XXX
C’est le 25 février qu’il aurait fallu voir lemouvement de Paris au milieu des barricades ! cette masse degens qui sortaient en quelque sorte de dessous terre, en criant« Victoire » ! le tambour qui battait lerappel ; les braves qui donnaient aux citoyens l’ordre de semettre en rang ; les boutiques des marchands de vin, ouvertesau large, où l’on buvait à la santé de la république ; lestrois ou quatre listes du gouvernement provisoire affichées auxcoins des rues : celle de la Chambre des députés, celle de laCommune, celle de la préfecture de police.
Emmanuel, Perrignon, Valsy et moi, nous étionsconvenus de nous réunir à la brasserie de Strasbourg, vers dixheures ; mais j’avais dormi si longtemps que je n’espéraisplus les trouver, et sur mon chemin j’entendais déjàcrier :
– Méfiez-vous ! ne laissez pasdémolir vos barricades… La place du peuple est dans les barricades…Réunissez-vous sur la place de Grève… Observez bien laCommune !… Prenez garde qu’on vous confisque votre révolutioncomme en 1830 !
Les tambours roulaient. Des individus qu’on neconnaissait ni d’Ève ni d’Adam levaient le sabre encriant :
– Rangez-vous !
Quelques-uns, avec des fusils, lesécoutaient ; ils partaient par escouades de quatre, six, dix,l’arme au bras ; pendant que l’autre, le chef, se dandinaitdevant et se retournait pour voir si ses troupes marchaient en bonordre.
Le principal était d’avoir un tambour ;quand le tambour battait, on emboîtait le pas.
Malheureusement, tous ne voulaient pas seranger ; car, en arrivant à la brasserie de Strasbourg, je visune confusion auprès de laquelle celle de l’Hôtel de ville, quej’avais vue la veille, n’était encore rien. Tout grouillait, toutparlait, tout criait. Sur chaque table, trois ou quatre orateurs,comme on les appelait, faisaient des discours. Quand on écoutait àdroite, on entendait parler de clubs ; à gauche, de Vincennes,devant, de phalanstère ; derrière, de garanties, de drapeaurouge ; de droit au travail ; enfin de tout.
C’était tellement nouveau, tellementextraordinaire, que, s’ils avaient parlé chacun à leur tour, on seserait assis par curiosité pour les entendre. Mais ils parlaienttous ensemble sans s’arrêter.
Chacun d’eux avait aussi trois ou quatrecamarades qui lui prêtaient attention, et quand il en arrivait denouveaux, ces trois ou quatre voulaient les faire écouter, endisant :
– Écoutez, c’est un tel ! qu’on neconnaissait pas.
Je me souviens que, en regardant au fond de lasalle pour tâcher de trouver Perrignon, un de ces hommes en blouseblanche me dit :
– C’est Odénat, le grand Odénat quiparle ! Il a plus de génie que toute la Conventionensemble.
Et que, m’étant retourné sans savoir lequelétait Odénat, un autre me prit par le bras, en disant :
– Écoutez, citoyen, c’est Quilliot… Il aplus de profondeur dans l’esprit que Saint-Just.
J’aurais cru que ces gens se moquaient de moi,s’ils n’avaient pas été si graves. Depuis, j’ai vu qu’ils disaienttous la même chose les uns des autres, et qu’ils le croyaient. Dansleur âme et conscience, ils regardaient Arago, Lamartine,Ledru-Rollin, Marie, Crémieux comme bien au-dessous du moindred’entre eux, et comme ayant pris leur place dans la direction dupeuple. Ils le croyaient, s’étant répété cela entre eux pendant desannées ; mais ils n’étaient pas méchants, ils ne demandaientaux gens que d’avoir la même idée qu’eux sur leur proprecompte.
Je regardais donc tout étonné, quand Emmanuel,Perrignon et Valsy, qui m’avaient attendu, sortirent de labrasserie, et nous descendîmes ensemble au caboulot.Perrignon marchait devant, sa grosse tête penchée d’un air triste.Tout à coup il nous dit :
– Mes enfants, ce n’est pas uneplaisanterie ; ce que je craignais arrive, cessaint-simoniens, ces cabétiens, ces fouriéristes, ces communistesde toute sorte se contentent maintenant de parler, ils veulent nousgagner par la douceur ; mais comme ils ne peuvent pas tousavoir raison, nous serons forcés de choisir entre eux, et lesautres nous tomberont dessus. Ou bien nous les adopterons tous, etnous aurons quinze ou vingt gouvernements qui se feront laguerre ; ou bien la nation soutiendra le gouvernementprovisoire, et tous seront nos ennemis, des ennemis terribles,parce qu’ils croient avoir raison. Aujourd’hui, tout se passeencore en douceur ; ils sont contents de pouvoir parler ;mais demain ils deviendront aigres, et leur aigreur augmentera dejour en jour jusqu’à la bataille. J’ai vu cela ! Appuyons-nousau gouvernement, soutenons-le, c’est notre seule ressource.
Voilà ce qu’il nous dit. Et ce jour-là nousmangeâmes encore au caboulot comme à l’ordinaire ;puis je rentrai rue des Mathurins-Saint-Jacques, pour écrire à mabonne vieille mère Balais que nous avions la république.
Le lendemain, entre deux et trois heures del’après-midi, voyant la foule se porter sur les quais, sans savoirce que cela signifiait, je pris mon fusil pour descendre jusqu’aupont d’Arcole. La foule augmentait de minute en minute, et, sur laplace Notre-Dame, on avait déjà de la peine à passer. J’arrivaipourtant en face de la Commune vers trois heures, et là je montaisur un tas de pierres pour découvrir d’où venait un pareilrassemblement. On n’a jamais vu tant de têtes, tant de baïonnettes,d’étendards pêle-mêle, tant de femmes et d’enfants, de vieux et devieilles. C’était incroyable !
Quelques figures se montraient de temps entemps derrière les hautes fenêtres de l’Hôtel de ville, et tout desuite des rumeurs immenses s’élevaient et se prolongeaient avec desfrémissements sourds, des trépignements et des cris jusqu’au quaides Ormes, et du côté du Louvre, plus loin que le Pont-Neuf. Dieusait combien de milliers d’âmes attendaient là quelque chosed’extraordinaire. – Excepté le chant de la Marseillaise,qui s’élevait tantôt à droite, tantôt à gauche, tout semblaitcalme. Seulement comme l’air était humide et que les femmes nepouvaient plus s’en aller, on les entendait se plaindre et demanderà partir ; mais on ne bougeait pas, on aurait craint de perdrede vue la mairie un instant.
Après mon arrivée, cela dura plus d’unedemi-heure.
Tout à coup un grand murmure s’étendit sur laplace ; ceux qui chantaient se turent. Je m’étais assis ;je me redressai bien vite, et du premier coup d’œil, par-dessuscette foule innombrable, ces milliers de casquettes, de chapeaux,de bonnets, d’étendards, je vis quelques hommes, l’écharpetricolore autour des reins, la tête nue, qui descendaient le grandescalier de l’Hôtel de ville. On entendait murmurer tout bas :« Lamartine, Dupont de l’Eure, Louis Blanc », etc. C’estlà que j’ai vu pour la première fois notre gouvernementprovisoire : Dupont de l’Eure, tout blanc et commeaffaissé ; on le soutenait par les bras. La vue de ce pauvrevieillard, venu dans l’intérêt du peuple, vous remuait le cœur. Lesautres paraissaient encore jeunes auprès de lui. Tous descendirentcet escalier sombre, jusque devant une espèce d’estrade, dontLamartine monta les marches. Il était grand, droit, sa têtegrisonnait, l’écharpe tricolore couvrait sa grande taille maigre.Il tenait à la main un papier qu’il avait l’air de lire, mais il nelisait pas et parlait d’abondance ; et, malgré le grandmurmure de la place, je l’entendais comme si j’avais été près delui.
– Citoyens, dit-il, le gouvernementprovisoire de la République vous annonce de bonnes nouvelles. Laroyauté est abolie, la république proclamée. Le peuple exercera sesdroits politiques. Des ateliers nationaux sont ouverts pour lesouvriers sans salaire. L’armée se réorganise. La garde nationales’unit indissolublement avec le peuple, pour fonder l’ordre de lamême main qui vient de conquérir la liberté. Enfin, messieurs, legouvernement provisoire a voulu vous apporter lui-même, le dernierdécret qu’il vient de délibérer et de signer dans cette séancemémorable : l’abolition de la peine de mort en matièrepolitique… C’est le plus beau décret, messieurs, qui soit jamaissorti de la bouche d’un peuple le lendemain de sa victoire. C’estle caractère de la nation française, qui s’échappe en un crispontané de l’âme de son gouvernement. Nous vous l’apportons. Iln’y pas a de plus grand hommage au peuple, que le spectacle de sapropre magnanimité !
La voix de Lamartine était très forte, graveet belle. Elle s’étendait sur la place, aussi bien que la voix d’unhomme peut aller. Quand il eut fini, des milliers decris :
– Vive la République ! ViveLamartine ! Vive le gouvernement provisoire ! s’élevèrentjusqu’au ciel, en se prolongeant le long des quais, sur la place etdans les rues comme un roulement de tonnerre.
On n’aurait jamais cru que la Républiquepouvait tomber ; on l’aurait crue forte, éternelle comme lajustice. Dieu ne l’a pas voulu ! Peut-être aussi n’étions-nouspas encore dignes de l’avoir !
Ces choses se passaient le 25 ou le 26 février1848, je ne sais plus au juste ; mais je les ai vues.
Et maintenant il faut que je vous raconte labataille de juin, mille fois plus terrible que celle de Waterloo,puisque les Français combattaient entre eux, et que la victoire desuns ou des autres devait couvrir la patrie de deuil.
Je garde cette histoire épouvantable pour uneautre fois, afin que chacun ait le temps de réfléchir à ce que j’aidit, et que je puisse moi-même rassembler mes souvenirs. [1]