes violentes. Elles coulaientcomme d’une fontaine : il pleurait comme un pauvre petitenfant, que les réalités de la vie accablent. Il disait des chosesincohérentes, noyées de remords et d’amour ; il tomba à genouxet demanda pardon pour tout le mal qu’il lui avait fait. Sidonie semit aussi à pleurer et gémir. Mais la mère intervint avecautorité : ces émotions ne valaient rien pour Sidonie. QueM. Triphon garde son calme et aille voir l’enfant dans sonberceau.

M. Triphon fut consterné. L’enfant !C’est vrai, il y avait un enfant. Il l’avait totalementoublié ! Les paroles de la mère Neirynck tombèrent sur luicomme une douche froide. Il se leva et s’approcha en hésitant,presque avec angoisse, du berceau, dont Lisatje bien doucementécartait les rideaux.

M. Triphon vit quelque chose : unefigure grosse comme le poing, d’un rouge violacé sous un minusculebonnet blanc, et qui faisait d’affreuses grimaces. La bouche,contractée de spasmes, laissait suinter des bulles baveuses, lesyeux étaient fermés avec effort, comme s’ils ne devaient jamaiss’ouvrir et deux menottes, pas plus grosses que des noix,semblaient se cramponner à quelque objet précieux et invisible,qu’elles s’obstinaient à ne pas lâcher.

– Petit Triphon… Petit Triphon…, répétaitLisatje d’une voix émue en caressant doucement les petitesjoues.

Puis se retournant vers M. Triphon, lesyeux brillants :

– N’est-ce pas que c’est un beau bébé,monsieur Triphon ? Le joli petit mignon ! Il vousressemble comme deux gouttes d’eau.

M. Triphon regardait, immobile, commefigé. Il trouvait l’enfant si hideux qu’il lui était impossibled’articuler un son. Est-ce que vraiment cela lui ressemblait, cettehorreur, ce monstre ? Il ne pouvait le croire, s’y refusait.Cette idée le révoltait. Il en était dégoûté et il en avait peur.Il jetait des regards anxieux autour de lui, comme s’il avait euenvie de prendre la fuite. Mais les femmes ne remarquaient rien deson effarement ; la mère était aussi attendrie que safille ; et Lisatje prit l’enfant dans son berceau et leprésenta à M. Triphon, pour qu’il le tînt un instant dans sesbras. Il n’osa refuser. Ses mains tremblaient en le tenant et, sansle regarder, à bout de bras, il alla le porter à Sidonie, qui lecoucha sur son cœur, comme un trésor inestimable, et lui dit deschoses que seule une mère sait dire.

M. Triphon pensa soudain au temps quipressait. D’un geste nerveux, il tira sa montre et constata aveceffroi qu’il était près de neuf heures.

Il lui fallait partir au plus vite ; onle chercherait à la maison ; on ne comprendrait pas ce qu’ilétait devenu. Une ombre de tristesse passa sur le visage deSidonie.

– Déjà…, gémit-elle.

– Il faut, il faut ! répondit-il avecabattement.

– Est-ce que vous reviendrezbientôt ?

– Aussitôt que j’en aurai l’occasion.

Il se pencha sur elle et l’embrassatendrement.

– Et votre enfant, vous ne lui donnez pasaussi un baiser…, dit-elle.

Miséricorde ! Cet enfant ! Ill’avait encore oublié ! Elle le tendit vers lui à bout debras ; et lui réapparut, cette fois tout près, l’horriblepetite figure grimaçante, avec cette peau qui semblait cuite,ratatinée, écorchée, ces yeux spasmodiquement fermés, cette bouchebaveuse qui soufflait des bulles. Comment était-il possible de direque cela ressemblait à un être humain et à lui, surtout ! Cesfemmes étaient folles, avec leurs ressemblances ! Il tenditses lèvres frémissantes vers l’enfant et lui donna un baiser, lesyeux clos, pour ne pas voir.

– On dirait que vous en avez peur, ricana lamère Neirynck.

Il eut une surprise. La peau tendre del’enfant, sous ses lèvres, était d’une douceur si duvetée, siveloutée qu’il ne put maîtriser une émotion soudaine et profonde.Il aurait voulu l’embrasser encore et encore, mais une fausse hontele retint. Il en avait les larmes aux yeux. Il pressa longuement lamain de Sidonie ; il reviendrait au plus vite, c’était promis,et elle, de son côté, lui promettait de ne commettre aucuneimprudence. Puis il s’arracha à son étreinte.

Dans la cuisine l’attendait une autresurprise. Ivo, le petit teilleur, était là, tout saupoudré depoussière de lin et souriant dans sa barbe blonde, comme s’iléprouvait une grande joie intérieure. A sa vue, M. Triphonprit peur ; mais toute la famille s’empressa de le rassurer.Ivo ne dirait rien, M. Triphon pouvait y compter. Le petitbonhomme s’approcha de lui, la main tendue et, à son tour, avec unlarge sourire de bonheur, il lui dit : « Que je vousfélicite ! »

M. Triphon n’en revenait pas.Qu’avaient-ils donc tous à le féliciter comme pour une actiond’éclat ? Il ne savait plus que répondre et restait là,interdit, un ricanement bête sur les lèvres. Alors il ouvrit sonporte-monnaie et régala avec largesse. C’était là, somme toute, cequ’ils semblaient attendre de lui. Visages épanouis, ils lereconduisirent jusqu’à la porte avec force remerciements. Kaboul seglissa comme une anguille entre les jambes et se mit à fureter à larecherche de son ami, le chat. Avec une menace sourde,M. Triphon le rappela immédiatement auprès de lui.

La nuit printanière s’était assombrie, quoiquelimpide encore de lumière dorée et verdâtre dans le ciel àl’occident. La terre semblait déjà dormir, mais le firmament vivaitet scintillait. A la tour de l’église, neuf coups tintèrent ;et aussitôt après l’horloge, la cloche, mélancolique, sonore etlente fit entendre le couvre-feu de chaque soir.

D’autres cloches, dans les villagesenvironnants, répondirent, chacune avec le son qui lui était propreet qu’on reconnaissait de loin. Puis retomba le grand silence.M. Triphon rentrait en courant à toutes jambes. Pour laseconde fois, il eut la chance de ne rencontrer personne. Lesbruits vagues et solitaires du village semblaient plutôt s’éloignerde lui. Il n’entendait que l’aboi rauque des vieux chiens de gardedans les fermes et le chant intermittent des rossignols dans lenoir des jardins. L’air était d’une immobilité absolue et presqueangoissante. Du sol montait l’odeur des sèves printanières.

Hors d’haleine, M. Triphon se retrouva àla haie, repassa par la brèche, avec Kaboul dans ses bras.L’instant d’après il arrivait en vue de la maison où les lampesétaient allumées. Il fit comme s’il n’avait pas cessé un instant dejouer avec Kaboul. Il lui lançait des objets à rapporter et lepetit chien courait comme une boule, en jappant avec frénésie. Aubruit qu’il faisait, le visage anguleux de Sefietje parut derrièreune des fenêtres éclairées. C’était précisément ce que voulaitM. Triphon. Il s’amusa encore quelques instants dansl’obscurité avec son chien, puis rentra à la maison.

– Je croyais que vous n’alliez plus revenir,dit Sefietje en lui jetant un coup d’œil à la dérobée.

– Oh ! il n’est pas tard, réponditM. Triphon d’un ton indifférent et naturel.

Sefietje, occupée à ranger sa vaisselle, nedit plus rien. M. Triphon la regarda de côté, d’un œilscrutateur. Elle avait les pommettes rouges et les traits un peutirés. L’expression de son visage ne lui plaisait guère. Ellesoupçonne quelque chose, se dit-il. Haletant, les pattes écartées,Kaboul s’était couché de tout son long sur le parquet ; àl’étage, on entendait le va-et-vient agité d’Eleken dans leschambres.

M. Triphon ne savait plus trop que faire.Il était encore sous le coup des émotions violentes et rapides parlesquelles il venait de passer.

Violemment, à contre-cœur, il rentra dans lasalle à manger, où ses parents achevaient leur soirée.M. de Beule, enfoncé dans son fauteuil, ronflaitbruyamment, un journal déplié sur ses genoux. A l’entrée de sonfils, il ouvrit un œil hostile et son visage se renfrogna.Mme de Beule, ses lunettes sur le nez, lisait l’autrefeuille du journal. Elle leva son bon regard versM. Triphon :

– Où as-tu été, mon garçon ?

– Un peu dans le jardin avec Kaboul, réponditM. Triphon.

– Il doit faire plutôt frais, dit encoreMme de Beule.

Assez bizarre, se dit M. Triphon,d’entendre émettre une opinion sur le temps par une personne quin’avait pas mis le nez dehors. Mais il accorda néanmoins qu’ilfaisait plutôt frais, quoique délicieusement beau. La conversationtomba. M. de Beule ne s’y était pas mêlé. Il prit lejournal sur ses genoux et se remit à lire. Mme de Beule,assurant de nouveau ses lunettes, fit de même.

– Et toi ? Tu ne lis pas encore unpeu ? demanda-t-elle à son fils.

– Oui, un peu.

Il prit sur une étagère le volume qu’il avaitcommencé. Cela avait pour titre : Le Secret de l’Enfanttrouvé. Il lut, machinalement, l’esprit ailleurs. « Ilsne savent rien encore », pensa-t-il, « mais demain, ouaprès-demain, ils sauront tout ; et alors…. » Un regardde sa mère le replongea dans le livre ; il lut :

Raoul s’empressa de courir au rendez-vous.Comme il arrivait dans la clairière, le garde-chasse, dissimuléderrière le tronc d’un chêne séculaire, parut et s’avançamystérieusement vers lui. Raoul fronça les sourcils et prit un airhautain. Il n’aimait pas ce manant aux allures sournoises etcauteleuses. Il se méfiait de lui. Toutefois, présumant qu’ilpourrait avoir besoin de ses services, il fouilla dans sa poche ety prit sa bourse, prêt à la lui jeter avec dédain. Le rustre ôta sacasquette galonnée et, saluant très bas, il dit :

– Je suis chargé d’une missive pourM. le vicomte.

– Ah ! fit Raoul sur un tonglacial.

M. Triphon leva les yeux d’un air ennuyé.Ce roman, quel intérêt ça pouvait-il avoir ? Son roman à lui,roman vécu, était autrement empoignant et tragique !M. de Beule tout doucement s’était remis à ronfler, avecun ronflement plus fort de temps en temps, qui le réveillait ;sa femme commençait à dodeliner de la tête, en exhalant parfois unprofond soupir. M. Triphon en avait assez. Il ferma son livreet se leva.

– Tu vas te coucher ? demandaMme de Beule d’une voix pâteuse.

– Oui, maman.

– Nous montons aussi ? proposa-t-elle àson mari qui somnolait.

Il ramassa son journal et grommela quelquechose qui semblait être une réponse affirmative.

– Bonsoir, papa, dit M. Triphon d’unevoix mate.

– H’m, grogna M. de Beule avec unerépugnance marquée.

– Bonsoir, maman.

– Bonsoir, Triphon.

Et il quitta la salle. C’était ainsi chaquesoir, depuis l’histoire avec Sidonie : de la part de son père,à peine un grognement en guise de bonjour ou bonsoir et, pendant lereste du jour, pas un mot ni un regard. De la part de sa mère, quisouffrait de cette hostilité sourde, tenace, vindicative, toute labonté, toute l’amabilité qu’elle osait lui témoigner sans tropoffusquer son mari, avec l’espoir lointain et vague que, peut-être,quelque jour, la réconciliation viendrait.

M. Triphon se sentait tout à faitdéprimé, accablé. Il pressentait l’orage qui allait infailliblements’amonceler sur sa tête. Il ne doutait pas qu’une explosionnouvelle ne fût imminente. Et alors ? Et ensuite ?Renvoyé de la maison, sans moyens d’existence, à vau leschemins ? Il ne savait. Tout était possible et il craignait lepis. Tout était sombre, triste, incertain. L’avenir devant lui sedressait sous l’apparence d’un mur noir. Découragé, il sedéshabilla et se mit au lit.

Il entendit son père et sa mère monterpesamment l’escalier. M. de Beule parlait d’une voixchagrine de la besogne du lendemain ; et elle lui répondait enquelques mots vagues, sans signification. Peu après, il entenditmonter Sefietje et Eleken. Sefietje toussait nerveusement, ce qui,chez elle, de même que les pommettes rouges, était toujours unsigne d’agitation intérieure ; et les jupes de la femme dechambre avaient un bruissement de fuite précipitée. La chambre oùelles couchaient l’une et l’autre se trouvait au-dessus de celle deM. Triphon ; pendant très longtemps, il perçut une rumeurassourdie de conversation ininterrompue. Sans aucun doute, se ditM. Triphon, elles savent… tout au moins ont vent de quelquechose….

Enfin il s’endormit, mais d’un sommeilinquiet, peuplé de cauchemars angoissants. En rêve il revoyaitSidonie dans son lit et elle était si pâle et si douce et sitriste, avec ses beaux cheveux noirs épars autour d’elle sur lablancheur de l’oreiller. N’eût-on pas dit une morte… une belle etbonne et tendre morte… morte pour lui et par sa faute !

Oh ! le désespoir et le remordsmartyrisaient son cœur si vivement ! Il était un assassin, unmisérable ! Lui seul l’avait tuée !… Et pourtant non,elle n’était point morte : elle souriait avec tendresse ettendait vers lui, avec une sorte de ferveur enthousiasmée, un toutpetit être qu’elle lui disait de caresser et d’embrasser. Et cetattouchement, qui lui inspirait d’abord une invincible répugnance,était de nouveau d’une telle douceur veloutée, que dans son rêve ilmurmurait des paroles d’amour et qu’il étendait passionnément lesbras, pour toucher et sentir encore. Cela dura ainsi quelquessecondes de pure félicité. Puis, brusquement, il se voyait enprésence de ses parents. Son père était pourpre de colère etl’insultait et le menaçait. Sa mère pleurait….

D’un geste comminatoire et sans pardon,M. de Beule lui montrait la porte ; et, du coup, ilse trouvait quelque part en plein champ, dans le noir, à peine vêtuet la faim au ventre, sans un sou dans sa poche. Et, comme il nesavait que faire ni où aller, il entendait soudain un rireméprisant et moqueur ; il se trouvait dans la « fosse auxhuiliers », au milieu du vacarme rebondissant des pilons. Tousles ouvriers étaient à leur place habituelle. Berzeel avait un œilpoché, dans un visage tuméfié ; Pierken lisait avec uneconcentration farouche sa petite feuille socialiste ; la joued’Ollewaert se bossuait d’une énorme chique ; Feelken jetaitson « Fikandouss » ; Léo poussait son terrible« Oooo… uuuu… iiii…. » ; Bruun épiait par une porteentr’ouverte ; Free s’approchait de Miel avec un sourirenarquois et lui lançait en pleine figure un « espèce deveau ! » auquel Miel répondait d’un air idiot que c’étaitlui Free, le veau.

De nouveau la scène changeait comme parenchantement, et à toute vitesse il courait vers la chaumière dupère Neirynck et y entrait en coup de vent. Toute la famille étaitrassemblée autour de lui, attendant avec angoisse sesparoles ; et il leur criait ce qu’il avait à leur dire, avecdureté et colère ; cela ne pouvait durer ainsi, tout étaitfini, jamais plus il ne remettrait les pieds chez eux. Ilspâlissaient, leurs yeux s’écarquillaient d’horreur ; Sidonieserrait en pleurant son enfant contre son cœur ; Lisatje etMarie se lamentaient ; la mère ouvrait la bouche comme pourcrier et n’articulait aucun son ; le père et Maurices’affaissaient sur leurs chaises et le bon sourire du petitteilleur, qui était là aussi, se changeait en un rictus desouffrance et de déception. Il parlait ainsi et, ayant fini, ils’en allait sans un mot de regret ni un regard de consolation, leslaissant tous dans une consternation profonde. Mais à peine seretrouvait-il seul dans la nuit, qu’il criait tout haut son remordset sa douleur ; et il rentrait chez eux, il éclatait ensanglots, il embrassait Sidonie et les tendres joues du petit être,il suppliait qu’elle lui pardonnât et jurait que jamais il ne laquitterait, jamais, tant qu’il aurait un souffle de vie etquoiqu’il arrivât.

Avec un cri perçant il s’éveilla. Il ouvritles yeux et vit avec terreur une forme blanche, spectrale, à côtéde son lit.

– Maman ! Est-ce vous ?s’écria-t-il.

– Oui, c’est moi, répondit, très inquiète,Mme de Beule. Qu’est-ce qui se passe, mon garçon ?Qu’as-tu ? Pourquoi as-tu crié si fort ?

– Est-ce que j’ai crié ? demanda-t-ilavec un tremblement.

– Oh ! horriblement ! Je suisétonnée que papa ne l’ait pas entendu.

Les doigts tremblants, elle alluma sa bougieet le regarda. Il avait le visage baigné de larmes.

– Tu as pleuré ! dit-elle, émue.

Il eut un geste de désespoir. La réalité de cequ’il avait rêvé le reprit avec une violence irrésistible et seslarmes coulèrent encore.

– Qu’as-tu ? Qu’as-tu ?demanda-t-elle, angoissée.

– Je voudrais être mort !sanglota-t-il.

– Pourquoi ? Pour qui ?demanda-t-elle d’une voix sourde.

Il ne répondit pas ; il sanglotait dansson mouchoir.

– Est-ce pour… pour cette fille perdue ?dit-elle avec dégoût.

– Ce n’est pas une fille perdue, répondit-ilen hochant la tête.

Mme de Beule serra les lèvres,droite, raidie, muette de désespoir.

– Mais, Triphon…, mais, Triphon !dit-elle enfin. Tu ne vas plus penser à cette malheureusehistoire ! Une femme qui a roulé avec tout le monde !

– Ça n’est pas vrai !… C’est une honnêtefille ! cria-t-il tout haut, avec véhémence.

– Sst, sst… Papa pourrait entendre, ditMme de Beule terrifiée.

Et, d’une voix plus douce, mais que ledésespoir et la douleur faisaient trembler :

– Tu ne songes tout de même pas àl’épouser !

– Je voudrais l’épouser, affirma-t-il d’un airsombre.

Mme de Beule leva les mains au cielet les larmes roulèrent sur ses joues.

– Oh ! mon garçon, mon garçon,gémit-elle. J’aimerais mieux te voir porter en terre.

Il ne répliqua pas, buté, farouche, toujourssombre.

– Promets-moi que tu ne le feras pas,Triphon.

– Je ne promets rien et je vous dis que je nel’abandonnerai pas.

– Il n’est pas question que tu l’abandonnes,reprit Mme de Beule, faible et conciliante, mais nel’épouse pas, je t’en supplie, ne l’épouse pas.

Il ne dit rien. Le silence était pénible.

– Promets-le moi, veux-tu ?insista-t-elle en soupirant.

Il fit un effort violent sur lui-même etrépondit enfin, d’un ton hargneux :

– Comment voudriez-vous que je l’épouse ?Je ne possède rien !

Elle le remercia avec effusion ; elle luiprit les deux mains et les serra convulsivement, comme s’il venaitde dire quelque chose d’immensément bon et consolant. De la chambreau-dessus, où dormaient Sefietje et Eleken, parvenait une vaguerumeur. Évidemment, les servantes s’étaient réveillées au bruit etelles entendaient.

– Taisons-nous, taisons-nous…, murmuraMme de Beule. Vite, mon garçon, rendors-toi. Touts’arrangera, tu verras.

Sur la pointe des pieds elle se glissa hors dela chambre, ferma la porte avec précaution, disparut sur le palier,qui craqua un instant.

Avec un profond soupir, M. Triphon remitla tête sur l’oreiller et s’endormit.

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