C’était ainsi…

Chapitre 15

 

Ce fut peu de jours après cette aventure queM. Triphon crut remarquer un changement dans l’attitude desouvriers de la fabrique à son égard.

Ils l’observaient parfois avec un sourirebizarre, énigmatique et Feelken prit pour habitude, chaque foisqu’il l’apercevait, de lancer son« Fikandouss-Fikandouss », à quoi Léo répondait par un« Oooo… uuuu… iiii » rugissant. Les autres riaient :Free, immobile, perdu dans ses pensées, devant les pilonsrebondissants ; Berzeel, parfois bruyant et violent. Ollewaerts’enfonçait dans la bouche une chique énorme, comme s’il allaitl’avaler ; et même ce Poeteken, d’ordinaire si tranquille etsi timide et qui avait fini par épouser « La Blanche »,s’oubliait à regarder M. Triphon avec des yeux brillants etvifs, qui semblaient receler un monde de sensations intimes. Pee,tout blanc comme un bonhomme de neige, quittait volontiers sesmeules cliquetantes pour se mêler aux choses mystérieuses qui semanigançaient près des pilons et Bruun était constamment derrièrel’une ou l’autre porte, à écouter et espionner. Seul, Pierken,comme toujours absorbé par les graves problèmes sociaux qu’ilétudiait dans son petit journal, ne s’occupait de rien ; etMiel, cette espèce de veau, qui ne comprenait goutte à ce qui sepassait, restait là, bouche bée et immobile, à regarder auprès desautres.

M. Triphon devenait chaque jour plusméfiant. Il avait l’impression qu’il se tramait quelque chosecontre lui et s’inquiétait de ne rien découvrir. Son instinctl’avertissait de bien se tenir sur ses gardes.

Le petit teilleur avait-il bavardé, comme lecraignait la mère Neirynck ?

Savait-on, à la fabrique, qu’il continuait àfréquenter Sidonie et allait chez elle ? M. Triphon,désespérant d’élucider le mystère dans la « fosse auxhuiliers », chercha à s’enquérir dans la « fosse auxfemmes ».

Il y apprendrait peut-être d’avantage. Mais làaussi lui fut opposée une attitude à laquelle il ne s’attendaitpas. Dès que les ouvrières apercevaient seulement le bout de laqueue de Kaboul, les conversations, qui allaient grand trainjusqu’à ce moment-là, s’arrêtaient net. Au moment où il entrait,plus un mot ; ou bien, ce qu’elles disaient alors était d’unetelle banalité que l’on n’aurait pas eu l’idée d’écouter ou de semêler à la conversation dans le fallacieux espoir d’apprendre riende sérieux. De même, la façon d’être des charretiers avait changé.Pol faisait de drôles d’allusions lorsqu’il était ivre ; et le« Poulet Froid » parlait avec une emphase bruyante detoutes sortes de bonnes choses que pouvaient se permettre les gensriches dans ce monde. Assez souvent Justin-la-Craque et son aideKomèl venaient se mêler à l’entretien ; et alors cela devenaitfou. Justin racontait des histoires à tomber à la renverse ;Komèl y ajoutait un mot de temps en temps, avec ses yeux aqueuxd’ivrogne fixés avec un intérêt étrange sur M. Triphon, et sonlong nez rouge qui semblait rire tout seul dans sa face desuie.

Enfin, à la maison aussi, M. Triphon puts’apercevoir d’un changement, qui y rendait l’atmosphère encorebeaucoup plus pesante qu’elle n’était déjà. M. de Beulerôdait par les couloirs et les pièces, gros de rage concentrée, eton voyait bien que sa femme était dans l’abattement et souvent nesavait comment s’y prendre pour n’être pas rabrouée méchamment parson mari. Une sourde irritation suintait des murs ; etSefietje qui, tel un baromètre, annonçait toujours avec exactitudeles variations d’humeur de la famille, allait et venait en silenceavec des soupirs. Quant à la deuxième servante, Eleken, on ne lavoyait presque plus. Dès que son ouvrage était fini, elle allait secacher on ne savait où ; c’est à peine si on entrevoyaitparfois un bout de sa jupe, en fuite derrière un mur ou une porte.Quelque chose de très angoissant couvait partout ; et, sansrien savoir de précis, M. Triphon ne doutait pas que l’oragene fût près d’éclater sur sa tête.

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