C’était ainsi…

Chapitre 14

 

Un soir qu’il était assis là, comme de coutumeà fumer sa pipe, auprès des dentellières, des pas lents résonnèrentau dehors, sur le dallage de briques le long du mur. Puis quelqu’unsecoua la neige de ses sabots et des doigts discrets frappèrentdoucement à la porte.

– Mon Dieu ! Qui ça peut-il être !s’écrièrent les jeunes filles inquiètes.

Bien sûr, ni le père, ni Maurice. Ce n’étaitpas encore leur heure et ils ne frappaient pas à la porte pourentrer.

– Continuez votre travail ; j’irai voir,dit la mère, elle-même troublée.

Elle alla vers la porte. Les bobines, uninstant arrêtées, recommençaient à tambouriner tout doucement.

– Qui est là ? cria-t-elle d’une voixaigre.

– C’est moi, Ivo, répondit du dehors une voixenjouée.

– Mon Dieu ! C’est Ivo, notre voisin.Vite, M. Triphon, cachez-vous dans la chambre ! ditSidonie à voix basse.

M. Triphon se leva d’un bond, entra danslà chambre. Mais il en ressortit aussitôt, pour prendre Kaboul, quiétait resté endormi devant le feu. Au même moment, la mère ouvraitla porte et Ivo, en entrant, se trouva nez à nez avecM. Triphon. Les yeux de la mère s’écarquillèrent d’angoisse etles jeunes filles ne purent réprimer un léger cri.

Ivo, qui entrait en souriant, était le petitteilleur de lin d’à côté, que M. Triphon voyait chaque soir enpassant, dans son réduit poussiéreux, en train de se démener sur saplanche à bascule en fredonnant une chanson, comme s’il netravaillait que pour son plaisir.

Ainsi que tout le monde au village, ilconnaissait bien M. Triphon, et une stupéfaction profonde,mêlée de gêne, parut sur ses traits, quand il le vit là, d’unefaçon aussi soudaine et inattendue. Un instant, il se figea dansune immobilité complète, bouche bée et les yeux ronds, puis il eutun mouvement comme pour déguerpir. Il se ressaisit néanmoins,prononça d’une voix timide un « Je ne dérange pas », puiss’avança d’un pas hésitant. Des flocons de neige restaient collés àsa casquette et ses épaules ; et, à le voir là, saupoudré deblanc par-dessus la couche de poussière jaunâtre qui le couvraitdes pieds à la tête, avec ses petits yeux bleus rieurs et sa barbejaune où la neige fondante faisait scintiller de menues étoilesd’argent, il faisait penser à un drôle de bon petit saint Nicolaspour rire, descendu, au grand plaisir des enfants, des froidsnuages sur la terre. Après un « Bonsoir, tout le monde »,il refusa de s’asseoir, parce qu’il n’avait pas le temps. Il sortitune petite bouteille de sa poche et demanda à la mère Neirynck sielle ne voulait pas lui prêter un peu d’huile. Il n’en avait pluset il lui fallait absolument teiller ce soir encore une ou deuxbottes de lin.

– Mais oui, mon gars Ivo, mais oui, réponditla mère Neirynck, contente de pouvoir lui rendre service etd’acheter peut-être ainsi sa discrétion.

Elle lui prit des mains la petite bouteille etfut la remplir à la jarre, dans l’arrière-cuisine.

– Je crois qu’il neige, dit M. Triphon,sentant qu’il devait dire quelque chose. Je crains que ça nerecommence à tomber dru, ajouta-t-il avec un regard inquiet versles volets fermés.

– Oui, n’est-ce pas, m’sieu Triphon, réponditaussitôt le petit teilleur. C’est trop, pas vrai ? Faudrait dutemps sec à présent.

Les jeunes filles, les joues en feu et agitantfiévreusement leurs bobines, se mêlèrent à la conversation.

– Le pire, c’est pour les labours deprintemps, dit Sidonie.

– Oui, surenchérit M. Triphon ; etles charretiers donc, avec leurs gros chariots le long des routes.Chaque jour je suis étonné de voir rentrer les nôtres.

– Oui mais, et quand le dégel viendra !…ajouta Ivo d’un ton important.

Les petites sœurs hochaient la tête d’un airgrave et tout le monde était d’accord qu’un temps pareil, s’ildurait, c’était la ruine. La conversation tournait aux plus sombrespronostics, comme de vieilles gens avec leur crainte enfantine demalheurs imaginaires. On eût dit que M. Triphon était venuchez les Neirynck uniquement pour épiloguer sur ce chapitre sansfin et que tout le reste était sans intérêt pour lui. La mèrerentra avec la fiole remplie et la tendit au petit teilleur. Ilsourit largement dans sa barbe blonde et se confondit enremerciements, promettant de rendre l’huile sous peu. Ça nepressait pas, assura la mère Neirynck ; et M. Triphon,sortant son étui, lui demanda s’il désirait fumer un cigare.

– Ah ! m’sieu Triphon, ça n’est pas derefus, vous savez ! répondit le petit teilleur, dont toute laphysionomie s’épanouit d’une joie gourmande.

Il riait d’aise, comme un tournesol radieux,dans sa barbe blanche, M. Triphon lui donna trois beauxcigares, avec lesquels il disparut dans la nuit neigeuse, rianttout haut et titubant de joie.

– Il ira raconter qu’il vous a vu ; c’estun petit bavard, dit la mère d’un air anxieux en revenant de fermerla porte.

– Je le crains aussi, réponditM. Triphon, la mine très abattue.

Les jeunes filles n’étaient pas aussipessimistes.

– Il se taira à cause des cigares, pour enavoir encore à l’occasion, dit Sidonie.

Ses petites sœurs étaient du même avis. Ilavait intérêt à se taire.

Mais la mère demeurait méfiante. « C’estun tel petit bavard ! » répétait-elle en hochant latête ; et, pour la première fois depuis qu’il venait là,M. Triphon, inquiet, eut l’impression d’un grand dangerimmédiat qui menaçait son tranquille et doux bonheur. Il nes’attarda pas ce soir-là. Il ne se sentait plus en sécurité. Sesadieux à Sidonie eurent quelque chose de triste et d’oppressé,comme s’il ne devait plus la revoir.

Il neigeait à gros flocons quand il seretrouva dehors ; et aussitôt il entendit, dans le ronron del’écoussoir, fredonner le petit teilleur qui s’était déjà remis àl’ouvrage. Un instant il s’arrêta, se demandant s’il ne ferait pasbien d’entrer dire un mot au bonhomme. Après une minuted’hésitation, il résolut de n’en rien faire. Moins on le voyait,mieux cela valait. Il passa sur la pointe du pied, en risquant unregard furtif dans la petite baraque où Ivo, sur la planche àbascule, se démenait dans le bruit et la poussière, en chantantcomme s’il trépignait de joie. M. Triphon sourit. Les floconsde neige avaient l’air de voltiger comme des papillons blancs versla lumière de la grangette ; il eut l’impression que là-haut,dans le ciel sombre, travaillaient d’autres teilleurs innombrables.Ils étaient animés par la chanson d’Ivo ; et tout cela sefondait en une harmonie étrange, où il y avait de l’allégresse etaussi de la douleur.

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