C’était ainsi…

Chapitre 12

 

Cela devint très vite une habitude…. D’aborddeux fois par semaine, puis trois fois et bientôt quatre à cinqfois, M. Triphon se rendait le soir, dans l’obscurité, à lamaisonnette du jardinier.

Il y trouvait un chaleureux accueil, unbien-être, dont la douceur lui manquait tant à la maison. Il avaitsa place désignée, à la petite table des dentellières, à côté deSidonie ; il y était tout à fait à l’aise, reçu par tous commes’il était de la famille. De temps en temps il régalait la mère etles jeunes filles de punch ou de limonade, qu’il apportait enfouisdans les poches de son pardessus. Alors la joie était grande, lesjoues s’empourpraient, les yeux brillaient. Parfois, il avait envied’être seul un moment avec Sidonie ; mais, comme il y avait làses sœurs, il allait quelques instants avec elle dans la petitechambre à coucher près de la cuisine. D’abord, la mère s’y étaitrésolument opposée. S’ils désiraient être seuls, ils n’avaient qu’àsortir. Ce qu’ils firent au début ; mais Kaboul les gênait, enjappant et donnant la chasse au chat ; ou bien il pleuvait ouneigeait ; ils avaient peur aussi d’être vus par les voisins.En vérité, c’était presque impossible par ce temps d’hiver ;et en fin de compte la mère se résigna, bien qu’à contre-cœur, àleur céder la petite chambre. Dès lors ce fut réglé : dèsqu’il entrait, Sidonie quittait sa chaise et son coussin et lesuivait dans la chambrette. Les petites sœurs continuaient àtravailler avec diligence : on entendait sans interruptiontambouriner les petites bobines sur le papier glacé des coussins.Sitôt qu’elles s’arrêtaient, ne fût-ce qu’une seconde, la maman,bourrue, leur ordonnait de continuer. Elle était fort irascibledans ces moments-là, et quand M. Triphon et Sidonies’attardaient un peu trop à son gré, elle se mettait à faire dutintamarre avec les pelles et pincettes et ses casseroles autour del’âtre. Même après qu’ils étaient rentrés dans la cuisine, samauvaise humeur persistait quelque temps ; elle allait etvenait à pas fébriles qui maugréaient. Les petites sœurs alorsn’osaient plus lever la tête et s’absorbaient, les yeux brillantset fixes, dans leur besogne. Lorsque le père ou Maurice setrouvaient par hasard à la maison, les visites à la chambretten’avaient pas lieu.

Quant à ses projets d’avenir, M. Triphonn’en parlait pas, et personne, du reste, ne l’interrogeaitlà-dessus. De part et d’autre, on paraissait satisfait de lasituation présente ; plus tard elle se dénouerait d’elle-même.Il y avait entre eux une sorte d’accord tacite :M. Triphon continuerait à venir chez eux et s’occuperait deSidonie et plus tard de l’enfant. Savoir s’il l’épouserait, celademeurait dans le vague. Il fallait voir, attendre. Tout ce qu’ilavait promis, solennellement, un soir de vive effusion et detendresse, c’est qu’il n’en épouserait jamais d’autre. Celasuffisait. Ils étaient contents. Ils acceptaient la chose. La mèren’y avait mis qu’une seule condition : pas d’autre enfant,avant de l’avoir épousée. Il en avait fait la promesseformelle.

Le père et Maurice non plus ne voyaient pasd’inconvénients graves à ses visites répétées. Le père avait biendit qu’il fallait se tenir sur ses gardes, se méfier des voisinsjaloux et de leurs commérages ; mais il n’avait pas autrementinsisté. Il ne comptait pas pour beaucoup dans la maison, le père.Généralement, on le mettait au courant des choses après qu’ellesétaient arrivées ; et il s’en arrangeait. Maurice signifiaitmoins encore. D’habitude on ne lui disait rien et il n’en demandaitpas plus. On lui laissait simplement le loisir de constater le faitaccompli, si ça l’intéressait. En fait, les deux hommes ne savaientpas que M. Triphon venait si fréquemment chez eux. Par ceslongues soirées d’hiver, il pouvait arriver de bonne heure et êtrereparti avant l’heure de leur retour. Et, lorsqu’ils ne trouvaientpas M. Triphon chez eux en rentrant, la plupart du temps ilsne s’informaient pas de sa visite ; les femmes, de leur côté,s’étaient entendues pour n’en rien dire, si les hommes ne posaientaucune question. Lorsque M. Triphon y était encore au momentoù père et fils rentraient, les choses se passaient à peu prèscomme la première fois : on se saluait avec un peu degêne ; on échangeait quelques banalités sur le temps et laprochaine moisson ; puis, distribution généreuse de cigares,qui étaient toujours acceptés avec le plus vif empressement. Aprèsquoi, M. Triphon prenait bien vite congé, pour ne pas lesgêner pendant qu’ils prenaient leur modeste repas. Père et filsétaient résignés aussi bien que la mère et les sœurs ; ils sesentaient trop las pour se tourmenter l’esprit à des histoires. Lemal était fait. Évidemment, il eût mieux valu que cela ne fût pasarrivé ; mais elle n’était ni la première ni la dernière quise trouvait dans le même cas. Et il y avait du moins uneconsolation : il serait riche plus tard et toujours à même deprendre généreusement soin d’elle et de l’enfant. Du reste, ilavait déjà fait preuve de grande générosité. Il donnait à Sidonieet à sa mère à peu près tout l’argent dont il disposait. Vraiment,il ne pouvait pas faire mieux pour le moment.

L’accident qui arrivait à Sidonie aurait putout aussi bien être l’œuvre d’un garçon sans le sou, et alors lesconséquences auraient été infiniment plus graves. Cette idée étaitplutôt réconfortante. Et, sans en convenir entre eux, le père et lefils souhaitaient parfois que M. Triphon vînt un peu plusfréquemment les voir, à cause des bons cigares….

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