C’était ainsi…

Chapitre 18

 

Le cher printemps allait venir….

Les derniers vestiges de la neige, quitraînaient encore, des semaines après le dégel, ça et là surl’herbe des prés, comme des loques blanches oubliées, avaient enfinfondu. Toute la terre délicieusement reverdissait, dégageait sesarômes grisants au tiède soleil d’avril. Les coucous jaunes et lesanémones blanches fleurissaient déjà le long des ruisseauxredevenus limpides ; et l’herbe, par places encore mouillée etimbibée comme une éponge, s’étoilait d’innombrables pâquerettes. Leciel, devenu bleu, paraissait très haut, très haut ; et lesalouettes, invisibles ou pas plus grosses en apparence que desmoucherons, y chantaient… chantaient, partout… partout… comme si laterre et le ciel se mettaient à chanter. Aux branches des peupliersse gonflaient les bourgeons ; de loin on eût dit de grandesperruques blondes, avec des papillotes. Et déjà on voyait despapillons, blancs ou jaune-citron, avec des ailes toutes fraîches,toutes neuves, dépliées pour la première fois.

M. Triphon était d’humeur mélancolique.Son état d’âme et le renouveau accusaient la discordance. Ilpensait à Sidonie et une émotion attristée le serrait à la gorge.Il songeait aussi à l’amour en général et sentait lui peser sasolitude. Cela aurait été si bon, dans ces premiers beaux jours deprintemps, d’avoir à côté de soi une femme aimée. Si bon de ne pasaller son chemin tout seul et perdu de par le monde, alors que tousles êtres vivants se rejoignaient irrésistiblement dans l’amour. Sibon, à l’heure douce et mystérieuse du crépuscule, où la terres’estompait en gris-fauve et le ciel prenait des teintes verdâtres,d’être assis auprès de Sidonie devant sa petite porte à regarderles étoiles naissantes et à respirer l’odeur des champs. Et il eûtété bon aussi, sans doute, de se promener dans le beau grand jardinfamilial avec Joséphine Dufour en faisant ensemble de beaux projetsd’avenir : longs voyages en des pays lointains et fabuleux, oucalme bonheur au foyer, dans le confort et le bien-être. Leprintemps, c’était quelque chose de riche et de bienheureux,quelque chose qui voulait jouir, et jubiler, et chanter, voulaitpalpiter, étreindre ! Le printemps était comme une porteétincelante et sublime, toute large ouverte sur un horizon deféerie où rutilait la grande fête de l’existence : la longueet riche fête du voluptueux été, dont chacun devait avoir goûtéavant de pouvoir dire qu’il avait réellement vécu.

M. Triphon n’avait pas vécu et ne vivaitpas. Il le sentait avec une si vive amertume à cette heure !Il sentait la veulerie de son existence, seul au monde dans lamonotonie de sa jeunesse, à côté d’un père tyran et d’une mèretyrannisée. Il sentait cet esseulement avec une acuitétorturante ; il en souffrait jusqu’à la démence ; et illui faisait horreur, comme à un égaré ou un aveugle à qui l’ondirait de retrouver sa route dans un désert sans bornes. Le cherprintemps, qui devait rendre les gens heureux, lui faisait mal etil fuyait son douloureux enchantement. Il aimait encore mieux lalugubre fabrique, où d’autres malheureux passaient les radieusesjournées ; sa lourde tristesse y était en harmonie avecl’atmosphère ambiante, tel un oiseau habitué à sa cage.

Un jour qu’il y rôdait ainsi, contrôlantmachinalement l’ouvrage, le rectangle de soleil qu’y dessinait laporte d’entrée s’obscurcit brusquement comme au passage d’un nuage,et il vit la silhouette d’un homme, debout sur le seuil, quilentement s’avança vers lui, un sac plié en deux sous le bras.M. Triphon allait déjà à sa rencontre pour lui demander cequ’il désirait, quand tout à coup ses sourcils se froncèrent, et ilse retint à peine de le chasser d’un geste catégorique. L’hommedevant lequel il se trouvait n’était autre qu’Ivo, le petitteilleur de lin, voisin des Neirynck, celui que M. Triphonaccusait d’avoir jasé.

Le petit bonhomme, cependant, ne semblaitnullement se douter du sentiment qu’il éveillait. Souriant d’un airmystérieux il s’approcha de M. Triphon, avec un bonjouraimable, et lui demanda s’il pourrait avoir un petit sac de farine.M. Triphon, haineux et vindicatif, fit signe à Pee le meunierde s’en occuper, tourna les talons et s’en alla sans faireautrement attention à l’individu. Ivo, un moment interloqué, lesuivit d’un pas hésitant ; et, brusquement dans le tapage despilons, pendant que Pee remplissait le sac, il chuchota à l’oreillede M. Triphon ces mots qui le firent frissonner :

– J’ai des nouvelles pour vous, monsieurTriphon ; une lettre.

– Ah ! dit machinalement M. Triphon,pendant qu’il considérait le petit homme d’un regard stupéfait.

Et, lorsqu’ Ivo eût pris le petit sac remplides mains de Pee, il le suivit dehors, à travers la cour, jusquesous la grande porte charretière.

– Voilà, dit Ivo, dans un coin sombre, en luimettant vivement l’enveloppe dans les mains.

M. Triphon dit merci à voix basse, donnaun pourboire à l’homme et s’en fut à grands pas vers le jardin. Al’écart, à l’ombre des sapins soupirants sous la brise, il déchirale pli, le cœur battant à grands coups précipités. D’un rapideregard il parcourut les lignes, qui lui semblaient incohérentes ettroubles. Il retourna le papier d’une main fébrile et lut lasignature tracée d’une main hésitante et inexpérimentée :

Votre dévouée Élisa NEIRYNCK.

 

Il s’arrêta oppressé, le regard trouble, commesi un voile flottait devant ses yeux. D’un geste machinal de lamain à son front il essaya d’éloigner quelque chose. Puis il repritla lettre aux premières lignes et lut ces mots, qui furent commeautant de soufflets : « Un si joli petit mignon, monsieurTriphon, et qui vous ressemble tout à fait et Sidonie veut qu’ilporte votre petit nom comme nom de baptême ».

Effaré, ahuri, M. Triphon regarda autourde lui. Était-ce un rêve, ou y avait-il là, caché quelque part, unesprit moqueur qui s’amusait de lui ?

Comment ! Un enfant était né dont ilétait le père et qui porterait son nom ! Il ne comprenait pasce qui lui arrivait. Comment ne l’avait-on pas prévenu,consulté ! Était-ce possible de donner à un enfant le nom dequelqu’un sans autorisation préalable ! M. Triphon avaitl’impression qu’on se jouait de lui : l’impatience et lacolère l’envahissaient. La lettre à la main, il marcha quelquesinstants d’un pas agité sous les sapins murmurants, dans unpiétinement farouche de bête en cage. Il agirait, il lui fallaitagir, empêcher cela ; mais que faire ? Ce qu’il avaittenu secret durant de longs mois se trouvait brusquement jeté enpâture à la curiosité malsaine et à la malveillance publique….« Ah ! non ! Ah ! non ! » dit-il touthaut en se démenant sous les sapins. « Ah ! non !pas ça, pas ça ! » Mais d’abord il fallait lire la lettreen entier ; et, le dos contre un sapin, les sourcils froncéset les nerfs tendus, il lut :

« MONSIEUR TRIPHON,

« Je prends la plume en main pour vousfaire savoir que cette nuit Sidonie a mis au monde un enfant et quetout s’est très bien passé.

C’est un petit garçon et un si joli petitmignon, monsieur Triphon, et qui vous ressemble tout à fait etSidonie veut qu’il porte votre petit nom comme nom de baptême. Ilsera déjà baptisé quand vous recevrez cette lettre et Maurice seraparrain et moi marraine. Et maintenant, monsieur Triphon, c’est leplus grand désir de Sidonie que vous venez voir le plus vitepossible votre joli petit bébé et la consoler. Elle désiretellement vous voir, monsieur Triphon, vous ne pouvez pas vousfigurer ça et vous pouvez avoir entière confiance en Ivo ;nous lui avons donné un bon pourboire et il a promis de ne pasbavarder et il montera la garde pendant que vous êtes chez nous etil viendra nous prévenir s’il y avait quelque chose. Venez doncaussi vite que possible, monsieur Triphon, vous pouvez très bien lefaire car il fait encore sombre d’assez bonne heure et vous sereztrès fier de votre beau bébé quand vous le verrez.

« Dans l’attente de votre visite, avecbien des compliments de Sidonie et de nous tous, je signe

Votre dévouée « ÉLISA NEIRYNCK, sœur deSidonie ».

 

M. Triphon respira profondément, aveceffort. Un poids immense semblait l’oppresser et lui couper larespiration. Ses mains étaient moites ainsi que son front. Il eutl’impression d’avoir beaucoup vieilli tout à coup, accablé qu’ilétait d’une responsabilité jusque-là inconnue. Il était pris entreles mailles d’un filet, il essayait en vain de se dégager.

Glissant la lettre dans sa poche il recommençaà marcher de long en large sous les sapins. Sa colère était tombée,mais toute son angoisse demeurait. Il étouffait sous les arbres, cemurmure l’exaspérait.

L’envoûtement des branches noires lui devenaitinsupportable ; il avait besoin de mouvement et d’espace, derecueillement solitaire, pour réfléchir à ce qui lui arrivait, setracer une ligne de conduite ferme et inébranlable.

Il passa le petit pont jeté sur le ruisseau,la porte dans la haie, et se trouva avec Kaboul dans les champs.Comme tout y était divinement calme et reposant ! Comme tout ysemblait bon, tout au bonheur d’exister, exempt de soucis !Les paysans étaient occupés à leur saine besogne et dans le cielléger les alouettes chantaient avec allégresse la douceur bénie duprintemps. Une fraîche odeur de sève et de renouveau montait de laterre.

M. Triphon secoua énergiquement la tête,comme pour se débarrasser d’un joug insupportable. « Je n’iraipas ! Je n’irai pas ! » se dit-il à voix haute, àlui-même. Non ; il n’irait pas voir Sidonie et son enfant. Ilne voulait pas ; cela ne se pouvait pas. Il en prévoyait lessuites inévitables : l’orage violent à la maison, le scandalepublic, son existence désormais impossible au village. Comme untrait de feu, l’image de la pudibonde Joséphine Dufour passa dansson esprit et il rougit de honte. Que dirait-elle lorsqu’elleapprendrait l’événement ! Que ferait-elle lorsqu’elle lerencontrerait ? A cette heure il devait être tombé si bas dansson estime qu’en réalité il n’existait plus pour elle ; cettepensée humiliante le faisait horriblement souffrir. De nouveau, ilsecoua violemment la tête pour écarter cette idée intolérable. Neplus songer à tout cela. C’était mort. C’était une chose que de sespropres mains il avait tuée.

Mais alors quoi ? Que lui restait-il dansl’avenir ? Rien. Il n’y avait plus d’avenir pour lui. Plusd’illusion, d’idéal, d’espoir : plus rien que la monotonierampante des années, avec le fantôme de sa faute, qui lui fermaittoutes les issues. Alors c’était là son seul recours ? Plusque ça, Sidonie et rien d’autre, comme unique et suprêmerefuge ? Il ne savait pas, sa tête bourdonnante se perdait,ses mains tremblaient, il se sentait faible et désemparé comme unpetit enfant. Brusquement, il s’affaissa par terre et éclata enlarmes de désespoir. Les pleurs le soulagèrent. Un peu de clarté sefit dans son esprit et quelque apaisement dans son âme. Il s’essuyales yeux et se remit debout. La terre féconde que son corps venaitde presser exhalait une si bonne odeur et le chant des alouettestant de bonheur, comme s’il n’y avait que joie et bonté généreuseici-bas. Serait-ce donc un tel crime d’aller la voir ?N’était-ce pas, au contraire, tout naturel ? N’était-ce pas undevoir, oui, un devoir pour lui, ne fût-ce que pour consolerSidonie, comme la petite Élisa lui avait demandé dans salettre ?… Il pouvait le faire !… Il pouvait, s’ilvoulait. Surtout maintenant, sans retard, avant que la nouvellesensationnelle se fût répandue dans le village.

Jusque-là il avait obéi ; après la scèneviolente avec son père, il n’avait plus essayé de revoir Sidonie,et l’active surveillance qui le persécutait s’était peu à peurelâchée. L’atmosphère semblait moins hostile à la maison, cesderniers temps. Il pouvait se risquer une fois, en tout cas.

Cette pensée le réconforta, lui rendit quelquecourage. Lentement, il revint à travers champs vers la fabrique,mûrissant son plan…. Eh bien, oui, il irait. Tout au moins il letenterait, ce soir même. Sitôt après le souper. La journéepromettait une belle soirée printanière ; il y aurait un peude lune ; cela pourrait sembler tout naturel qu’il fît unpetit tour au jardin avec Kaboul, avant de monter se coucher. Ilfilerait par le jardin et, en faisant un détour, pour éviter levillage, il arriverait chez elle. Il ne resterait qu’un tout petitmoment, quelques minutes à peine, tout juste le temps d’embrasserSidonie et de lui donner courage. On ne s’apercevrait de rien à lamaison.

Il regarda sa montre. Six heures. Le soleils’inclinait sur l’horizon, rouge dans des buées oranges, derrièrele feuillage des arbres qui ressemblait à de fines dentelles d’unvert transparent et tendre.

Silencieuses les alouettes redescendaient del’azur vers leurs nids ; les paysans rentraient avec leursattelages ; à la cime d’un peuplier, petite tache noire dansla verdure légère, chantait un merle, le bec tourné versl’occident, qui racontait sans fin, de sa voix monotone et un peurauque, toutes les merveilles qu’il voyait de là-haut.

M. Triphon rentra dans la fabrique. Uneagitation sourde faisait battre plus rapidement son cœur. Déjà leplan lui semblait moins facile. La petite porte du jardin étaitfermée à clef, la nuit, et la clef restait à la maison. Il eût étérisqué de la mettre dans sa poche sans rien dire. Mieux valait seglisser par une brèche de la haie. Il retourna au jardin, inspectales lieux, découvrit la brèche qu’il cherchait, derrière desbuissons, dans un coin, près du ruisseau. C’était parfait.

Il se sentait ragaillardi. Derechef, le planlui apparut d’une exécution facile.

A la fabrique, dans le vacarme des pilons,Sefietje circulait avec la goutte du soir. M. Triphon la vitentrer dans la « fosse aux huiliers », suivie à pas deloup par Bruun, le chauffeur, qui resta à l’épier par une fente dela porte. M. Triphon haïssait cet homme pour sa constantehabitude de ruse et d’espionnage. Il le détestait doublement,maintenant qu’il avait lui-même quelque chose d’important à cacher.Toute manœuvre secrète l’inquiétait, par le rapport qu’elle pouvaitavoir à l’événement sensationnel que le petit teilleur de lin étaitvenu annoncer. Il bouscula sans ménagement l’espion et pénétra dansl’huilerie. Sefietje se trouvait avec sa bouteille au milieu des« huiliers », qui l’entouraient pendant qu’elleremplissait le verre ; les pommettes rouges, signe indubitablechez elle de grande agitation intérieure, elle semblait leurraconter des choses qui les intéressaient prodigieusement.

L’inusité de ceci frappa M. Triphon.D’ordinaire, Sefietje parlait le moins possible avec ces hommesqu’elle détestait violemment.

Saurait-elle déjà la grosse nouvelle etétait-elle en train d’en parler ?

M. Triphon, faisant un effort surlui-même, s’approcha des « huiliers », comme si de rienn’était.

Aussitôt le groupe se dispersa et Sefietjecontinua sa tournée avec son verre et sa bouteille. Les pilonsrebondissaient et cognaient ; le soleil couchant tendait endiagonale, à travers les vitres de la chambre des machines, unepoutre d’or transparente dans le trou sombre ; M. Triphonne s’attarda pas plus que d’habitude : il observa de côté levisage des « huiliers » et se dirigea vers la« fosse aux femmes ». Mais à peine avait-il fermé laporte derrière lui qu’une clameur sauvage s’éleva.

Feelken répétait avec une obstination agaçanteson insupportable « Fikandouss-Fikandouss », Léomugissait son effarant « Oooo… uuuuu… iiiii » et lesautres riaient d’un rire énorme dans le tonnerre des pilons.« Sacredieu ! Ils savent ! » rageaM. Triphon. D’un mouvement brusque, il fit demi-tour, prêt àrentrer dans l’huilerie pour demander des explications. Une secondede raisonnement plus calme le retint. Il étouffa un juron de fureuret entra chez les femmes.

Il y retrouva Sefietje avec sa bouteille etson verre, entourée cette fois par les ouvrières qui buvaient sesparoles. Leurs yeux brillaient, les bouches étaient ouvertesd’étonnement, tout travail semblait arrêté.

Mais dès qu’on l’aperçut, fini ! toutess’occupaient exclusivement de leur ouvrage, tandis que Sefietje,les joues en feu, se hâtait de remplir le verre pour quitterl’atelier, sitôt servie la dernière ouvrière. M. Triphonbourra sa pipe et les regarda toutes d’un coup d’œil circulaireplein de méfiance. Mais rien ne trahissait leurs pensées ;elles parlèrent un moment du temps, qui était vraimentextraordinaire pour la saison ; et, comme M. Triphon nerépondait rien, toutes gardèrent pareillement le silence : unsilence gênant, qui dura deux ou trois minutes, jusqu’à ce qu’ilcomprît l’inutilité d’une attente plus longue et, la minerenfrognée, quittât l’atelier.

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