C’était ainsi…

Chapitre 15

 

Pendant la matinée, la fabrique n’avait pas« tourné ». A une heure, la machine fut remise en marcheet les pilons tonnèrent. Deux établis manquaient de servants :celui de Fikandouss et celui de Pierken.

A quatre heures, Pierken parut dans lafabrique, mais point pour y reprendre son travail. Il avait gardéses habits du dimanche mis pour l’enterrement, et venait dire adieuà ses camarades. Pierken quittait le village, sans esprit deretour, afin d’aller en ville se refaire une existence neuve. Leschefs socialistes lui avaient trouvé de l’ouvrage.

Victorine, qu’il allait bientôt épouser,l’accompagnait.

Les camarades ne disaient pas grand’chose. Ilsconsidéraient Pierken avec des regards fixes et étonnés. A sonégard, il n’y avait plus chez eux aucune animosité. On eût ditqu’il était déjà devenu un étranger à leurs yeux et ne faisait pluspartie de leur entourage. Tout de même, ils regrettaient sondépart.

– Plus tard, vous ferez tous comme moi, ditPierken.

Ils ne savaient. Ils étaient tristes, mornes,abattus. Ils voulaient dire des choses et ne trouvaient pas lesmots. Il leur serra la main à tous. Berzeel était assez ému et dansses quelques mots d’adieu il y eut un chevrotement. Ollewaert pinçaune larme, Free eut un sourire doux et triste, Miel, planté commeun piquet à côté de ses énormes meules qui lui frôlaient presque latête, semblait ne pas comprendre. Alors se présentèrentJustin-la-Craque et son aide Komèl. Sans rancune, Pierken leurtendit la main. Justin n’en revenait pas ; ce départ soudainet définitif de Pierken…. Il se frappait les cuisses et ouvrait degrands yeux blancs dans sa face noire. Komèl ne dit rien, mais sonlong nez rouge parlait pour lui.

Pierken partit…. Il y avait dans son attitudeet son allure on ne savait quelle fierté d’homme qui se connaîtsoi-même. Il semblait déjà appartenir à une autre sphère, plusélevée. Les camarades sentirent cette sorte de supériorité. Ils lesuivirent du regard aussi loin qu’ils purent, le virent traverserla cour, entrer dans la « fosse aux femmes », pour faire,là aussi, ses adieux.

Les pilons s’étaient remis à bondir après lerepos de quatre heures et les hommes, avares de paroles,accomplissaient machinalement leur travail. Pierken devait déjàêtre loin ; peut-être apercevait-il à l’horizon, par-dessus laverte campagne, les hautes tours grises de la ville.

A six heures vint Sefietje avec sa bouteille.Tous burent leurs deux gouttes qui parurent les ranimer un peu.Mais il n’y eut ni chant, ni rire, ni aucune parole superflue. Ilsdemeuraient pensifs et graves. Ils songeaient à Fikandouss, àPierken, à tout ce qui était passé….

Au dehors, le jour était devenu lourd etterne, et le crépuscule tendit, plus tôt que de coutume, des ombresgrises dans la « fosse » lugubre. Les pilons yrebondissaient comme des monstres captifs dans un antre ; lessilhouettes, les formes des hommes devenaient celles de gnomestourmentés. Bientôt la pluie tomba, douce, égale, monotone. L’étésplendide touchait à sa fin ; on sentait le premier frôlementdu frileux automne.

Un peu avant l’heure de la fermeture,M. de Beule passa, comme toujours précédé de son fidèleMuche. Il était gros et rouge et avait l’air furieux, mais il s’enalla sans rien dire. Du reste, les ouvriers ne s’inquiétaient plusdu tout de ce qu’il leur pouvait dire. Ils le voyaient avecindifférence. La crainte était morte. Après M. de Beulevint M. Triphon, accompagné de Kaboul. Ils n’avaient aucunressentiment contre M. Triphon. Sans malveillance, ils levirent passer.

La pluie tombait plus drue, en lourdes nappes.La terre buvait ; les arbres ruisselaient et les hommespensaient à Pierken, qui cheminait à présent solitaire vers sonavenir, et à Fikandouss, descendu pour toujours dans la fossehumide et sombre où tous devaient finir. Et dans l’incertitude deleur propre existence désormais, dans l’immense et vague tristessequi emplissait leur âme, le peu qu’ils avaient obtenu commeamélioration à leur sort avait maintenant un goût si dur, siamer.

En un long soupir d’épuisement, la machinerendit son dernier souffle de vapeur et, sous la pluie, dans lagrisaille du soir, la troupe en sabots reprit le chemin de sesmasures…

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