Histoires désobligeantes

Chapitre 22Un homme bien nourri

À Eugène Grasset[18] .

 

«Monsieur, j’ai le regret de vous informer que M. VénardProsper, salle Bouley, 13, est décédé à dix heures du matin, le 17octobre 1893. Je vous prie de faire connaître de suite vosintentions relativement à la sépulture du corps qui doit êtreenlevé dans les vingt-quatre heures et d’apporter, en même temps,les pièces nécessaires (acte de naissance ou de mariage) pourrédiger régulièrement l’acte de décès».

Ce fut par un tel avis daté de l’hôpital Necker que j’appris, lemois dernier, la mort sans gloire d’un des hommes les mieux nourrisqu’on ait observés au-dessous des montagnes de la lune, depuis lesgrands goinfres tourangeaux dont Rabelais nous a transmis lesépopées.

Je m’honore d’avoir été son ami et me loue d’avoir partagéquelques-unes de ses bombances. Mais je ne sais comment il se fitque j’étais demeuré seul d’une multitude, quand survint le marasmeinexplicable qui devait le consumer à trente-cinq ans. Lemalheureux n’eut que moi pour le visiter en ses derniers jours etpourvoir à ses funérailles.

Je fis de mon mieux, content d’épargner au cadavre lesprofanations odieuses de l’amphithéâtre et la terrifiante avaniedernière de ce crématoire où l’Assistance publique, toujoursmaternelle, fait brûler, sans leur permission, les indigents mortsdans ses antres.

Car les pauvres ne possèdent même pas leur carcasse, et quandils gisent dans les hôpitaux, après que leur âme désespérée s’estenfuie, leurs pitoyables et précieux corps promis à l’éternellerésurrection,- ô douloureux Christ! – on les emporte sans croix nioraison, loin de vos églises et de vos autels, loin de ces beauxvitraux consolants où vos amis sont représentés, pour servir, commedes charognes d’animaux immondes, aux expérimentations descharcutiers ou des faiseurs de poussière…

Mais, pardon, j’allais perdre de vue qu’il s’agit d’une histoireprécisément saturée de consolation et que les optimistes les plusdéçus ne liront pas, j’ose l’espérer, sans quelque douceur.

* * *

Mon ami Vénard pratiquait, avec une espèce de génie, le plusoublié des arts. Il n’était pas seulement un enlumineur,il était le rénovateur de l’Enluminure et l’un des plusincontestables artistes contemporains.

Il m’a raconté qu’ayant fait dans sa jeunesse d’assez fortesétudes de dessin, cette vocation singulière lui fut révéléebeaucoup plus tard, lorsqu’au retour d’une expédition fameuse où ilavait failli périr, et son patrimoine ayant disparu, la misère lecontraignit à chercher quelque moyen de gagner sa vie.

A toutes les époques, cet homme d’action, enchaîné sur le grilde ses facultés, avait machinalement essayé de les décevoir parl’application de sa main à des ornementations hétéroclites dont ilsurchargeait, en ses heures de pesant loisir, les billets d’unlaconisme surprenant qu’il écrivait à ses amis ou à sesmaîtresses.

On montrait de lui des messages de trois mois notifiant desrendez-vous, dans lesquels l’amplification amoureuse étaitremplacée par une broussaille d’arabesques, de feuillagesimpossibles, d’enroulements inextricables, de figures monstrueusesinsolitement coloriées, où les quelques syllabes exprimant son bonplaisir s’imposaient rudement à l’œil en onciales carlovingiennesou caractères anglo-saxons, les deux écritures les plus énergiques,depuis la rectiligne capitale des éphémérides consulaires.

Un mépris gothique pour toutes les manigances contemporaines luiavait donné le besoin, le goût passionné de ces formes vénérables,dans lesquelles il faisait entrer sa pensée comme il aurait faitentrer ses membres dans une armure.

Peu à peu la lettre ornée lui avait inspiré l’ambition de lalettrine historiée, puis de la miniature détachée dutexte, avec toutes ses conséquences, – conformément à laprogression de cet art primordial et générateur des autres arts,commençant à la pauvre transcription des moines mérovingiens pouraboutir, après une demi-douzaine de siècles, à Van Eyck, Cimabué etOrcagna qui continuèrent sur la toile, avec des couleurs plusmatérielles dont la Renaissance allait abuser, les traditionsesthétiques du spirituel Moyen Age.

Son habileté devint prodigieuse aussitôt qu’il eût décidé d’entirer parti et il apparut un artiste merveilleux. de l’originalitéla plus imprévue.

Il avait étudié avec soin et consultait sans cesse les monumentsadorables conservés à la Bibliothèque Nationale ou aux Archives,tels que les Évangéliaires de Charlemagne. de Charles-le-Chauve, deLothaire, le Psautier de saint Louis, le Sacramentaire de Drogon deMetz, les célèbres livres d’heures de René d’Anjou, d’Anne deBretagne et les miniatures sublimes de Jehan Fouquet, peintreattitré de Louis XI.

Il avait fait presque des bassesses pour obtenir l’autorisationde copier quelques scènes bibliques ou paysages dans les Heuresmagnifiques du frère de Charles V possédées par le ducd’Aumale.

Enfin, un jour, il avait accompli le coûteux pèlerinage deVenise, uniquement pour y étudier ce miraculeux Bréviaire deGrimani auquel Memling passe pour avoir collaboré et dont s’inspiraDurer.

Toutefois, il ne reproduisait jamais, ne fût-ce que parfragments juxtaposés, l’œuvre de ses devanciers du Moyen Age. Sescompositions, toujours étranges et inattendues, qu’elles fussentflamandes, irlandaises, byzantines ou même slaves, étaient bien àlui et n’avaient d’autre style que le sien, a le style Vénard»,comme l’avait dit exactement Barbey d’Aurevilly, dans un feuilletonplein d’enthousiasme qui commença la réputation del’enlumineur.

Dédaigneux des chloroses de l’aquarelle, son unique procédéconsistait à peindre à la gouache, en pleine pâte, en exaspérant laviolence de ses reliefs de couleur par l’application d’un certainvernis dont il était l’inventeur et qu’il ne livrait à l’analyse depersonne.

Ses enluminures, par conséquent, avaient l’éclat et laconsistance lumineuse des émaux. C’était une fête pour les yeux, enmême temps qu’un ferment puissant de rêverie pour les imaginationscapables de faire reculer la croupe de la Chimère, et de réintégrerles siècles défunts.

* * *

Il me reste maintenant à expliquer comment ce personnageextraordinaire fut un homme si bien nourri et comment sa finlamentable a pu être, pour un grand nombre, l’occasion de seconsoler.

On sait que je n’en laisse échapper aucune de faire valoir mescontemporains et que c’est pour moi un besoin de répandre sur lescœurs souffrants le dictame de mes adjectifs.

Ici, par bonheur, je n’ai presque rien à faire. Je me demandemême si jamais la grandeur morale a tant éclaté qu’en cetteoccurrence du trépas de l’enlumineur.

Prosper Vénard n’était pas encore enterré que, déjà, vingtfeuilles rédigées par de justes écrivains mentionnaient engémissant les origines peu connues de sa déchéance.

L’enlumineur n’avait pensé qu’à manger. Pendant dix ans on nel’avait vu occupé, pour ainsi dire, qu’à chercher de la nourriture.Il aurait fallu vider les caisses publiques pour obtenir sonrassasiement et tous les troupeaux de la Mésopotamie n’aurait pucombler la voracité de ce défunt.

Mais enfin, grâce à Dieu! c’était fini. Le cyclone de cettefringale s’était dissipé. Les autres humains, à leur tour, allaientêtre admis à fonctionner de la mandibule inférieure, et la sociétéfrançaise, délivrée d’un si grand péril, pourrait tranquillement seremettre à table.

Les révélations affluèrent. – Je l’ai nourri pendant deux ans,disait l’un. – Il venait sans cesse dîner chez moi, criait l’autre.- Je n’ai pu le voir une seule fois sans qu’il se plaignît decrever de faim, vociférait un troisième.

On découvrit avec stupeur que ce Vénard avait été gavé partoutle monde, sans exception, Plus de cinq cents personnes, peut-être,avaient été occupées exclusivement à l’emplir du matin au soir, ets’il était mort de langueur, comme l’affirmait si étrangement lechef de service de l’hôpital, c’est qu’alors il n’y avait jamais eurien à faire et qu’il eût été beaucoup plus sage d’y renoncer,etc.

– Tranchons le mot, écrivait un de nos plus adipeux critiques,c’est décourageant, c’est profondément inéquitable. On a droit aumoins à la graisse des cochons qu’on alimente à si grands frais. Cemonsieur n’était pas même capable de la gratitude la plusvulgaire.

C’était, ma foi, vrai. Mon ami le maigre Vénardmangeait assez bien, je ne dis pas non, quand il en trouvaitl’occasion, ce qui arrivait, je crois, un peu moins souvent que laconjonction de Neptune et de Jupiter, mais il léchait mal.

On ne put jamais lui faire comprendre qu’un artiste pauvre a ledevoir de sucer l’empeigne d’un avorton littéraire qui le régalad’épluchures, un certain jour, et que plus il est grand artiste,plus il a ce devoir.

Il comprit moins encore que l’emprunt d’une pièce de cent sousdût l’engager éternellement aux jean-foutreries de la complaisanceet il fut sans respect pour les importants qui le dégoûtaient. Delà sa réputation d’ingratitude.

J’ai bien essayé de le défendre. J’ai même poussé l’audacejusqu’à dire qu’il se pourrait, après tout, que quelques repasdénués de faste se trouvassent un million de fois payés par destravaux d’enluminure d’une incomparable magnificence, dont nul nesoufflait mot, et que l’exilé du Moyen Age avait offert simplementà ses bienfaiteurs.

Mais on m’a fermé la bouche en me faisant observer que lespolychromies invendables de ce mangeur ne pourraient avoir unesorte d’intérêt que pour les hommes de la seconde moitié duvingtième siècle, époque assignée par quelques prophètes pour larésurrection de Barberousse ou de Charlemagne.

En attendant, la légende est inextirpable, et les ducs oumargraves, sortis des entrailles de l’Anarchie, qui gouvernerontl’Europe dans cent ans, donneront peut-être des territoires enéchange de quelques miniatures de ce Vénard, si fameux autrefoispar sa goinfrerie, et que ses infortunés contemporainss’exténuèrent à bien nourrir.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer