La plume empoisonnée d’ Agatha Christie

— C’est ravissant ! dit-elle.

— C’est bien mon opinion !

— Seulement, ajouta-t-elle avec un froncement de sourcils que je connaissais bien, ce doit être difficile !

— Quoi donc ? demandai-je. De ne rien faire ?

— Pas de ne rien faire, mais d’y prendre plaisir. Il faut être très vieux…

— Mais il est très vieux ! dis-je.

— Je ne veux pas dire vieux en âge, précisa-t-elle, mais vieux en…

Elle chercha un instant. Je vins à son secours.

— Je crois vous comprendre, Megan. Vous voulez dire que, pour goûter les plaisirs de l’oisiveté, il faut avoir atteint un très haut degré de civilisation ? C’est juste. Je compléterai votre éducation en vous lisant une centaine de poèmes traduits du chinois…

3

Le même jour, en ville, je rencontrai Symmington.

— Je suppose, dis-je, qu’il n’y a pas d’inconvénient à ce que Megan reste avec nous pour quelque temps. C’est une compagnie pour ma sœur qui, privée de ses amis, se trouve un peu seulette…

— Megan ?… C’est bien d’elle que vous parlez ?… Oh ! C’est très gentil à vous de l’héberger !

À partir de ce moment, j’éprouvai pour Symmington une antipathie que je ne devais jamais surmonter. Il était clair qu’il avait complètement oublié Megan. Je ne lui aurais pas fait grief de ne pas l’aimer, je ne pouvais pas admettre qu’il l’ignorât. Il y a des gens qui n’aiment pas les chiens et qui tolèrent cependant la présence d’un chien dans leur maison. Ils s’aperçoivent de son existence quand il leur vient dans les jambes et, selon l’occasion, ils sacrent ou lui donnent une vague caresse. Les sentiments de Symmington pour Megan étaient du même genre. Je lui en voulais beaucoup de son indifférence.

— Qu’avez-vous l’intention de faire d’elle ? demandai-je.

— De Megan ?

La question le laissait abasourdi.

— Mon Dieu ! fit-il, après un instant, rien ! Elle continuera à vivre à la maison. En somme, elle est chez elle…

Ma grand-mère, que j’adorais, chantait souvent, s’accompagnant elle-même à la guitare, de vieilles chansons d’autrefois. L’une d’elles se terminait ainsi :

Mon cher amour, je ne suis de nulle part,

Je n’ai pas de foyer, pas de maison,

Ni sur la mer ni sur la côte !

Il me suffit d’être dans ton cœur !

C’est en fredonnant ce refrain que je rentrai à la villa.

4

Emily Barton arriva comme on venait de desservir le thé. Elle voulait me parler du jardin. Ce que nous fîmes pendant une demi-heure. Après quoi, baissant la voix, elle aborda un autre sujet :

— Je peux espérer, dit-elle, que la pauvre Megan n’a pas été trop bouleversée par cette terrible affaire !

— Vous voulez dire la mort de sa mère ?

— Oui, bien sûr. Mais je pense aussi aux circonstances qui l’ont accompagnée, à ce qu’il y a derrière cette mort !

Ma curiosité éveillée, je n’hésitai pas à demander nettement à Miss Barton si elle croyait qu’il y avait quelque chose de vrai dans ce que l’on racontait.

— Non, répondit-elle, certainement pas. Je suis sûre que Mrs. Symmington n’a jamais… qu’elle n’a jamais…

Elle rougit, renonça à finir sa phrase et en recommença une autre :

— Je suis sûre qu’il n’y a rien de vrai dans ces ragots. Mais peut-être s’agit-il d’un jugement…

— Un jugement ?

Je ne comprenais pas.

— Je ne peux pas m’empêcher de penser, expliqua-t-elle, que ces horribles lettres, avec leur cortège de douleurs et de chagrins, ont été envoyées dans un dessein déterminé.

— Cela, dis-je, ça ne fait pas de doute !

— Vous n’y êtes pas, monsieur Burton ! Je ne parle pas de la misérable créature qui a écrit ces lettres, une âme malheureuse que Dieu a abandonnée ! Je veux dire que ces lettres ont été permises par la Providence, qui a voulu par ce moyen attirer notre attention sur nos péchés !

— Le Tout-Puissant, remarquai-je, aurait pu choisir une méthode moins désagréable !

Miss Emily répliqua que les voies de Dieu étaient impénétrables.

— Non, ripostai-je. On a trop tendance à attribuer à Dieu des misères que l’homme ne doit qu’à lui-même. Je vous concède le Diable. Pour Dieu, je crois qu’il n’a vraiment pas besoin de nous punir. Nous nous en chargeons nous-mêmes !

— Ce que je ne comprends pas, reprit-elle, c’est pourquoi quelqu’un envoie ces lettres !

Je haussai les épaules.

— Un esprit pervers !

— C’est bien triste !

— Ce n’est pas triste, c’est horrible !

— Mais ça ne nous dit pas pourquoi ! Enfin, quel plaisir peut-on prendre à écrire ces infamies ?

— Un plaisir que, vous et moi, Dieu merci, nous ne sommes pas en mesure de comprendre !

La voix de Miss Barton devint un murmure :

— Les gens disent que c’est Mrs. Cleat, mais je ne peux pas le croire.

Je hochai la tête en signe d’incrédulité. S’agitant à mesure qu’elle parlait, elle poursuivit :

— C’est la première fois qu’on envoie des lettres anonymes à Lymstock, du moins autant que je m’en souvienne. C’était une petite ville si heureuse ! Je me demande ce que maman aurait pensé de cela ! Heureusement, ce chagrin lui aura été épargné…

D’après ce que je savais de la vieille Mrs. Barton, elle aurait été assez solide pour supporter le choc. Peut-être même aurait-elle trouvé à l’affaire un certain sel.

— Tout cela, conclut Miss Barton, me fait beaucoup de peine.

Avec un peu d’hésitation, je lui demandai si elle avait elle-même reçu quelque lettre. Son visage devint cramoisi.

— Oh ! non ! s’écria-t-elle. Quelle odieuse supposition !

Je m’excusai, mais elle était encore tout émue quand elle me quitta quelques minutes plus tard.

Rentrant à la maison, je trouvai Joanna debout dans le salon, auprès du feu qu’elle venait d’allumer, les soirées étant encore assez fraîches. Elle tenait à la main une lettre, qu’elle brandit quand j’entrai dans la pièce.

— Tu vois, Jerry, j’ai trouvé ça dans la boîte aux lettres ! Elle n’est pas venue par la poste, mais elle était là tout de même. Elle commence ainsi : « Vilaine poupée peinturlurée… »

— Et que dit-elle d’autre ?

Joanna fit la grimace.

— Les insanités que tu peux penser…

Elle jeta la lettre dans le feu. Je me précipitai d’un brusque mouvement pour retirer la feuille du foyer avant que les flammes ne l’eussent touchée.

— Ne fais pas ça ! m’écriai-je. C’est un document dont nous pouvons avoir besoin !

— Nous ?

— Quand je dis « nous », c’est la police que je veux dire !

5

Le commissaire Nash me rendit visite le lendemain matin. Je le trouvai tout de suite très sympathique. Grand, d’allure militaire, avec un visage réfléchi et des manières directes, il me fit l’effet d’un officier de police tel qu’on voudrait qu’ils fussent tous.

— J’imagine, monsieur Burton, dit-il, après s’être présenté, que vous devinez ce qui m’amène ?

— Il s’agit, je pense, de cette histoire de lettres anonymes ?

— Exactement. Vous en avez reçu une ?

— Oui. Peu de temps après notre arrivée ici.

— Que disait-elle ?

Je fis un effort de mémoire et répétai consciencieusement et presque mot pour mot le texte de la lettre. Le commissaire écoutait, impassible.

— Je vois, dit-il, lorsque j’eus fini. Cette lettre, vous ne l’avez pas conservée ?

— Non. Je le regrette, mais je pensais qu’il s’agissait simplement d’une manifestation de mauvaise humeur. Quelque voisin aigri, furieux de nous voir nous installer ici…

Le commissaire indiqua d’un signe de tête qu’il comprenait.

— Dommage ! murmura-t-il.

— Mais, ajoutai-je, ma sœur a reçu une lettre hier et je l’ai retirée à temps du feu où elle venait de la jeter.

— Je vous en remercie, monsieur Burton. Vous avez eu là une heureuse inspiration !

J’allai prendre la lettre dans le secrétaire où je l’avais mise sous clé, jugeant inutile qu’elle tombât sous les yeux de Mary, et je la remis à Nash, qui la lut avec attention.

— La première lettre, demanda-t-il ensuite, ressemblait à celle-ci ? Je parle de son apparence extérieure…

— Oui, autant que je m’en souvienne.

— Même différence entre l’enveloppe et la lettre proprement dite ?

— Oui. L’enveloppe portait une adresse tapée à la machine. La lettre elle-même était composée avec des mots imprimés, collés sur la feuille de papier.

Nash empocha la lettre et se leva.

— Voudriez-vous, monsieur Burton, venir avec moi jusqu’au commissariat ? Nous tiendrions une petite conférence qui nous permettrait de gagner du temps.

— Certainement, fis-je. Je vous accompagne.

Nous montâmes, l’un et l’autre, dans la voiture de police qui attendait devant la porte.

— Pensez-vous, demandai-je, réussir à tirer cette affaire au clair ?

— Certainement, répondit-il avec assurance. C’est une question de temps et de routine policière. Ces histoires de lettres anonymes n’avancent jamais très vite, mais on les débrouille toujours. Il suffit de réduire peu à peu le champ des suspects…

— En procédant par élimination ?

— Oui. Et en suivant les méthodes ordinaires.

— Surveillance des boîtes aux lettres, examen des machines à écrire, études des empreintes…

— Exactement, dit-il avec un sourire.

Au commissariat, je trouvai Symmington et Griffith, arrivés peu avant nous. Ils s’entretenaient avec un policier en civil, pourvu d’une énorme mâchoire carrée, auquel Nash me présenta.

— L’inspecteur Graves, précisa-t-il, est venu de Londres pour nous donner un coup de main. C’est un spécialiste de ce genre d’affaires.

L’inspecteur Graves eut un petit sourire amer. Je me dis qu’une existence consacrée à la poursuite de gens qui écrivent des lettres anonymes devait manquer de gaieté. Ce qui expliquait peut-être l’aspect mélancolique de l’inspecteur.

— Toutes ces affaires se ressemblent, dit-il d’une voix lugubre. Les lettres sont toutes pareilles. Elles disent les mêmes choses et dans les mêmes termes !

Un certain nombre de lettres étaient étalées sur le bureau, devant Graves, qui avait dû les examiner.

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