C’était ainsi…

Chapitre 3

 

Ce jour-là, vers l’heure fixée, un calmeétonnant régnait aux alentours de La Belle Promenade. Levillage d’ailleurs n’avait jamais paru plus tranquille. C’était unetrès belle journée d’automne, avec de l’or dans les feuillages etdes vapeurs bleuâtres dans les lointains ; l’air immobiletamisait un soleil dont la bonne chaleur en sourdine vous mitonnaitdoucement les mains et les joues. Les choses avaient l’air des’assoupir.

Sous ses trois vieux tilleuls jaunissants, laporte de La Belle Promenade était large ouverte, comme uneinvite cordiale à entrer. Il n’y avait encore personne dans lavaste salle de l’estaminet. Seuls le patron, fort gaillard à minefleurie, et sa grosse femme étaient occupés derrière le comptoir àrincer des verres et les essuyer avec un torchon à carreaux blancset rouges. La vieille horloge flamande, dans son coin obscur,marquait trois heures moins dix. Le disque du balancier allait etvenait avec son tic-tac régulier derrière la lucarne vitrée de lacaisse, et l’on eût dit d’une vieille mégère efflanquée exhibant untrou dans son ventre, avec une obstination presque obscène. Laporte du fond était également ouverte et dans la couretteensoleillée deux gamins jouaient aux billes.

Soudain, quatre hommes firent leurentrée ; au dehors, sous les tilleuls, une dizaine d’autress’étaient arrêtés devant les fenêtres. Ce n’étaient pas des gens duvillage. Ils avaient l’air d’artisans endimanchés et leur pâleurdénotait des citadins. Le plus âgé des quatre qui venaientd’entrer, celui qui semblait être leur chef à tous, se tourna versle patron et dit :

– Patron, nous voici.

– Bien, messieurs, asseyez-vous, réponditcalmement le patron en continuant de nettoyer ses verres.

– Pourrions-nous avoir une table et quelqueschaises ? demanda l’étranger.

– Vous pouvez avoir un verre de bière ou unegoutte de genièvre comme tout le monde, dit le patron.

– Oui mais, vous nous reconnaissez bien,voyons ? Vous savez que nous venons ici pour parler ! serécria le chef, un peu étonné.

– Pas moyen, messieurs, riposta, sur un toncalme, mais ferme, le mastroquet.

– Pourquoi pas ! firent-ils tous lesquatre, ébahis.

– Parce que je vous dis qu’il n’y a pas moyen,répéta le patron, légèrement irrité.

– Mais vous nous aviez promis votresalle !

– J’ai changé d’idée.

– C’est peut-être la visite de M. lecuré ?… ricana le chef d’un air méprisant.

– Ça ne vous regarde pas, riposta l’homme d’unton bref.

Il y eut un silence. Les quatre camarades seconsultèrent à mi-voix. Le mastroquet et sa femme continuaient àrincer les verres, mais leurs gestes devenaient saccadés et presquecolères. Au dehors, sur la petite place devant les tilleuls,montait un murmure de voix et, en se tournant vers les fenêtres,les quatre camarades virent qu’un petit attroupement de curieuxs’était formé.

– Alors, vous refusez ? demanda unedernière fois le chef.

– Alors, je refuse ! répéta le patrond’un air insolent.

– Très bien. Le temps est beau ; nousferons le meeting en plein air.

Et, d’un mouvement brusque, ils quittèrentl’estaminet.

Cependant, il y avait foule. On se demandaitd’où tout ce monde était si brusquement sorti ; il couvraittout l’espace libre devant La Belle Promenade. A part ladouzaine de citadins qui accompagnaient le chef, c’étaient des gensde l’endroit et des hameaux avoisinants. Tous, ou presque tous,appartenaient à la classe populaire : artisans de village etouvriers agricoles, avec par ci par là un petit métayer. A premièrevue il eût été difficile de dire si cette foule était hostile oufavorablement disposée. On y remarquait quelques figuresdéplaisantes : ces mêmes mouchards qu’on avait surpris, ledimanche précédent, à écouter les conversations dans lesestaminets. Au premier rang, Pierken, avec Léo etFikandouss-Fikandouss. Quelques femmes du peuple, tenant leursenfants par la main ou sur les bras, restaient à distance, contreles maisons d’en face.

– Camarades !… prononça tout à coup lechef, d’une voix claire et forte. Mais aussitôt il s’interrompit,parce qu’un de ses amis lui apportait une chaise trouvée on ne saitoù ; en souriant il l’enjamba et, dressé de toute sa hauteurau-dessus de la foule, il reprit :

– Camarades, comme l’annonçait notreconvocation de dimanche dernier, nous avions l’intention de tenirnotre réunion là, dans cet établissement ; mais le patron a eula frousse. Sans doute il aura reçu la visite du curé ou du baron,qui lui aura interdit de nous prêter sa salle. Il nous a misdehors. Mais qu’à cela ne tienne ; nous allons faire notreréunion ici même, en plein air, sous ces tilleuls et le beau cielbleu. On y respire. Ça vaut mieux que l’atmosphère empestée d’unesalle de caboulot. Et puis, c’est gratis.

Une vague de bonne humeur s’éleva parmi lafoule bourdonnante et la fit osciller comme la houle sous un coupde vent. On entendit des murmures réprobateurs, sans qu’il fûtpossible de distinguer si le blâme visait l’acte du mastroquet oules paroles de l’orateur. Sur bien des visages se lisait uneattention religieuse et presque émue. Le tour jovial du tribunsemblait plaire à beaucoup ; tandis que d’autres gardaient unemine hésitante ou renfrognée, dans l’attente inquiète de ce quiallait suivre. Un bref échange de mots violents et haineux éclatadans un groupe, mais fut aussitôt couvert par des chutpéremptoires.

– Camarades, continua l’orateur, soudaingrave, nous sommes venus vers vous pour vous parler de votre sorten ce monde, vous le dépeindre sous un jour crû, sans mentir, telqu’il est et tel qu’il devrait être. Que vois-je ici autour demoi ? De pauvres gens, des ouvriers qui, du matin au soir,d’un bout de l’année à l’autre, doivent trimer comme des esclaves,afin de gagner une misérable croûte pour eux-mêmes et leurmalheureuse famille ! Vous n’avez que des devoirs sur laterre ; vous ne possédez aucun droit. Ce n’est pas pour vousque vous travaillez, peinez et produisez ; c’est pour vosexploiteurs, ceux qui vivent sans rien faire et s’engraissent devotre dur labeur….

Le tribun s’animait, sa figure contractéedevenait pâle et ses yeux luisaient d’un dur éclat derrière lesverres de son pince-nez. Sa voix cassante scandait, martelait lesmots et le mouvement de son bras droit, au poing fermé brandi versle ciel, soulevait de côté sa jaquette et son gilet, en découvrantsa chemise, comme un liseré blanc, à la ceinture de son pantalonsans bretelles.

L’auditoire, tout yeux, tout oreilles,retenait son souffle. Visiblement, il les tenait déjà sous l’empirede son éloquence routinière. En voilà un qui osait dire leschoses ; jamais ils n’avaient entendu rien de pareil dans leurvillage ! Par-ci par-là s’élevait bien, de temps en temps, unevague rumeur de protestation, mais tout de suite on imposaitsilence. Et d’ailleurs le tribun était entouré de ses camarades,qui veillaient sur lui comme une garde du corps indéfectible ;dans leurs visages pâles, les yeux ardents scrutaient la foulecomme pour y suivre l’effet de ses paroles et, à la moindre menace,parer au danger.

Cette foule s’était encore accrue. A chaqueinstant de nouveaux visages s’y montraient, attirés par cetteréunion en plein air, où tout le monde pouvait bien s’arrêterquelques minutes vraiment, sans se voir accusé plus tard d’y avoirparticipé délibérément. Cette affluence inespérée fouettait letribun ; il s’échauffait au son de ses propres paroles, ilredoublait d’éloquence et de violence, lorsque soudain un incidentsurgit qui l’arrêta tout net au beau milieu de son discours.

Un individu fendait la cohue, en traînant laquille, et titubant, le visage tuméfié, braillant d’une bouchepâteuse des choses incohérentes.

Bâton levé sur les spectateurs, il se frayaitbrutalement un passage ; et il répétait, avec un entêtementd’ivrogne, qu’il voulait aller à La Belle Promenade boireune goutte et que personne au monde n’avait le droit de l’enempêcher. C’était Berzeel ; et, quand on l’eut reconnu, unéclat de rire formidable secoua la foule. C’était Berzeel qui, aulieu de se saouler comme d’habitude dans son patelin, venait parhasard de descendre au village où il travaillait pendant la semaineet, par sa seule apparition, mettait tout en émoi. Agacé, ayantpeine à maîtriser sa colère, le tribun se pencha sur sa chaise pourlui demander :

– Qu’est-ce que vous voulez, monami ?

Avant que Berzeel eût le temps de répondre, lafoule se creusa, bousculée ; comme un tigre, Pierken sauta surson frère et lui hurla en pleine face :

– Salaud ! Crapule ! Ivrogne !Tu n’es pas honteux ! Veux-tu f…. le camp !

– Hein ! quoi ! rugit Berzeel,brandissant son bâton.

Et brusquement il l’abattit, de toute saforce, sur la nuque de Pierken.

La foule s’ameutait. Léo se précipita, saisitBerzeel à bras-le-corps, le maintint avec rage. L’orateur sur sachaise vociférait, faisait des efforts désespérés pour rétablir lecalme.

– C’est mon frère, monsieur, gémissaitPierken. J’ai honte de l’avouer.

– Pas de monsieur ; appelez-moi camarade,dit le tribun d’une voix mordante. Et lâchez cet homme,ordonna-t-il à Léo. Je me charge de lui faire entendre raison.

Léo dénoua son étreinte, et l’orateur,apostrophant l’ivrogne :

– Mon ami, ce n’est pas bien ce que vous avezfait là. Vous êtes sous l’influence de la boisson, ce fléau de laclasse ouvrière en Flandre….

– J’ai pourtant bien le droit de boire unegoutte, si je la paie ! riposta Berzeel d’un airprovocant.

Une clameur s’éleva ; l’orateur agita lesbras avec violence, réclamant le silence.

– Qu’on apporte une chaise pour cethomme ; il est fatigué ! cria-t-il.

De nouveau, des clameurs et des riresfusèrent ; une chaise fut apportée, passée de main en mainau-dessus des têtes, vers Berzeel.

– Asseyez-vous là, dit le tribun.

– Si je veux bien ! bégaya Berzeel.

– Veuillez donc bien ! insista l’orateurimpassible. Berzeel prit la chaise en maugréant, s’y laissa choir,et agitant son bâton vers l’estaminet, commanda :

– Patron, une goutte, nom de Dieu !

La foule ondoyait sous les rires, maisl’orateur, sans se laisser le moins du monde déconcerter, se plantadevant Berzeel et reprit, d’un ton saccadé et le regarddur :

– Vous demandez du genièvre ! Bon !Mais, avant qu’on vous l’apporte, vous entendrez de moi ce quec’est que le genièvre et quels sont ses effets pour ceux qui, commevous, en font abus.

Il se dressa comme un champion à la lutte et,en une diatribe violente, il s’attaqua à l’alcool. Les phrasescourtes tombaient en coups de massue ; et de ses poings fermésil en ponctuait la force, vibrant et menaçant, devant Berzeelaffaissé comme une brute. Tout l’auditoire était subjugué, entraînépar sa rageuse éloquence, quand tout à coup parut legarde-champêtre du village qui, se faufilant vivement à travers lesgroupes et arrivé devant le tribun, jeta d’un ton decommandement :

– Halte-là ! Finissez !

L’orateur, en pleine tirade à effet, le brasdroit frémissant, levé vers le ciel et la chemise blanche bouffantà la ceinture de sa culotte tombante, s’arrêta net, se pencha,dévisagea le garde-champêtre, et calmement lui demanda avec le plusgrand sang-froid :

– Qu’est-ce que vous dites, mon ami ?

– Que je dis que vous devez cesser !répéta le garde-champêtre d’un ton bref.

Une rumeur bourdonna dans la foule,contradictoire. Certains protestaient avec force ; d’autres,les mouchards, approuvaient en ricanant.

– Qui vous a donné cet ordre ? demanda,toujours très calme, l’orateur.

– Monsieur le baron…, le bourgmestre, réponditle garde, l’air haineux.

– Avez-vous cet ordre par écrit, monami ?

Visiblement, le garde-champêtre ne s’attendaitpas à cette question.

Un moment il regarda l’orateur, bouche bée,sans trouver de réponse.

La foule se moquait, amusée ; lesmouchards crachaient par terre de rage.

– Eh bien ! insista le tribun, quisentait la majorité pour lui.

– Non, répondit enfin le garde. Mais ça nefait rien ; Monsieur le baron l’a tout de même dit.

– Eh bien, conclut en souriant l’orateur,allez donc demander à monsieur le baron qu’il écrive sur un bout depapier ce qu’il vous a dit et apportez-moi ça. En attendant, nouscontinuerons….

Furieux et menaçant, le garde-champêtres’empressa de déguerpir et dans la foule des applaudissementséclatèrent, mêlés à des huées. Pierken, Léo et Feelken battaientdes mains furieusement. Berzeel, la canne brandie, réclama denouveau une goutte, vociférant au milieu du vacarme.

Les mouchards louchaient, devenusverdâtres.

– Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss !hurla Feelken débordant de joie.

Mais l’orateur, comme illuminé par sontriomphe, réclama de nouveau le silence ; et, dans l’attentionfrémissante de tout l’auditoire, il continua :

– Mes amis, nous ne sommes pas gens à nouseffaroucher pour si peu. Nous en voyons de toutes les couleurs ànos meetings. L’incident est clos. En attendant que legarde-champêtre revienne avec l’ordre du bourgmestre, je vais vousparler de vos droits méconnus depuis des siècles et, en premierlieu, du plus élémentaire de tous ces droits : celui dusuffrage universel !

Tout de suite, il enfourcha son dada ;et, sans plus s’occuper de Berzeel et de l’alcoolisme, avec degrands efforts d’éloquence, il entreprit de faire entrer ses idéesdans les cerveaux bouchés de son primitif auditoire. Ils necomprenaient qu’à moitié ; ils ne saisissaient pas clairementl’importance capitale du mirage qu’il évoquait devant eux. Il s’enaperçut à la contraction pénible des visages et il s’empressa bienvite de quitter le terrain des spéculations abstraites pour poserdevant eux des exemples concrets. Là, ils réagirent immédiatement.Ils avaient conscience de leur force, d’être la masse, et de cequ’ils pourraient réaliser le jour où cette puissance, organisée etcoordonnée, serait capable de traduire en faits accomplis ce quin’était encore qu’une conscience obscure de leurs droits. Un roi,ça ne faisait qu’un homme ; des ministres, ce n’étaient quequelques-uns. Comme force réelle et intégrale, ils se réduisaient ànéant en regard des masses profondes du peuple. Et, néanmoins,c’était leur volonté seule, la volonté de ces quelques-uns, quiprédominait et dictait les lois. Ici, dans ce village, il n’y avaitqu’un bourgmestre et qu’un curé ; et c’était pourtant ce seulcuré, qui avait défendu au patron de La Belle Promenade decéder sa salle pour la réunion ; c’était ce seul bourgmestrequi, tout à l’heure, enverrait son garde-champêtre avec un petitpapier, pour interdire ce meeting même en plein air, – cet air quiétait à tous et à personne, – alors que des centaines de gens nedemandaient pas mieux que de continuer à entendre l’orateur !Était-ce bien, cela ? Était-ce juste ? Est-ce qu’unemesure aussi arbitraire pouvait contenter n’importe quel hommeconscient de sa liberté, de sa dignité et de son droit ?

Un sourd murmure de mécontentement gronda, etdans un groupe il y eut une altercation brusque entre quelquesouvriers et des mouchards. Avec violence on s’empoigna ; etsoudain des gifles claquèrent, ponctuées de coups de piedsassourdis, tandis que s’élevait une clameur sauvage.

Berzeel s’était redressé et faisait tournoyerson bâton ; l’orateur dut interrompre son discours et sa gardedu corps se serra autour de lui.

Au même instant apparut au coin d’une maisonun trio imposant : M. le baron-bourgmestre, accompagné deM. le curé et flanqué du garde-champêtre, qui agitait d’un airprovocant un bout de papier.

– Cessez ! Cessez ! cria-t-il deloin.

Le rire cessa aussitôt, comme parenchantement ; il se fit un parfait silence et la garde ducorps se serra encore plus étroitement autour du tribun qui, sansdescendre de sa chaise, se tourna vers les autorités et demandad’une voix blanche :

– Qu’y a-t-il pour votre service,messieurs ?

Le baron-bourgmestre s’avança de trois pas. Ilmarchait avec peine en tirant la jambe et s’appuyait sur une canne,grand et lourd, avec de grosses moustaches tombantes et des cheveuxteints. Il semblait en proie à la plus vive indignation et seslèvres tremblaient. Pointant sa canne vers le tribun il dit, d’unevoix frémissante, en un flamand détestable :

– Je suis le bourgmestre et je vous défends deparler ici. Si vous continuez, je vous fais dresser procès-verbalpar le garde-champêtre.

Le tribun souriait, très calme. Et la garde ducorps souriait aussi, avec des yeux noirs dans des visages pâles.Ils regardaient fixement le trio, surtout le curé, avec ses yeux defanatique et son teint bistré tournant au verdâtre.

– Monsieur le bourgmestre, est-ce que monsieurle curé aurait quelque chose à voir ici ? demanda brusquementl’orateur, en montrant du doigt l’ecclésiastique.

– Cela ne vous regarde pas, répondit lebourgmestre.

Le curé ne dit mot, mais ses yeux insolentsjetaient des flammes. Un silence d’attente oppressait la foule.

– Je vous somme pour la dernière fois decesser, répéta le bourgmestre.

– C’est superflu, monsieur le bourgmestre, jevenais précisément de finir, nargua l’orateur.

Un large éclat de rire retentit, vite réprimé.Indignés, les mouchards grognèrent.

– Descendez de cette chaise ! ordonna lebourgmestre furieux.

Soudain, à cette injonction brutale, le tribunprit feu. Le rouge lui monta aux joues, ses yeux étincelèrent et ilcria avec force, dévisageant les autorités avec un souverainmépris :

– Je descendrai de cette chaise lorsqu’il meplaira et non pas lorsqu’il vous plaira, monsieur le bourgmestre.Vous pouvez… peut-être… me défendre de parler. Quant à me fairedescendre de cette chaise vous n’en avez aucun droit. Essayez, sivous l’osez, nom de Dieu !

Et il se campa, les bras croisés, tandis quesa garde s’avançait pour lui prêter main-forte.

Cela devenait sérieux. De la foule, quis’agitait, partirent des cris divers. On vit Léo retrousser lesmanches de sa veste et l’on perçut la voix braillarde de Berzeel,qui lançait des invectives dans le vide. Le bourgmestre agita sacanne, comme s’il allait donner un ordre et le garde-champêtreavait tiré son bout de sabre. Les mouchards se faufilaienttraîtreusement vers la chaise. La garde du corps, roide, muette ettrès pâle, ne bronchait pas. On entendit piailler un gosse auquelsa mère donnait la fessée. Les lèvres blanches du curé remuaient,comme s’il mâchait une chique.

– Pff ! C’est de la crapule, de l’infectecrapule ! s’écria tout à coup, avec un violent haussementd’épaules le bourgmestre. Je ne veux pas me salir les mains ;allons-nous-en, monsieur le curé.

Il tourna les talons et, d’un pas trébuchant,appuyé sur sa canne, il partit, accompagné du curé, lançant desregards furibonds, et suivi du garde-champêtre qui, de son petitsabre ridicule, couvrait la retraite.

– Voilà comment nous opérons dans nosmeetings ! conclut le tribun triomphant, en sautant prestementde la chaise.

La foule lui fit une ovation bruyante. Seuls,les mouchards louchaient haineusement. Ils avaient l’air bouffis devenin. Alors, un homme traversa la cohue, marcha droit versl’orateur, s’arrêta devant lui et se mit à chantonner d’une voixsourde et profonde :

– Oooooooooooo….

C’était Justin-la-Craque abominablement ivre,rauque et puant l’alcool, les yeux aqueux et comme enduits degélatine, se raidissant pour ne pas tomber à la renverse. Commetoujours, lorsqu’il était pris de boisson, il s’entêtait à chanterl’O Pépita.

Le tribun eut un mouvement de recul, mais lafoule s’esclaffait de rire et Justin-la-Craque persistait, avecl’opiniâtreté du pochard.

– Pee… pee… pee… peeeeee….

– Qu’est-ce que c’est ? demanda l’orateuren fronçant les sourcils.

– Piii… Pipipipiii… Pépita, Pépita,Pépita ! miaulait Justin-la-Craque sous l’énorme bordée derires.

Outrés, Léo et Pierken, en le bousculant,vinrent à bout de le repousser et expliquèrent à l’orateur quelleétait cette espèce de loufoque, qui lichait. Le tribun hochait latête d’un air grave et dit :

– Il y a encore beaucoup, beaucoup à faireici. Il nous faudra souvent revenir.

– Venez ! Venez ! jubilaitPierken.

Le tribun et sa garde du corps s’écoulèrentavec la foule.

Justin-la-Craque, ayant découvert Berzeel,alla se planter devant lui pour offrir à son camarade une séanced’O Pépita. Berzeel souriait, baveux et attendri. Ensembleils disparurent dans La Belle Promenade.

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