C’était ainsi…

Chapitre 13

 

Ce jour-là, un peu avant une heure, au momentoù son père allait mettre la machine en marche, Miel grimpa augrenier, au-dessus de l’huilerie, pour remplir, comme d’habitude,les réservoirs à grains des meules verticales. Il était à peine enhaut de l’escalier, qu’en trois bonds il redégringola, criant,affolé, les yeux écarquillés :

– Vite ! Vite ! Là-haut !Fikandouss !

– Qu’est-ce qu’il y a ? s’exclamèrent leshommes.

– Là-haut ! Fikandouss ! clama Miel,comme un fou, incapable d’articuler un autre son.

Léo et Pierken se précipitèrent en haut del’escalier et, tout de suite, dans la pénombre, ils aperçurentFikandouss pendu à une poutre, la corde au cou. Une petite échelle,qu’il avait escaladée, se trouvait encore à côté de lui ; etsa figure semblait noire, avec une langue pendante, qu’il avaitl’air de vomir.

– Un couteau ! Un couteau ! hurlaPierken fouillant dans ses poches et grimpant à l’échelle avecl’agilité d’un chat.

Léo lui passa un couteau. Rapidement Pierkentrancha la corde et Fikandouss tomba sur le plancher avec un bruitsourd, comme un sac plein. Pierken sauta de l’échelle, desserra lenœud coulant, s’effondra en sanglotant sur le corps de soncamarade. Fikandouss était mort, déjà froid.

Instantanément, tous les ouvriers de lafabrique, avec des lamentations, entourèrent le mort. Il y avait del’horreur dans leurs yeux et, chaque fois que l’un d’eux touchaitle corps du pendu, tous les autres reculaient avec terreur.Pierken, agenouillé près du cadavre, pleurait à chaudes larmes. Et,en paroles heurtées, il disait ce qui, selon lui, avait dû sepasser. Fikandouss, trop faible d’esprit, n’avait pu surmonter ladéception de la grève manquée. Lui, Pierken, avait vainementessayé, tous ces derniers jours, de lui remonter le moral : lecoup avait été trop rude pour le pauvre bougre. Pierken lui avaitproposé d’aller ensemble chercher de l’ouvrage en ville, où leursort serait moins triste ; il ne voulait pas. Il était, malgrétout, trop attaché à son village ; c’était là et pas ailleursqu’il voulait vivre… et mourir.

Avec une rapidité incroyable, l’atrocenouvelle s’était déjà partout répandue ; et, en un rien detemps, M. de Beule fut sur les lieux, ainsi queM. Triphon, Mme de Beule, Sefietje et Eleken. Lesfemmes n’osaient pas aller voir au grenier et se tenaient,angoissées, au pied de l’escalier. Mais M. de Beules’avança tout de suite avec autorité et décréta que M. lebourgmestre et M. le curé devaient être immédiatement avertis.Léo, qui avait de bonnes jambes, fat expédié au château et Lotjealla quérir le curé. En attendant, défense formelle, par ordre deM. de Beule, de toucher au cadavre.

Le bourgmestre fut le premier sur les lieux.Il monta péniblement l’escalier, en évitant avec soin de se salir.M. de Beule, avec son respect inné de tout ce qui étaitfortune et titre, adressa la parole en français à « Monsieurle baron ». M. Triphon, fort impressionné, par cetteauguste présence, salua avec une gaucherie timide et se tint àl’écart, à distance respectueuse. M. le bourgmestre examinavaguement le cadavre et constata sobrement :

– Il est mort.

– Oui, monsieur le baron ; on l’a trouvépendu à cette poutre, répondit M. de Beule.

Le bourgmestre regarda la poutre, où pendaitencore le bout de la corde tranchée par Pierken, etM. Triphon, les ouvriers, suivirent son regard.

Sans faire attention à l’important et officielpersonnage, Pierken s’abandonnait à toute sa douleur sur le corpsde son pauvre ami.

– Il faudra dresser procès-verbal, dit enfinle bourgmestre. Est-ce que M. le curé est prévenu ? Ilfaudra aussi faire constater le décès par le médecin.

– Oui, monsieur le baron ; j’attendsM. le curé d’un moment à l’autre, mais je n’ai pas encore faitappeler le docteur, répondit M. de Beule.

Au bas de l’escalier, un mouvement se fit etdes pas accélérés montèrent les degrés. C’était M. le curé.Sans égard pour sa soutane, déjà tachée de poussière, il sauta surle plancher du grenier, serra lestement la main du baron et deM. de Beule, se dirigea tout droit vers le cadavre, dontil toucha de ses mains blanches la face violacée.

– Le corps est déjà froid, murmura-t-il enregardant les autres d’un air grave.

Il lançait des coups d’œil autour de lui,comme si la présence de tout ce monde le gênait.

– Voulez-vous être seul, M. lecuré ? demanda M. de Beule prévenant.

– Cela vaudrait mieux, avoual’ecclésiastique.

M. de Beule se tourna vers lesouvriers :

– Allons, les gars, tout le monde enbas ! ordonna-t-il.

Les hommes se pressèrent vers la trappe. Seul,Pierken manifesta quelque hésitation, mais il s’en alla tout demême.

– Vous pouvez rester, dit le curé à cesmessieurs.

– Bah !… nous n’avons plus rien à faireici, opina le bourgmestre.

Il tendit la main au prêtre et se dirigea avecprécaution, les jambes raides, vers l’escalier.

– Attention, M. le baron, ne vous faitespas de mal, s’empressa M. de Beule, pleind’attentions.

– C’est que… je ne suis pas… habitué… à unescalier aussi raide, haletait le bourgmestre en descendant lesdegrés avec des précautions infinies.

– Est-ce que vous n’avez besoin de rien,M. le curé ? demanda encore M. de Beule.

– Merci, j’ai tout ce qu’il me faut.

A leur tour, M. de Beule etM. Triphon quittèrent le grenier et le prêtre resta seul avecle suicidé.

En bas, les ouvriers se tenaient en un petitgroupe compact, pâles, les yeux anxieux. Les femmes restaient àdistance ; elles pleuraient, apeurées.

– Faut-il mettre en marche, m’sieu ? vintdemander Bruun à voix basse à M. de Beule.

– Attendez que M. le curé soit parti,répondit du même ton M. de Beule.

Il donna un pas de conduite au bourgmestre àtravers le jardin.

– Quelle est la raison de ce suicide ?demanda ce dernier.

– Ça, M. le baron, c’est l’esprit dutemps, l’infiltration du venin socialiste, grommelaM. de Beule d’une voix qui tremblait d’indignation.

– Il faudra des mesures énergiques, très trèsénergiques, pour combattre ce fléau. Le gouvernement se montre bientrop faible envers ces malfaiteurs, dit le bourgmestre.

Il tendit la main à M. de Beule ets’en fut en tirant la jambe vers son château.

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