C’était ainsi…

Chapitre 5

 

L’hiver fut marqué par deux événementsd’importance à la fabrique. Le premier regardait Poeteken« l’huilier », le deuxième, M. Triphon.

Ce chétif, ce silencieux Poeteken, qui avaitla réputation de courtiser « La Blanche », mais vraimentsemblait par trop timide et insignifiant pour être pris au sérieux,s’il s’agissait des femmes et de l’amour ; ce Poeteken nul,infime, inapte et incapable, avait tout de même, en fin de compte,fait œuvre d’homme. Un soir, lorsque Sefietje vint faire sa rondehabituelle avec la bouteille, elle trouva la « fosse auxfemmes » en proie à la consternation la plus profonde et« La Blanche » pleurant à chaudes larmes.

– Qu’y a-t-il ? s’écria Sefietjeinterdite.

Aucune ne parut empressée de répondre. Lavieille Natse en pleurant leva les bras au ciel, comme pour direque, cette fois-ci, c’était la fin de tout. Lotje, Sidonie etVictorine restaient muettes, les joues brûlantes, la tête penchéesur leur ouvrage ; seule, Mietje Compostello déclara de savoix profonde et caverneuse que le monde était bien perverti etqu’on ne pouvait plus avoir confiance en personne. Enfin, l’uned’elles avoua : Poeteken, l’infâme hypocrite, que toutescroyaient l’innocence même, avait séduit « La Blanche »et « La Blanche » allait avoir un gosse.

– Eh bien, c’est du propre ! Eh bien,c’est du propre ! s’exclama Sefietje, étourdie destupéfaction.

« La Blanche » fut prise d’une crisede larmes, comme si tout entière elle allait fondre.

– Qui l’aurait jamais pensé ! Quil’aurait jamais pensé ! gémissait-elle.

– Mais, voyons, Zulma, s’écria Sefietje rouged’indignation et de honte, tu pouvais bien penser que ça finiraitmal, en te conduisant ainsi !

Toute sa vie, Sefietje était restée une viergeaustère et revêche ; la rupture de ses fiançailles avecBruteyn, jadis, l’avait aigrie pour toujours. Elle était l’ennemiede l’amour, l’ennemie de la reproduction et de tout ce qui s’yrapportait, de près ou de loin. A ses yeux, ce qui arrivait à« La Blanche » était une abomination. Elle en rejetait lafaute entièrement sur « La Blanche », parce que,déclarait-elle avec une rage haineuse et sourde, tous les hommessont des coquins ; il n’en existe peut-être pas cent dans lemonde entier qui ne chercheraient pas à tromper une femme, autantde fois qu’ils en ont l’occasion, ce que « La Blanche »savait aussi bien qu’elle-même.

– Est-ce qu’il parle au moins demariage ? demanda-t-elle sur un ton un peu moinsvindicatif.

« La Blanche » fut secouée d’unenouvelle crise.

– Il voudrait bien, mais sa mère s’y oppose,répondit-elle à travers ses sanglots.

Sefietje leva les bras au ciel.

– Alors vous êtes perdus tous les deux !annonça-t-elle. Jamais M. de Beule ne tolérera pareilscandale dans sa fabrique !

Brusquement, de gros sanglots s’entendirentderrière le dos de Sefietje.

Toutes les femmes se retournèrent et virentavec effroi et stupéfaction la belle Sidonie pleurant à chaudeslarmes. Elle était là, affaissée, comme sous le poids d’une douleureffrayante, soudaine, et les pleurs coulaient sur ses mainscrispées dans le tissu rugueux du sac qu’elle ravaudait.

– Mon Dieu ! Sidonie ! Qu’as-tudonc ? s’écriaient les femmes.

Sidonie semblait incapable de répondre. Ellegémissait et se tordait, comme en proie à une douleur physiquelancinante ; ses jolies épaules étaient secouées par deshoquets et elle se cachait la tête dans ses mains.

– Sidonie… t’est-il arrivé quelquechose ! demanda Lotje, compatissante.

Sans répondre, à travers ses sanglots et seshoquets, Sidonie fit oui de la tête.

– Tout de même pas comme… à Zulma ?insista Lotje avec des yeux de terreur.

Pour toute réponse les larmes de Sidonieredoublèrent.

– Oh ! s’écrièrent-elles toutes, le poingdevant la bouche.

Sidonie gémissait, se cramponnait.

– Et l’auteur ? demanda Lotje doucement,avec bonté.

Pas de réponse.

– Est-ce… M. Triphon ? demanda Lotjetout bas.

Sidonie fit un signe de tête affirmatif.

Immobiles, les yeux fixes, comme figéesd’effroi, les femmes se regardèrent. On eût dit qu’une aileinvisible et sombre venait de les effleurer. L’émotion de Sefietjefut si violente qu’elle en devint blême et dut s’asseoir pour nepas tomber. Mietje Compostello lui enleva bien vite des mains labouteille de genièvre, qui faillit rouler à terre.

Soudain toutes furent prises d’une véritableépouvante. Dans la cour, sous leurs fenêtres, venait de passer entrottinant d’un pas allègre, Muche, comme toujours suivi à courtedistance de M. de Beule. Le patron avait la face gonfléeet cramoisie, comme s’il venait de « partir » et s’il sepréparait à recommencer. Les femmes étouffèrent un cri d’angoisseet Sefietje tomba en syncope. La porte s’ouvrit et l’odieux cabotentra avec son maître.

– Qu’est-ce que c’est ? Que se passe-t-ilici ? demanda M. de Beule, fronçant le sourcil d’unair sévère.

– C’est Sefietje, Monsieur, qui a une syncope,répondit Lotje, les joues en feu.

M. de Beule, avec ses apparencesd’homme rude, vigoureux et dur, était complètement désemparé enprésence de maux auxquels il n’était pas sujet lui-même ;c’était le cas avec Sefietje.

– Sapristi ! Sapristi ! répétait-iltout ahuri et ne sachant quelle attitude prendre. Sapristi !Qu’allons-nous faire ?

– Vite, Victorine, vite, va chercher un verred’eau ! dit Lotje, rassurée parce que M. de Beulen’en demandait pas d’avantage.

Victorine s’empressa et Sefietje, ouvrantfaiblement les yeux, revint à elle peu à peu.

– Mon Dieu ! Mon Dieu !soupira-t-elle.

Mais elle eut une terreur folle lorsqu’ellevit son maître devant elle ; ses yeux se refermèrent et satête retomba en arrière.

– Sefie ! Sefie ! Tu ne peuxpas !… s’écria Lotje comme si la vieille servante le faisaitexprès.

Bouleversé, M. de Beule ne savaitplus à quel saint se vouer. On eût dit qu’il avait peur deSefietje.

– Il faut la faire tenir tranquille, bientranquille, bégaya-t-il.

Et, tout inquiet, il prit la porte, pendantque Victorine revenait à pas précipités avec une gamelle d’eau.Sefietje reprit ses sens. Elle but une gorgée d’eau fraîche etregarda autour d’elle d’un air égaré.

– Ça va mieux, Sefietje ? demanda Lotjed’une voix douce.

Sefietje fit un signe de tête affirmatif. Oui,cela allait un petit peu mieux. M. de Beule la regardaencore un instant avec des yeux pleins d’inquiétude, puis il partitsur la pointe du pied en fermant avec précaution la porte derrièrelui.

Juste devant les fenêtres, il rencontraM. Triphon avec Kaboul, et les femmes, à peine délivrées,éprouvèrent de nouveau une terrible angoisse.

Sans savoir pourquoi, elles s’attendaient àune scène épouvantable entre le père et le fils, là devant elles.Il n’en fut rien, heureusement. M. de Beule, faisant dela main un geste dans la direction de la « fosse auxfemmes », parut dire quelque chose à M. Triphon, qui, àson tour, regarda d’un air alarmé du côté de l’atelier. Sans douteM. de Beule l’avertissait-il de n’y pas entrer en cemoment. Le père et le fils restèrent là un instant immobiles,pendant que les deux chiens s’entreflairaient comme des étrangers.Puis chacun s’en fut de son côté.

Alors, dans leur « fosse », lesfemmes purent respirer.

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