C’était ainsi…

Chapitre 1

 

Ce fut au cours de cet été-là que lescampagnes, à l’abri jusque-là du trouble et du mécontentement,furent gagnées par la fermentation qui depuis longtemps travaillaitles grandes villes.

Des grèves très sérieuses avaient éclaté dansplusieurs grands centres industriels ; on avait vu descortèges inquiétants, où des milliers de chômeurs exhibaient desdrapeaux rouges et des pancartes portant cette menace :« Du pain ou la mort !… Du pain ou la mort !… »Les mots terribles et vengeurs retentissaient partout comme un cride guerre et des combats furieux s’étaient livrés dans les rues, oùla police et la troupe n’avaient pas toujours eu le dessus. Onavait ramassé des morts ; de nombreux blessés se tenaientcachés. Après quelques jours d’angoisse l’agitation s’était calmée,mais l’avenir demeurait sombre, gros de menaces et de funesteaugure aux approches de l’hiver.

Pierken suivait dans son petit journal cesévénements palpitants et ne se laissait pas d’en faire part à sescamarades de la fabrique.

N’étaient-ils pas à plaindre, eux aussi ?N’avaient-ils pas des droits à faire valoir, eux aussi, des droitsà un sort meilleur, comme leurs camarades des grandes villes ?Pierken en était convaincu ; l’heure avait sonné, selon lui,de s’en ouvrir à leur patron.

Mais comment s’y prendre et que luidemander ? Pierken hésitait, et les autres ouvriers n’étaientpas en état de l’aider de leurs conseils.

Tous, certes, avaient le sentiment obscurd’une injustice sociale que leur classe subissait depuis dessiècles ; mais comment exprimer, traduire cela dans lefait ? Qu’allaient-ils demander, ou exiger, pour améliorerleur triste sort ? Et qu’allait direM. de Beule ?

Qu’allaient-ils faire, siM. de Beule, comme il fallait sûrement s’y attendre,répondait par un refus catégorique et indigné ?

Ils ne savaient… Le problème leur apparaissaittrop dangereux, trop compliqué, au-dessus de leurs forces. Un appuileur manquait. D’instinct, ils le sentaient : il leur manquaitune centrale, un groupement puissant, une solide organisation,comme il en existait dans les grandes villes industrielles.Affronter la lutte ainsi, c’était d’avance la défaite ; ilsentendaient déjà la voix impérieuse et méprisante deM. de Beule leur jeter : « Vraiment, vousn’êtes pas contents, mes gaillards ; vous exigez un meilleursalaire ! Eh bien ! allez le chercher ailleurs. Ce n’estpas moi qui vous retiens ; j’en prendrai d’autres à votreplace ! » Voilà ce que répondraitM. de Beule ; et malheureusement, l’événement luidonnerait raison. Parmi la population ouvrière du village, pauvreet asservie, il trouverait d’autres victimes qui, pour un salairede famine, viendraient occuper la place qu’eux auraientdésertée.

– Ce serait Fikandouss-Fikandouss, ditFeelken.

Léo fit entendre un « Oooo… uuuu…iiii » pessimiste, et les autres haussèrent les épaules avecun sourire désenchanté, comme devant une chimère totalementirréalisable.

– Pour moi, la seule chose que je demande,c’est quatre gouttes par jour au lieu de deux, dit Ollewaert.

– Bravo, et moi aussi ! dit Berzeel.

– Et moi donc ! répéta Free comme unécho, les yeux brillants.

– Comment pouvez-vous !… s’écria Pierkenindigné.

Une aussi pitoyable conception de leurs droitsle navrait profondément.

Il désespérait de jamais rien obtenir d’eux,lorsqu’un beau matin, son petit quotidien vint lui apporterconsolation et réconfort, en publiant un article dont la lectureréveilla tous ses espoirs déçus et le transporta de joie.

Dans son journal, on imprimait en premièrepage qu’on allait s’occuper aussi du prolétaire des campagnes, lesoustraire, avec l’ouvrier des villes, à l’exploitation scandaleusede ses tyrans séculaires. Un article pathétique, signé« Paysan », dépeignait sous des couleurs sombres etdouloureuses les survivances presque moyenâgeuses que l’onretrouvait partout chez les ruraux et réclamait d’urgence, avecénergie, un changement radical. L’article était sérieux, avecquelques erreurs, par-ci par-là, comme il arrive d’ordinaire auxgens de la ville traitant des choses paysannes ; mais dans sonensemble il faisait une impression très forte. Il retentitprofondément, comme un long cri de détresse, dans l’âme desouvriers, pendant que Pierken leur en faisait à haute voix lalecture. Oui, telle était bien leur misérable existence. Tout pourles riches, qui ne produisaient rien ; rien, ou quasiment rienpour les pauvres, qui accomplissaient du matin au soir, tous lesjours, tout au long de leur existence, une besogne d’esclaves. Unegrande tristesse silencieuse s’emparait d’eux. Dans ces mots quivous empoignaient, cet homme, ce « Paysan » avait mis làce qu’ils sentaient depuis toujours, sans pouvoir l’exprimer.Feelken n’avait plus aucune envie de traiter la chose en farce,avec son habituel « Fikandouss-Fikandouss », et Léo nesongeait pas en ce moment à pousser son effarant « Oooo… uuu…iii… ». Et l’émotion avait gagné les femmes : Natsepleurait, Lotje levait les bras au ciel et Mietje Compostello ellemême semblait douter que le Petit Homme de Là-Haut eût arrangé leschoses telles qu’elles se passaient sur terre. « LaBlanche », Sidonie et Victorine étaient les moinsbouleversées. Elles ne sentaient pas aussi vivement l’injusticeséculaire. Elles étaient trop jeunes. La jolie Sidonie avait leregard perdu devant elle, comme si elle songeait à autre chose, etVictorine, de ses lèvres humides, buvait les paroles dePierken ; elle l’admirait sans pénétrer le sens des mots,bercée par le talent du lecteur. L’article se terminait par unelongue liste des villages où les socialistes de la ville seproposaient d’organiser des réunions ; et sur cette liste leleur figurait.

– J’y serai, à cette réunion, et j’espère quevous, vous y viendrez aussi ! dit Pierken avec une hardiessepresque provocante.

Il y eut un flottement.

– Le patron nous fera valser, si on y va,insinua Ollewaert.

– N’importe ; ça ne m’empêchera pas d’yaller, affirma Pierken.

– Ni moi non plus ! clama tout à coupFikandouss-Fikandouss, au milieu de l’étonnement des copains.

Éclat de rire général et bref. Qu’avait-ildonc, ce loustic de Fikandouss-Fikandouss, à prendre brusquementune décision pareille ! Mais Fikandouss, lui, ne riaitnullement. Il ne plaisantait pas, il était tout à coup devenu trèssérieux, très grave, sourcils froncés, lèvres pincées. Il répétaavec énergie qu’il irait… qu’il irait… et devant la remarqueironique de Léo que ce serait alors pour lui« Fikandouss-Fikandouss », il ne broncha pas ; sansun mot, il regarda son camarade, les yeux fixes, presque durs.

D’ailleurs, Léo y viendrait, lui aussi. Il enprit la résolution à brûle-pourpoint, d’un ton calme etferme ; Free, par contre, ne savait trop ce qu’il ferait. Ilvoulait d’abord en parler à sa femme. Poeteken hésitait de même.Lui, c’était sa mère qu’il lui fallait consulter.

Quant à Berzeel, il hochait la tête ; pasbesoin de s’emballer, tout cela n’en valait pas la peine. Du reste,il lui serait bien difficile d’y venir, vu qu’il passait tous sesdimanches à son village.

Les autres ricanaient. Oui, on lesconnaissait, ces expéditions de Berzeel, au bout de chaque semaine.Il y avait encore été, samedi dernier, et n’avait reparu à lafabrique que le mardi matin, méconnaissable, le visage boursouflé,tuméfié, témoignage de l’alcool lampé et des gnons reçus. Il enportait encore la marque au-dessus de l’arcade sourcilière, commeune grosse chenille noire de sang coagulé.

Méprisant, Pierken haussa les épaules :avec son ivrogne de frère, il n’y aurait jamais rien àentreprendre. Il se tourna vers Bruun, le chauffeur, et son filsMiel, ainsi que vers Siesken, et demanda :

– Et vous autres, vous irez ?

– Non… non… je n’irai pas, et Miel nonplus ! répondit Bruun d’un ton haineux et agressif.

Et il donna ses motifs :

– Je n’ai pas envie de valser pour le plaisird’entendre débiter des blagues.

Miel ne dit rien ; il n’osait pascontredire son père, et ne semblait du reste pas bien comprendre cequ’on attendait de lui. De ses petits yeux idiots il regardaitPierken et hochait la tête. Pierken n’insista pas et se tourna versSiesken et Pee, le meunier.

Siesken le prit sur un ton de bonneplaisanterie.

– Est-ce qu’on nous paiera la goutte au moins,à ce fameux meeting ? demanda-t-il, avec un sourire béat sursa face poupine.

– Les socialistes sont ennemis de l’alcool,répondit Pierken d’un air grave.

Pee ne savait trop s’il irait. Il en avaitbien envie ; mais, comme Bruun, il craignait la colère deM. de Beule. Il se tenait droit et raide comme unbonhomme de neige sous la couche de farine qui le couvrait despieds à la tête ; et, de ses lèvres rasées coulait un filet desalive brune sur son menton plâtreux. Il retourna sa chique d’untour de langue et cracha au loin. Pierken comprit qu’on ne pouvaitcompter sur lui. Présents, les deux charretiers vinrent se mêleraux passionnants colloques. Pol, tête baissée et bajoues gonflées,comme une brute sombre, écoutait sans rien dire. Il étaitivre-mort, avec des yeux aqueux et presque vides. Il fit un grandgeste en écartant les bras et s’en alla sans avoir proféré un son.Sans doute, sa langue était figée. Guustje, au contraire, ne pritpas la chose au sérieux et se mit à rire.

– On ferait mieux de nous donner à chacun unpoulet froid avec de la salade, dit-il.

Et il partit en se tordant, joyeux commetoujours de cette plaisanterie inlassablement servie.

Justin-la-Craque et son aide Komèl parurent àleur tour. Ils étaient déjà au courant de l’événement : toutle village, prétendait Justin, était en effervescence. La réuniondevait avoir lieu dans quinze jours au Shako Rapiécé, uncabaret fort mal famé, où se rencontraient d’habitude les escarpeset les braconniers des environs. Le curé parlerait en chaire pourdissuader les gens d’y aller et le bourgmestre interdirait lemeeting. Les socialistes chanteraient des chansons obscènes etdiraient des gros mots. A coup sûr, on s’y battrait. Justin étaitextrêmement animé par ses mensonges et assez fortement éméché.

Il grinçait des dents et sacrait en syllabesvagues et sourdes. Komèl, derrière son dos, ricanait en silence, etson gros nez rouge bougeait dans son visage de suie comme un bec dedindon amusé.

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