C’était ainsi…

Chapitre 9

 

Un silence inaccoutumé, pendant plusieursjours, s’appesantit sur la fabrique….

Depuis l’événement comme un voile invisiblesemblait s’étendre sur les êtres et les choses. Les visages avaientune expression grave et concentrée ; plus aucun éclat degaîté. On eût dit que tout cédait à l’unique préoccupation dutravail ; et les poulies ronflaient, les meules tournaient,les pilons rebondissaient, du matin au soir, sans que la moindrevariation vînt apporter d’autres impressions, d’autres idées.

De même, dans la « fosse auxfemmes » régnaient oppression et découragement.

C’était comme s’il y avait eu, on ne savait oùdans l’atelier, une morte qui avait emporté toute animation, toutejoie de vivre. Les femmes restaient penchées sur leur ouvrage, sansplus chanter ; lorsqu’elles devisaient encore, c’était à voixbasse, avec des regards apeurés, comme si elles racontaient deschoses qu’il valait mieux ne pas entendre. Ce qu’elles disaientétait d’ailleurs dénué d’intérêt, des allusions vagues, desbanalités. Elles terminaient d’habitude par une réflexion quipouvait s’appliquer à tout et à rien : le monde était« une drôle de paroisse » et on n’était jamais sûr laveille de ce qui vous attendait le lendemain. Surtout la jeunefille qui avait remplacé Sidonie se sentait mal à l’aise dans cemilieu. On eût dit qu’en prenant sa place, elle avait pris une partde la faute de celle qui l’avait précédée. C’était une enfant auxcheveux blonds et aux joues roses, toute fraîche venue de lanature, maintenant emprisonnée dans la fabrique sombre comme unoiseau dans une cage. Elle s’appelait Liezeken.Mme de Beule, très sévère, lui avait notifié que, souspeine de renvoi immédiat, elle ne devait avoir les moindresrapports avec les ouvriers ; cette menace la rendait sitimide, si craintive, qu’elle n’osait même regarder les« huiliers » et moins encore M. Triphon, dont ellesavait l’aventure avec la belle Sidonie, sans queMme de Beule lui en eût rien dit. Quant à « LaBlanche », elle était plutôt réconfortée. Poeteken avait finipar vaincre l’opposition de sa mère et le mariage aurait lieu aucommencement de janvier.

M. Triphon, lui, était loin de se sentirà l’aise. Durant les premiers jours on l’avait à peine aperçu à lafabrique. Il se promenait beaucoup dans le jardin, avec Kaboul, àqui il faisait faire des tours. Si quelqu’un le surprenait à ce jeuinnocent, aussitôt il cessait et s’en allait un peu plus loin. Ilessayait autant que possible d’éviter son père ; en réalité,il ne le voyait qu’aux repas, qui étaient lugubres de silencehaineux et concentré. M. de Beule, chargé de rancune,mettait une obstination farouche à ne pas adresser la parole à sonfils. S’il avait besoin de lui communiquer telle chose concernantles affaires, il le faisait par l’intermédiaire de sa femme ou deSefietje, et même par des billets crayonnés, brefs comme desordres, qu’il épinglait sur son pupitre. Et toute sa conversation,pour autant qu’il parlât, était semée d’allusions désobligeantes etfielleuses, qui ne visaient personne, paraît-il, mais, en réalité,étaient dirigées uniquement contre son fils.

L’heure la plus pénible était celle où l’onmontait se coucher. M. Triphon essayait toujours de s’en tireren profitant de la présence d’un tiers, Sefietje ou Eleken, poursouhaiter bonne nuit. Il se levait alors avec hésitation, disait« bonsoir papa, bonsoir maman » et se dirigeait vers laporte. La bonne Mme de Beule répondait toujours d’un tonaimable, quoique peu enjoué, « bonne nuit, Triphon »,mais M. de Beule, sans lever les yeux de son journal, secontentait d’un grognement indistinct, ou même ne répondait pas,lorsque son humeur était par trop massacrante. La rancunepersistait, sourde, invincible.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer