La plume empoisonnée d’ Agatha Christie

— Mais, alors, dis-je, à qui faisiez-vous allusion en disant « Pauvre femme » ?

Elle me dévisagea d’un air surpris.

— Je pensais à la malheureuse qui a écrit les lettres.

Je répliquai que je réserverais mes sympathies pour des créatures qui en seraient plus dignes. Mrs. Dane Calthrop se pencha vers moi et posa sa main sur mon genou.

— Mais, dit-elle, vous ne vous rendez donc pas compte ?… Faites un effort d’imagination ! Imaginez combien la pauvre femme doit être malheureuse pour que l’idée lui vienne de s’asseoir à sa table pour écrire de telles infamies ! Ne faut-il pas qu’elle se sente coupée de l’espèce humaine, seule avec cet horrible poison qui circule dans ses veines et qui la pousse ? Pour moi, je ne puis m’empêcher d’y penser et je m’adresse des reproches que je crois justes. Il y a quelqu’un dans cette ville dont nul ne soupçonne l’immense détresse morale. Ne devrais-je pas être allée à son secours ? J’ai pour principe de ne pas me mêler des affaires des autres, mais, dans ce cas particulier, je voudrais faire quelque chose ! Je suis sûre que, si l’on pouvait intervenir auprès de cette malheureuse femme, on obtiendrait les plus beaux résultats ! Et c’est pourquoi je la plains ! Pauvre femme !

Elle se leva pour partir. Je la regardai. Je ne pouvais partager son sentiment, mais, par curiosité, je lui posai encore une question :

— Cette pauvre femme, madame Calthrop, qui pensez-vous qu’elle puisse être ?

— Là-dessus, répondit-elle, j’ai peut-être une idée. Mais il se peut que je me trompe !

Je l’accompagnai jusqu’à la porte. Au moment de sortir, elle s’arrêta.

— Monsieur Burton, pourquoi ne vous êtes-vous jamais marié ?

Dans la bouche de quelqu’un d’autre, c’eût été là une impertinence. Dans la sienne, c’était différent. L’idée venait de lui passer par la tête et, sans malice, elle posait la question.

— Nous dirons, répondis-je avec bonne humeur, que c’est parce que je n’ai jamais rencontré la femme qui me convenait !

— Si vous voulez, fit-elle, mais ce n’est pas tout à fait satisfaisant. Il y a tant d’hommes qui ont épousé la femme qui ne leur convenait pas !

Elle s’en alla là-dessus et je revins vers Joanna.

— Tu sais, me dit-elle, que je commence à la croire complètement folle ? Malgré ça, elle me plaît. Les gens du village ont peur d’elle…

— Moi aussi, un peu !

— Parce que tu ne sais jamais ce qu’elle va te dire ?

— Oui. Et aussi parce qu’elle me semble avoir certains dons divinatoires !

— Crois-tu vraiment que la femme qui écrit ces lettres est très malheureuse ?

— Je ne sais, cette ordure, ni ce qu’elle pense ni ce qu’elle ressent et je m’en fiche ! Je réserve ma pitié pour ses victimes !

Il me semble curieux, maintenant, de faire remarquer que, lorsque nous nous efforcions de nous représenter l’état d’esprit de l’auteur des lettres, nous accumulions les raisonnements erronés. Griffith voyait l’horrible femme débordant d’une joie mauvaise. Je l’imaginais bourrelée de remords. Mrs. Dane Calthrop ne doutait pas qu’elle fût malheureuse. Aucun de nous ne songeait qu’elle avait peur !

Et, pourtant, cela tombait sous le sens !

Car, avec la mort de Mrs. Symmington, l’affaire changeait d’aspect. J’ignore ce qu’il en était exactement au point de vue de la loi – Symmington, lui, devait le savoir – mais il était évident que le décès de Mrs. Symmington mettait l’auteur des lettres dans une situation qu’il n’avait peut-être pas voulue. Que son identité vînt à être découverte et il pouvait tout craindre ! Impossible de prétendre qu’il s’agissait de simples plaisanteries d’un goût déplorable ! Les policiers se démenaient. Scotland Yard avait envoyé sur place un de ses meilleurs spécialistes. Rester anonyme devenait pour l’auteur des lettres une question de vie ou de mort.

Il avait peur…

Et, parce qu’il avait peur, certaines choses devenaient inévitables.

C’était l’évidence même.

Mais je ne m’en suis aperçu que beaucoup plus tard.

2

Joanna et moi, nous descendîmes tard le lendemain pour notre petit déjeuner. Tard, pour Lymstock s’entend. Car il n’était guère que neuf heures et demie, une heure à laquelle, à Londres, Joanna commençait seulement à entrouvrir les paupières et à laquelle les miennes demeuraient obstinément closes. Mais nous subissions la loi de Mary. Lorsqu’elle nous avait demandé si le petit déjeuner serait servi à huit heures nous n’avions pas osé suggérer qu’une heure un peu plus tardive nous eût mieux convenu.

À ma vive contrariété, je constatai qu’Aimée Griffith était sur le pas de la porte, bavardant avec Megan. Elle nous interpella avec sa cordialité ordinaire :

— Alors, paresseux que vous êtes ! Vous voilà tout de même ! Il y a des heures que je suis debout !

Ça, c’était son affaire ! Un médecin, c’est certain, doit se lever tôt et, quand il a une sœur qui connaît ses obligations, elle fait comme lui afin d’être là pour lui servir son thé ou son café au lait. Mais ce n’est pas une raison pour venir importuner des voisins encore à moitié endormis. On ne fait pas de visites à neuf heures du matin !

Megan nous rejoignit dans la salle à manger. Aimée Griffith suivit.

— J’avais pourtant dit que je n’entrerais pas ! remarqua-t-elle.

Elle s’imaginait sans doute que ça faisait une différence. Pour moi, parler aux gens sur leur seuil ou à l’intérieur de la maison, c’est la même chose. Surtout à neuf heures du matin !

— Je n’étais venue, ajouta-t-elle, que pour demander à Miss Burton si elle a quelques légumes à nous donner pour la Croix-Rouge. Si oui, je les ferai prendre par Owen avec la voiture…

— Vous vous êtes mise en route au petit jour ? dis-je.

— Le monde, répliqua-t-elle, appartient à ceux qui se lèvent tôt ! À cette heure-ci, on trouve les gens chez eux. D’ici, je vais chez Mr. Pye. Et, cet après-midi, je serai à Brenton. Pour mes Guides !

— Votre activité me fatigue !

La sonnerie du téléphone m’empêcha de poursuivre. J’allai dans le hall pour répondre, cependant que Joanna, parlant rhubarbe et haricots avec quelque embarras, prouvait clairement à notre visiteuse qu’elle ne connaissait rien aux choses du jardin, et du potager en particulier.

J’avais pris le récepteur.

— Allô !

À l’autre extrémité du fil, une respiration oppressée préludait à un « oh ! » qui me parut un peu insuffisant. Je reconnus une voix de femme.

— Allô ! répétai-je d’un ton plus aimable.

— Allô ! reprit la voix. C’est bien « Little Furze » ?

— C’est bien « Little Furze » !

La voix se fit prudente. Je l’entendais à peine.

— Pourrais-je parler à Miss Mary ? Rien qu’un instant !

— Mais certainement. De la part de qui ?

— Dites que c’est Agnès, voulez-vous ?… Agnès Waddle !

— Agnès Waddle ?

— C’est ça !

Je résistai à la tentation de lui dire que sa communication avait été reçue par Donald le Canard et, posant le récepteur, j’allai au pied de l’escalier pour appeler Mary, que j’entendais circuler au premier étage. Elle finit par apparaître sur le palier. Elle tenait un balai à la main et, encore que son attitude fût des plus respectueuses, son regard disait clairement : « Qu’est-ce qu’il y a encore ? »

— Monsieur ? fit-elle.

— Agnès Waddle vous demande au téléphone.

— S’il vous plaît, monsieur ?

Je criai presque :

— Agnès Waddle !

Je répétais le nom que j’avais entendu, mais il s’écrivait autrement.

— Ah ! fit Mary. Agnès Woddel !… Qu’est-ce qu’elle peut bien me vouloir encore ?

En même temps, lâchant son balai, elle dégringolait l’escalier et se dirigeait vers le téléphone, cependant que je battais discrètement en retraite vers la salle à manger, où Megan engloutissait avec appétit un plat de rognon au bacon. Elle répondit à mon bonjour d’un ton bourru et je n’insistai pas. Je la laissai à son repas et j’ouvris mon journal. Joanna vint aussitôt me rejoindre. Elle avait l’air passablement déconfit.

— Elle m’a éreintée ! s’écria-t-elle. Et j’ai l’impression que j’ai étalé en long et en large ma totale ignorance des choses qui poussent dans les jardins ! Il n’y a donc pas de petits pois en cette saison ?

— Les petits pois, dit Megan, c’est en août.

— Mais, à Londres, nous en avons d’un bout à l’autre de l’année !

— Des petits pois de conserve, lui fis-je remarquer. Ils nous arrivent des confins de l’Empire, dans des bateaux spécialement équipés.

— Comme l’ivoire, les singes et les paons ?

— Exactement.

— J’aimerais bien avoir un paon, dit Joanna, pensive.

— Moi, déclara Megan, je préférerais un singe !

Joanna épluchait une orange et réfléchissait.

— Ce doit être très curieux, dit-elle soudain, d’être comme Aimée Griffith, toujours en mouvement, et toujours en train de faire quelque chose. Je me demande si elle est parfois fatiguée, s’il lui arrive jamais de trouver la vie morne et sans intérêt.

Je déclarai que j’étais persuadé du contraire et passai sous la véranda, avec Megan. Je bourrais ma pipe quand j’entendis Mary entrer dans la salle à manger.

— Mademoiselle, dit-elle, s’adressant à Joanna, pourrais-je vous parler une minute ?

« Pourvu, pensai-je, qu’elle ne nous donne pas ses huit jours ! Emily Barton ne nous le pardonnerait pas ! »

Heureusement, il ne s’agissait pas de cela.

— Je m’excuse, mademoiselle, poursuivait Mary. La jeune femme qui m’a appelée n’aurait pas dû se permettre ça. Elle sait très bien que je ne me sers pas du téléphone et que je ne veux pas qu’on me demande. Je suis navrée, mademoiselle. Monsieur s’est dérangé et…

— Mais, dit Joanna de sa voix la plus suave, pourquoi vos amis ne se serviraient-ils pas du téléphone, quand ils ont à vous parler ?

Je ne voyais pas Mary, mais j’imaginais sans peine sa réaction. Elle devait maintenant avoir son visage le plus sévère et le plus fermé.

— Ce sont des choses qui ne se sont jamais faites dans cette maison, répondit-elle, Miss Emily ne les aurait jamais tolérées. Je vous le répète, mademoiselle, je suis désolée de cette communication, mais la pauvre Agnès Woddel qui me l’a passée, est si désemparée, elle est si jeune aussi, qu’elle ne sait plus guère ce qui se fait et ce qui ne se fait pas !

« Encaisse, Joanna ! » songeai-je.

— Cette Agnès qui m’a appelée, reprenait Mary, a servi ici sous mes ordres. Elle avait seize ans et nous arrivait de l’orphelinat. Elle n’a pas de famille, pas de mère, pas de parents, de sorte que c’est à moi qu’elle a pris l’habitude de demander conseil. Vous comprenez, je lui dis ce qu’il en est et ce qu’il faut faire…

— Je comprends…

— Alors, mademoiselle, je me permets de venir vous demander si vous voulez bien autoriser Agnès à venir cet après-midi prendre le thé avec moi à la cuisine. C’est son jour de sortie et elle me dit qu’elle a besoin de me consulter. Autrement, je ne me permettrais pas.

Joanna paraissait fort surprise.

— Je ne vois vraiment pas, dit-elle, pourquoi quelqu’un ne viendrait pas prendre le thé avec vous !

Mary eut une sorte de haut-le-corps, Joanna me le dit plus tard, et répondit :

— C’est une chose qui ne s’est jamais faite dans cette maison, mademoiselle. La vieille Mrs. Barton ne nous a jamais autorisées à recevoir des visites à la cuisine, sauf lorsque c’était notre jour de congé. Et Miss Emily a fait comme elle.

Joanna est très gentille avec les domestiques, qui l’aiment généralement assez, mais elle n’a jamais su faire la conquête de Mary. Je le lui fis remarquer peu après, lorsqu’elle vint me rejoindre.

— Mary, dis-je, ne te sait gré ni de ta sympathie ni de ta mollesse. Elle tient aux vieilles habitudes et elle sait ce qui se fait et ne se fait pas dans une bonne maison !

— D’accord ! répliqua-t-elle. Mais empêcher les domestiques de recevoir leurs amis, c’est de la tyrannie. Dis ce que tu veux, Jerry, je ne peux pas croire, moi, qu’ils demandent à être traités comme des esclaves !

— Il faut pourtant admettre que si ! Au moins en ce qui concerne Mary !

— Je ne comprends pas pourquoi elle ne m’aime pas. Généralement, je suis plutôt sympathique aux gens…

— À mon avis, dis-je, elle te méprise parce que tu n’es pas une maîtresse de maison accomplie. Tu ne passes jamais tes doigts sur les meubles pour voir si le ménage a été bien fait, tu ne regardes pas sous les tapis, tu ne demandes jamais ce qu’est devenu le reste du gâteau au chocolat, tu ne fais jamais faire de panades…

— Au total, dit tristement Joanna, je suis une véritable catastrophe ! Particulièrement aujourd’hui. Je suis ridicule aux yeux d’Aimée parce que je ne connais rien aux légumes et Mary me traite de haut parce que j’ai des sentiments humains. Il ne me reste qu’une chose à faire : aller au jardin et manger des racines et des vers de terre !

— Tu y retrouveras Megan. Elle y est déjà !

Megan se promenait à travers les allées, le front soucieux. Elle vint à notre rencontre.

— Je crois, dit-elle, que je vais rentrer à la maison aujourd’hui.

— Hein ?

— Oui, continua-t-elle, rougissant, mais d’un ton résolu. Vous avez été on ne peut plus gentils de me prendre avec vous et j’ai dû vous embêter terriblement, je me trouve très bien ici, mais il faut que je rentre. Après tout, là-bas, c’est chez moi et on ne peut pas toujours être absent de chez soi ! Alors, je partirai ce matin…

Joanna et moi, nous essayâmes de la faire changer d’avis, mais elle était butée et, finalement, tandis que ma sœur sortait la voiture du garage, Megan montait à sa chambre, pour redescendre, quelques minutes plus tard, avec ses affaires.

La seule personne à qui ce départ parut faire plaisir était Mary, qui avait peine à ne rien laisser voir de sa satisfaction. Elle n’avait jamais eu beaucoup de sympathie pour Megan.

Au retour de Joanna, j’étais campé au milieu de la pelouse. Elle me demanda si je me prenais pour un cadran solaire.

— Pourquoi ça ? fis-je.

— Dame ! répondit-elle. À te voir là, immobile, on pourrait s’y tromper ! Seulement, tu ne serais pas un de ces cadrans qui ne marquent que les heures heureuses. Tu fais une figure !

— Je ne trouve pas la vie rigolote aujourd’hui ! On commence la journée avec Aimée Griffith, Megan fiche le camp… Je vais aller faire un tour jusqu’à Legge Tor…

— Avec un collier et une laisse, sans doute ?

— Tu dis ?

Elle s’éloignait vers la porte de la cuisine.

— J’ai dit, répéta-t-elle, « avec un collier et une laisse » ! Tu as l’air du monsieur qui a perdu son chien et c’est pour ça que tu es si sombre !

Le brusque départ de Megan m’ennuyait, je l’avoue.

3

Notre compagnie avait probablement fini par lui peser. Je reconnais qu’elle n’était peut-être pas très amusante. Chez elle, elle retrouverait les enfants et Elsie Holland.

Owen Griffith vint nous rendre visite un peu avant le déjeuner. Il était en voiture et le jardinier attendait sa visite. Tandis que le vieil Adams chargeait dans l’automobile les cageots de légumes qu’il avait préparés, j’invitai Owen à entrer pour se rafraîchir.

Quand je revins dans la salle à manger avec la bouteille de xérès que j’étais allé chercher, je trouvai Joanna en train de faire ce que j’appellerai son « numéro » ordinaire. Entre Griffith et elle, il n’y avait plus trace d’animosité. Assise près de lui sur le canapé, elle ronronnait, lui parlant de son métier, lui demandant pourquoi il ne s’était pas spécialisé, pourquoi il avait préféré la médecine générale, et affirmant avec sincérité que soigner ses semblables devait être quelque chose de passionnant.

Joanna a des défauts, mais elle sait écouter. Chez elle, c’est un don. Ayant dans le passé subi les discours d’une foule de pseudo-génies qui lui avaient expliqué pourquoi ils étaient méconnus, c’était un jeu pour elle de paraître s’intéresser aux propos d’Owen. Au troisième verre de xérès, il l’entretenait d’un traitement nouveau avec un tel abus de termes techniques que son exposé ne pouvait être intelligible qu’à un médecin. Joanna avait l’air de comprendre et proclamait que c’était passionnant !

Je me sentais gêné. Les femmes sont des démons. Griffith était un trop chic type pour être ainsi mené en barque.

Ce fut ma première réflexion. Mais, comme je le regardais de profil, je fus frappé par le dessin volontaire de son menton et je me dis que Joanna aurait peut-être du mal à tirer de lui ce qu’elle voudrait et qu’il n’était pas tellement sûr qu’elle le ferait tourner en bourrique.

J’avais invité Owen à déjeuner. Il avait refusé. Joanna revint à la charge. Elle insista. Griffith, rougissant un peu, déclara qu’il serait resté avec plaisir, mais que sa sœur l’attendait.

— Nous allons lui téléphoner, répliqua Joanna. Je lui expliquerai…

Sans lui laisser le temps de répondre, elle fila vers le hall, d’où elle revint bientôt, le sourire aux lèvres. Tout était arrangé…

Owen Griffith déjeuna avec nous, heureux, me sembla-t-il, que nous lui eussions forcé la main. On parla livres, théâtre, politique, musique, peinture et architecture, mais on ne dit pas un mot de Lymstock, ni des lettres anonymes, ni de la mort de Mrs. Symmington. Owen parut prendre grand plaisir à la conversation. Il y avait de la joie sur son visage, à l’ordinaire plutôt sombre. J’ajoute qu’il se montra un causeur disert et intéressant.

— Ce garçon-là est trop gentil pour que tu le fasses marcher ! dis-je à Joanna, lorsqu’il fut parti.

— C’est toi qui le dis ! répondit-elle. Les hommes se soutiennent toujours !

— Mais enfin, Joanna, répliquai-je, pourquoi ne lui fiches-tu pas la paix ? Parce qu’il t’a blessée dans ta petite vanité ?

Elle haussa les épaules.

— Si tu veux ! dit-elle simplement.

4

L’après-midi, nous prîmes le thé chez Miss Emily Barton.

Nous fîmes le trajet à pied, car je me sentais maintenant assez fort pour aller à Lymstock et en revenir par mes propres moyens. Mais sans doute avions-nous trop largement calculé notre horaire : nous arrivâmes en avance et c’est une solide gaillarde au visage osseux qui vint nous ouvrir. Elle nous dit que Miss Barton n’était pas encore rentrée.

— Mais, ajouta-t-elle, elle vous attend. Alors, si vous voulez bien monter…

La fidèle Florence – ce ne pouvait être qu’elle – nous montra le chemin, gravissant devant nous l’escalier, et nous fit entrer dans une chambre confortable, encore que peut-être un peu trop meublée.

— C’est gentil, n’est-ce pas ? dit la femme, évidemment fière de l’aspect de la pièce.

— Très gentil, affirma Joanna.

— J’ai fait ce que j’ai pu pour que Miss Barton se trouve bien ici, expliqua Florence. Et j’aurais voulu faire plus, parce qu’elle ne mérite pas ce qui lui arrive. Cette femme-là devrait être chez elle, dans sa maison, et non pas ici, comme une réfugiée !

Florence, qui était un véritable dragon, posait alternativement sur ma sœur et sur moi un regard chargé de reproches. Je me dis que, décidément, nous n’étions pas dans un bon jour. Aimée Griffith et Mary avaient « ramassé » Joanna, le matin. Maintenant, j’écopais avec elle.

— J’ai servi à « Little Furze » comme femme de chambre pendant quinze ans, ajouta Florence.

Injustement accusée, Joanna essaya de se défendre.

— Miss Barton voulait louer sa maison, dit-elle. C’est un agent qui nous l’a proposée…

— Elle était bien forcée ! Elle ne dépense presque rien, elle ne mange presque pas, mais ce n’est pas pour ça que le gouvernement la laissera tranquille ! Il exige sa livre de chair, tout pareil !

Je hochai tristement la tête.

— Il y avait de l’argent, au temps de la vieille Mrs. Barton, reprit Florence. Et puis, elles sont mortes les unes après les autres ! Toutes soignées par Miss Emily. Elle était très patiente, elle ne se plaignait jamais, mais ce métier-là l’a usée ! Et puis, par là-dessus, sont venus les ennuis d’argent. Il paraît, c’est elle qui me l’a dit, que les valeurs ne rapportent plus autant qu’autrefois. Le gouvernement devrait avoir honte…

— Presque tout le monde a été touché de cette façon-là, dis-je.

Cette remarque ne devait pas adoucir l’intransigeante Florence.

— C’est possible ! Seulement, il y a des gens qui ont l’habitude des chiffres et qui savent se défendre. Elle, non ! Elle a besoin de quelqu’un, toute seule elle est perdue… Mais, aussi longtemps qu’elle sera avec moi, je veillerai à ce qu’elle ne soit la dupe de personne ! Je ferais n’importe quoi pour Miss Emily !

Elle nous considéra longuement, comme pour bien nous signifier que c’étaient là propos dont nous devions faire notre profit, puis se retira, fermant soigneusement la porte derrière elle.

— Est-ce que tu ne te sens pas devenir vampire ? me demanda Joanna. Moi, j’ai un peu cette impression en ce qui me concerne. Que diable avons-nous fait aux gens pour qu’ils nous traitent de cette façon ?

— Le fait est, dis-je, que nos affaires vont mal. Megan en a assez de nous, Mary trouve que tu ne sais pas gouverner une maison et la fidèle Florence a de nous deux une triste opinion !

— Ce que je me demande, murmura Joanna, c’est la véritable raison du départ de Megan !

— Elle s’ennuyait.

— Je ne crois pas. Ce ne serait pas plutôt quelque chose qu’Aimée lui aurait dit ?

— Ce matin, quand elles parlaient sur le pas de la porte ?

— Oui. Elles n’ont pas bavardé longtemps, mais…

Je finis la phrase :

— Mais Aimée sait employer son temps. Elle peut fort bien…

La porte s’ouvrait devant Miss Emily Barton. Elle était très rouge, un peu hors d’haleine et paraissait très excitée. Ses yeux brillaient.

— Je suis en retard, dit-elle, et je m’en excuse. Je suis allée faire quelques courses en ville et, les gâteaux de la pâtisserie ne m’ayant pas paru très frais, j’ai été jusque chez Mrs. Lygon. J’achète toujours mes gâteaux en dernier, de façon à en avoir qui sortent du four. Je suis navrée de vous avoir fait attendre…

— C’est notre faute, déclara Joanna. Nous étions en avance. Nous sommes venus à pied et Jerry marche si vite maintenant que nous arrivons trop tôt partout !

— Ne dites pas que vous arrivez trop tôt ! On n’arrive jamais trop tôt chez ses amis !

La vieille demoiselle donnait, ce disant, quelques tapes d’amitié sur l’épaule de ma sœur. Joanna était ravie. Il se trouvait enfin quelqu’un pour lui dire des choses gentilles !

Miss Barton se tourna vers moi avec un sourire un peu timide. Un peu, pensai-je, le sourire qu’elle aurait eu si on l’avait mise en présence d’un tigre après lui avoir donné l’assurance qu’il était pour le moment inoffensif.

— C’est très aimable à vous, monsieur Burton, d’être venu prendre le thé. Les messieurs aiment peu le thé…

Pour Emily Barton, je pense, les hommes passaient le plus clair de leur temps à boire du whisky et à fumer des cigares, ne s’interrompant guère que pour séduire les filles du village ou les femmes déjà en puissance de mari. Quand, plus tard, je lui fis part de cette observation, Joanna me répondit que Miss Barton aurait sans doute bien aimé rencontrer un homme taillé sur ce modèle, mais qu’elle ne l’avait malheureusement jamais trouvé.

Miss Emily, cependant, s’activait dans la pièce. Elle disposa devant nous de petites tables et prit soin de nous donner des cendriers. Peu après, Florence entrait, apportant sur un plateau le thé et les tasses, de superbes tasses de la manufacture royale de Derby, qui devaient être la propriété de Miss Barton. Le thé était un excellent thé de Chine, les sandwiches, les tartines et les petits gâteaux étaient parfaits et en nombre suffisant.

Florence rayonnait. Elle regardait Miss Emily un peu comme une maman qui s’amuse de voir sa petite fille faire la dînette avec ses poupées. La vieille demoiselle nous pressait de manger et je me rendais compte que Joanna et moi, nous représentions dans sa vie une grande aventure : nous étions des gens qui venaient de Londres, pays pour elle mystérieux et compliqué.

Naturellement, la conversation roula surtout sur les événements locaux. Miss Barton parla avec enthousiasme du docteur Griffith, charmant homme et excellent médecin. Elle célébra aussi les mérites de Mr. Symmington. Il connaissait admirablement la loi et lui avait fait récupérer une certaine somme d’argent qu’elle avait payée en trop au percepteur et qui, sans lui, eût été irrémédiablement perdue.

— Il adore ses enfants, ajouta-t-elle, et il est vraiment lamentable que les pauvres petits soient aujourd’hui sans maman ! Elle n’avait jamais été très forte, sa santé était mauvaise depuis quelque temps et, pour moi, quand elle s’est tuée, elle n’était plus elle-même ! Si elle avait su ce qu’elle faisait, elle aurait pensé à son mari et à ses enfants !

— Cette lettre anonyme, dit Joanna, avait dû la frapper terriblement !

Miss Barton rougit et c’est sur un ton de reproche qu’elle répondit :

— C’est une chose dont il est bien désagréable de discuter, vous ne trouvez pas ? Je sais qu’il y a eu des… lettres anonymes, mais, si vous voulez bien, nous n’en parlerons pas. Ce sont de vilaines choses qu’il vaut mieux ignorer.

Le sujet fut donc laissé de côté. On s’occupa d’Aimée Griffith.

— C’est une femme admirable ! déclara Emily Barton. Elle a une énergie extraordinaire, elle sait manier les filles et, pour organiser quelque chose, elle est étonnante ! C’est elle qui donne la vie à Lymstock ! De surcroît, elle est très dévouée à son frère et je trouve ça très bien !

— Vous ne croyez pas qu’il juge parfois excessive la sollicitude dont elle l’entoure ? demanda Joanna.

Emily Barton regarda ma sœur comme si cette supposition la choquait.

— Elle lui a sacrifié bien des choses ! répondit-elle.

Joanna n’insista pas et s’empressa de changer de sujet de conversation. On parla de Mr. Pye. Sur lui, Emily Barton hésitait à se prononcer. Tout ce qu’elle pouvait dire, c’est qu’il était gentil. Très gentil. Il avait de l’argent, il était très généreux. Évidemment, il lui arrivait de recevoir des visites bien curieuses mais il ne fallait pas oublier qu’il avait beaucoup voyagé. Les courses à travers le monde élargissent votre horizon, mais elles vous pourvoient d’étranges relations.

— J’ai souvent souhaité partir en croisière, dit Emily Barton avec regret. Ce doit être si intéressant !

— Pourquoi n’en faites-vous pas une ? demanda Joanna.

Cette transposition de son rêve dans la réalité possible sembla alarmer Miss Emily.

— C’est absolument impossible ! s’écria-t-elle.

— Mais pourquoi ? Elles ne coûtent pas tellement cher !

— Ce n’est pas seulement une question d’argent ! Je n’aimerais pas voyager seule. Ça paraîtrait bizarre ! Vous ne croyez pas ?

— Du tout !

Miss Emily ne paraissait pas convaincue.

— Et puis, ajouta-t-elle, je serais incapable de m’occuper moi-même de mes bagages, je n’oserais pas descendre seule à terre dans des ports étrangers, je m’embrouillerais dans les changes…

Toutes sortes d’obstacles s’élevaient devant la vieille demoiselle, la jetant dans une telle détresse que Joanna se hâta de parler d’une fête champêtre, accompagnée d’une vente de charité, qui devait avoir lieu bientôt. Naturellement, on ne tarda pas à prononcer le nom de Mrs. Dane Calthrop.

Miss Barton se renfrogna.

— C’est vraiment une vieille dame, dit-elle. Il lui arrive de dire des choses !

Je demandai lesquelles.

— Je ne sais pas, répondit-elle. Des choses inattendues ! Et elle vous regarde drôlement, comme si vous étiez quelqu’un d’autre ! Je me fais mal comprendre, mais c’est très difficile à expliquer. Et puis, c’est un principe chez elle, elle ne veut jamais intervenir ! Or, il y a bien des cas où la femme d’un homme d’Église pourrait donner des conseils utiles, des avertissements même. Elle pourrait amener les gens à se ressaisir, à s’amender peut-être. Ils l’écouteraient, j’en suis sûre, car ils ont peur d’elle. Mais elle entend se tenir à l’écart et elle a la curieuse manie de plaindre des créatures qui ne sont vraiment pas dignes de pitié !

J’échangeai un regard avec Joanna.

— Malgré cela, poursuivit Miss Barton, c’est une femme très distinguée. C’était une demoiselle Farroway, de Bellpath. Elle est de très bonne famille, mais il faut croire que dans ces vieilles familles, on est souvent bizarre ! Elle aime beaucoup son époux, qui est un homme très intelligent, dont je me dis souvent qu’il est bien dommage qu’il soit venu perdre son temps au milieu des paysans. Je ne lui reproche guère que ses citations latines, qui m’égarent toujours un peu.

— Comme je vous comprends ! m’écriai-je.

— Jerry, expliqua Joanna, a fait des études coûteuses, mais quand on cite Virgile devant lui, il ne sait même pas que c’est du latin !

Cette remarque lançait Miss Barton sur un nouveau sujet.

— La maîtresse d’école, ici, dit-elle, est une jeune femme très désagréable. J’ai bien peur que ce ne soit une « rouge »…

Pour dire ce dernier mot, elle avait baissé la voix.

Un peu plus tard, tandis que nous reprenions le chemin de « Little Furze », Joanna me déclara qu’elle trouvait décidément Miss Barton « bien gentille ».

5

Au dîner, ce soir-là, Joanna dit à Mary qu’elle espérait que sa petite réception s’était bien passée.

Mary se tint un peu plus droite et répondit en rougissant :

— Je vous remercie, mademoiselle, mais, en fin de compte, Agnès n’est pas venue.

— Je regrette.

— Pour moi, dit Mary, ça n’a pas la moindre importance !

Elle était si amère qu’elle consentit à nous expliquer pourquoi.

— Ce n’est pas moi qui suis allée la chercher. C’est elle qui m’a appelée, sous prétexte qu’elle avait quelque chose à me dire et qu’elle pouvait venir ici, puisque c’était son jour de sortie. Je lui ai répondu que c’était d’accord, puisque vous n’y voyiez pas d’inconvénient. Depuis, elle ne m’a plus donné signe de vie et je n’ai même pas eu un mot d’excuses ! J’espère avoir une carte postale demain matin. Les filles d’aujourd’hui ne savent pas se conduire !

Joanna essaya de consoler Mary.

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