La plume empoisonnée d’ Agatha Christie

Qu’on ne s’inquiétât jamais de ce que devenait Megan, c’était faux. Symmington était sur le pas de sa porte quand nous arrivâmes. Il reconnut ma voiture et me cria, avant même qu’elle fût arrêtée :

— Megan est avec vous ?

— Je vous la ramène.

Elle sauta à terre.

— Megan, lui dit-il, il ne faut pas t’en aller comme ça sans prévenir personne ! Miss Holland t’a cherchée partout !

Megan murmura quelques mots parfaitement inaudibles et, passant devant son père, rentra dans la maison.

Symmington soupira.

— Une grande fille qui n’a pas une mère pour s’occuper d’elle, c’est une bien lourde responsabilité ! Elle est tout de même trop âgée pour que je la remette en pension !

Il me regardait d’un œil soupçonneux.

— Vous l’avez emmenée faire une promenade ?

Je jugeai préférable de le lui laisser croire et je répondis oui.

CHAPITRE XI

1

Le lendemain, je devins fou. Quand je réfléchis à ce qui s’est passé ce jour-là, je ne vois pas d’autre explication possible.

J’avais rendez-vous, comme tous les mois, avec Marcus Kent, qui m’examinait. J’allai à Londres par le train. Contrairement à son habitude, Joanna décida de ne pas m’accompagner. Je lui dis que nous reviendrions le soir même. Elle resta sur ses positions, prenant un air énigmatique pour me déclarer qu’elle avait énormément à faire et ajoutant qu’il fallait être ridicule pour aller mijoter dans la chaleur d’un wagon de chemin de fer quand il faisait si beau à la campagne. C’était exact, je le reconnais, mais ça ne ressemblait guère à Joanna.

Ma sœur m’ayant assuré qu’elle n’avait pas besoin de la voiture, je pris l’auto pour aller à la gare, qui, pour d’obscures raisons que doivent seuls connaître les dirigeants de la compagnie, se trouve à un bon kilomètre en dehors de la ville.

À mi-chemin, je rencontrai Megan qui flânait. Je m’arrêtai.

— Bonjour, Megan ! Que faites-vous ?

— Je me promène.

— À une allure qui ne vous fatiguera pas ! Je vous regardais de loin. Vous vous traîniez comme un vieux crabe dégoûté de la vie !

— C’est parce que je ne vais nulle part. Alors…

— Dans ce cas-là, montez ! Vous m’accompagnerez jusqu’à la gare !

Elle s’assit à côté de moi.

— Où allez-vous ? me demanda-t-elle.

— À Londres, voir mon médecin.

— Vous n’allez pas plus mal, non ?

— Non. Ça va même très bien et j’espère que Marcus Kent sera content de moi !

Elle approuva en souriant.

À la gare, je m’occupai d’abord de la voiture, que je garai, puis je pris mon billet. Il n’y avait que peu de monde sur le quai et personne que je connusse.

Megan m’emprunta une pièce de monnaie pour la glisser dans la fente d’un distributeur automatique. Elle s’était aperçue qu’elle avait envie d’une tablette de chocolat. Je la regardais avec une irritation croissante. Elle portait des souliers qui n’avaient plus de forme, des bas grossiers particulièrement laids, une jupe et une veste qui ne ressemblaient à rien. Tout cela aurait dû m’être indifférent. Et tout cela faisait plus que m’agacer !

— Megan, dis-je d’un ton bourru quand elle revint, pourquoi mettez-vous ces horreurs de bas ?

Elle les examina, très surprise.

— Qu’est-ce que vous leur reprochez ?

— Tout ! Ils sont odieux ! Et votre pull-over, vous croyez qu’il est joli ?

— Il est très bien ! Il y a des années que je l’ai !

— Je m’en doute ! Et pourquoi…

Le train entrait en gare. J’interrompis mon sermon et grimpai dans un compartiment vide. Installé, je baissai la vitre et me penchai au-dehors pour continuer la conversation. Megan était sur le quai, son visage levé vers moi. Elle me demanda pourquoi j’étais fâché.

— Je ne suis pas fâché, répondis-je au mépris de toute vérité, je suis furieux !… Furieux de vous voir mise avec tant de négligence, furieux de constater que ça vous est égal d’être bien ou mal habillée !

— De toute façon, répliqua-t-elle, je ne serais pas jolie ! Alors, qu’est-ce que ça peut faire ?

— Comment vous seriez, vous ne le savez pas ! Je voudrais vous voir bien arrangée, une fois, rien qu’une fois ! Je voudrais pouvoir vous emmener à Londres et vous équiper des pieds à la tête !

Le train s’ébranlait. Megan était toujours là, son petit visage pensif levé vers moi.

C’est alors que, comme je l’ai dit tout à l’heure, je devins fou.

Brusquement, j’ouvris la porte, j’empoignai Megan par le bras et je la hissai dans le compartiment. Elle atterrit un peu brutalement sur le plancher du wagon. Je la remis doucement sur ses pieds.

— Pourquoi avez-vous fait ça ? me demanda-t-elle, tout en s’essuyant les genoux.

— Mystère et discrétion ! répondis-je. Vous venez à Londres avec moi et, quand je me serai occupé de vous, vous passerez devant une glace sans vous reconnaître. Je vais vous montrer à quoi vous pouvez ressembler si vous en avez la volonté. J’en ai assez de vous voir comme vous êtes !

L’arrivée du contrôleur la dispensa de répliquer, mais elle paraissait ravie. Je pris pour elle un billet d’aller et retour, tandis qu’elle s’asseyait en face de moi, me regardant avec crainte et respect.

— Vous prenez vos décisions tout d’un coup ! me dit-elle après le départ du contrôleur.

— Toujours ! Dans la famille nous sommes comme ça !

Comment lui aurais-je expliqué ce qui m’avait pris ? Sur le quai, elle avait l’air d’un pauvre chien abandonné. Maintenant, elle me faisait songer à un brave chien qui n’est pas encore tout à fait sûr que c’est bien vrai qu’on l’emmène en promenade.

— J’imagine, dis-je, que vous connaissez Londres assez mal.

— Je le connais. Je l’ai traversé plusieurs fois quand j’étais en pension et j’y suis allée pour me faire soigner les dents et, une autre fois, pour la pantomime de Noël.

— C’est un autre Londres que vous allez découvrir !

À l’arrivée, mon rendez-vous me laissait une demi-heure devant moi. Nous montâmes en taxi pour nous rendre directement chez Mirotin, le couturier de Joanna. Mirotin, en fait, est une charmante femme d’une quarantaine d’années, d’allure sportive, qui s’appelle Mary Grey et qui m’a toujours été sympathique.

— Vous êtes ma cousine ! dis-je à Megan, en pénétrant dans les salons.

— Pourquoi ?

— Ne discutez pas !

Mary Grey s’élevait avec fermeté contre les intentions d’une Juive dodue qui prétendait lui acheter une robe du soir bleu pastel dans laquelle elle ne pouvait manquer d’être grotesque. Elle abandonna sa cliente pour m’accorder, dans un coin du salon, les deux minutes d’entretien que je lui avais fait demander.

— Je vous amène, lui expliquai-je, une petite cousine à moi. Joanna voulait venir mais elle a été empêchée. Elle s’en rapporte entièrement à vous. Vous voyez de quoi l’enfant a l’air ?

— Mon Dieu, oui ! dit Mary, d’un ton pénétré.

— Bon !… Eh bien ! il faut qu’elle soit parfaite en sortant d’ici. Vous avez carte blanche. Bas, chaussures, sous-vêtements, robe, il lui faut tout ! Le coiffeur de Joanna habite tout près, je crois ?

— Antoine ? Juste au coin. Je lui ferai signe !

— Vous êtes une femme étonnante !

— Non ! Mais, sans parler de la question d’argent qu’on ne peut pas négliger par le temps qui court, surtout quand la moitié de vos belles clientes oublient de vous payer, ça m’amusera !

Elle jeta un coup d’œil connaisseur sur Megan, qui se tenait respectueusement à quelque distance.

— Elle est très jolie, cette petite ! conclut-elle.

— Vous devez avoir des rayons X à la place des yeux, dis-je. Pour ma part, je suis incapable de me prononcer !

— Elles sont toutes comme ça quand elles sortent de pension, dit Mary Grey en riant. Ces petites qui sont en train de devenir des femmes, on dirait que le mot d’ordre est de faire qu’elles ne ressemblent à rien du tout ! Et, quelquefois, il faut toute une saison pour leur donner figure humaine ! Pour celle-ci, soyez tranquille, je m’occupe d’elle moi-même !

— Bravo ! dis-je. Je viendrai la reprendre vers six heures.

2

Marcus Kent se déclara très satisfait de moi. Ses prévisions les plus optimistes étaient dépassées.

— Pour récupérer comme vous l’avez fait, me dit-il, il faut que vous ayez la constitution d’un éléphant ! C’est en tout cas la preuve que le grand air, une bonne hygiène et une vie calme et paisible suffisent à remettre sur pied un homme qui veut guérir.

— Je vous accorde le grand air et la bonne hygiène, répondis-je, mais n’allez pas croire qu’on mène à la campagne une vie sans émotions ! J’estime que je viens d’en avoir ma part !

— Quel genre d’émotions ?

— Celles qui accompagnent un meurtre.

Marcus Kent émit un petit sifflement discret.

— Un drame passionnel et champêtre ? Un garçon de ferme qui a tué sa bonne amie ?

— Nullement. Un fou assassin…

— N’ai-je pas lu quelque chose là-dessus ? On l’a arrêté ?

— Pas du tout ! J’ai dit un « fou », mais, en réalité, c’est une folle…

— Bigre !… Mais, dans ces conditions, je ne suis plus tellement sûr que Lymstock soit pour vous un endroit idéal !

— Je le trouve parfait et je vous préviens que vous ne m’en ferez pas partir !

Marcus Kent est très terre à terre.

— Ah ! fit-il. Nous sommes tombé amoureux d’une jolie blonde ?

Je pensai fugitivement à Elsie Holland.

— Non, répondis-je. C’est ce crime dont je vous parlais qui m’intéresse. Du point de vue psychologique, bien entendu.

— Parfait ! Veillez seulement à ce que cette folle ne vous supprime pas, vous !

— Aucun danger !

— Vous dînez avec moi ce soir ? Vous me raconterez ce crime rustique…

— Navré ! Je suis pris.

— Une belle dame, probablement ?… Ah ! vous vous portez mieux !

J’arrivai sous le porche de Mirotin à six heures, au moment de la fermeture. Mary Grey vint à ma rencontre en haut de l’escalier conduisant aux salons. Elle avait un doigt sur ses lèvres.

— Vous allez recevoir un choc ! m’annonça-t-elle. Ce n’est peut-être pas à moi de le dire, mais nous avons fait du beau travail !

Megan, debout devant une glace, contemplait son image. J’avoue que, lorsque je l’aperçus, le souffle me manqua : j’avais peine à la reconnaître ! Elle m’apparaissait grande et élancée, avec des chevilles délicates et fines. Elle avait de beaux bas de soie et des souliers fort élégants, qui mettaient en valeur un pied dont la taille me surprit. Il y avait dans toute sa personne un air de distinction naturelle qui m’enchanta. Elle avait de la race. J’admirai sa chevelure châtain, artistement peignée, et je constatai avec plaisir qu’on avait eu le bon goût de ne pas la maquiller ou qu’on l’avait fait, en tout cas, avec une discrétion méritoire. Ses lèvres n’avaient pas besoin de rouge. Je remarquai, en outre, qu’elle se tenait mieux. La ligne de son cou était ravissante.

Elle m’aperçut dans la glace et se retourna. Elle souriait, avec un petit air grave et timide.

— Je suis… plutôt bien, n’est-ce pas ? dit-elle.

— Plutôt bien ! m’écriai-je. Vous êtes modeste ! Allons dîner ! S’il n’y a pas un homme sur deux pour se retourner sur vous, je veux qu’on me pende ! À côté de vous, les autres vont avoir l’air de vilaines poupées mal fagotées !

Megan n’était pas très jolie, mais elle avait un visage curieux et intéressant. Elle avait de la personnalité. Je la fis passer devant moi pour entrer dans le restaurant et, au moment où le maître d’hôtel se précipita à notre rencontre, j’éprouvai cette espèce de vanité imbécile qui s’empare de l’homme qui s’imagine posséder ce que les autres n’ont pas.

Nous bûmes quelques cocktails, sans nous presser, puis nous dînâmes. Ensuite, nous dansâmes : Megan m’avait dit adorer la danse et je n’avais pas voulu lui refuser ce plaisir. Je ne sais trop pourquoi, cependant, je m’imaginais qu’elle dansait mal. Je découvris bientôt qu’il n’en était rien. Elle était légère comme une plume et ses pas se modelaient admirablement sur le rythme imposé par son cavalier.

— Mais, lui dis-je, vous dansez à ravir !

— Naturellement, répondit-elle, un peu surprise. J’ai pris des leçons en pension !

— Il ne suffit pas de prendre des leçons pour faire une danseuse ! déclarai-je.

Nous regagnâmes notre table.

Megan était enchantée de sa soirée. Moi aussi. Le temps passait. Je ne m’en apercevais pas. J’étais complètement fou.

C’est Megan qui me ramena sur terre en disant soudain, d’un air pensif :

— Est-ce qu’il ne serait pas temps de rentrer ?

Ce fut pour moi comme un coup de massue ! Depuis quelques heures, je vivais dans un monde irréel en compagnie de la créature que j’avais créée. J’étais fou.

— Grands Dieux ! m’écriai-je.

Je consultai ma montre. Le dernier train était parti.

— Ne bougez pas ! dis-je. Je vais téléphoner.

J’appelai le siège d’une compagnie de voitures de remise et demandai qu’on m’envoyât l’automobile la plus puissante et la plus rapide. Puis je revins auprès de Megan.

— Le dernier train est parti, lui dis-je. Nous rentrerons en auto !

— Vraiment ! C’est épatant !

Je la trouvais délicieuse. Tout lui faisait plaisir. Elle se réjouissait de tout et tout ce que je lui proposais lui plaisait.

L’auto qui nous ramena à Lymstock dévorait la route, mais il était terriblement tard quand nous approchâmes de la ville.

— J’ai bien peur, dis-je, pris de remords tardifs, qu’on se soit alarmé de votre absence et qu’on ait organisé des expéditions pour vous rechercher !

— Je ne pense pas, répondit Megan avec calme. Il m’arrive souvent de sortir et de ne pas rentrer pour le déjeuner.

— D’accord ! Mais aujourd’hui, vous avez également manqué le thé et le dîner.

Megan, il faut le croire, était dans un jour de chance. La maison était silencieuse quand la voiture s’arrêta devant la grille. Sur le conseil de Megan, nous passâmes par-derrière. Quelques graviers jetés contre les carreaux de sa chambre amenèrent à la fenêtre Rose qui, tout émue et la main sur le cœur, descendit nous ouvrir la porte.

— Eh bien, vrai ! s’écria-t-elle. Moi qui ai dit que Mademoiselle était couchée dans son lit et endormie ! Monsieur et Miss Holland ont dîné très tôt et sont allés faire une promenade en auto. J’ai dit que je m’occuperais des enfants et que je les coucherais ! Je croyais que vous étiez rentrée. J’avais cru vous entendre tandis que j’étais dans sa chambre en train d’essayer de calmer Colin qui ne voulait pas s’endormir. Comme je ne vous avais pas vue en redescendant, j’ai pensé que vous étiez montée à votre chambre et c’est pour cela que lorsqu’il est rentré, j’ai dit à Monsieur, quand il vous a demandée, que vous étiez allée vous coucher !

Je mis fin à ce déluge d’explications en faisant remarquer que c’était en effet ce que Megan avait de mieux à faire maintenant.

— Bonne nuit ! me dit-elle. Et merci « pour de vrai » ! J’ai eu aujourd’hui la plus belle journée de ma vie !

J’arrivai à la maison encore un peu étourdi et je donnai au chauffeur un large pourboire, lui offrant un lit s’il voulait en profiter. Il préféra rentrer dans la nuit et je le laissai partir.

Tandis que nous parlions, la porte s’était entrouverte. Joanna était dans le vestibule.

— Enfin, te voilà !

— Tu étais inquiète ?

Je fermai la porte et suivis Joanna dans le salon, où elle m’avait attendu en buvant du café. Je me servis un whisky-soda, tandis qu’elle remplissait de nouveau sa tasse.

— Inquiète pour toi ? reprit-elle, répondant enfin à ma question. Tu ne voudrais pas. Je pensais que tu avais décidé de rester à Londres et de faire une petite noce…

— C’est un peu ce que j’ai fait.

Joanna, me voyant rire, me demanda ce qui m’amusait. Je lui racontai ma journée, sans rien omettre.

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