La plume empoisonnée d’ Agatha Christie

— Peut-être ne s’est-elle pas trouvée bien cet après-midi. Vous ne l’avez pas demandée au téléphone ?

Mary rejeta la tête en arrière.

— Certainement pas, mademoiselle ! Agnès peut se comporter comme une mal polie qu’elle est, ça la regarde ! Pour moi, j’attendrai de la rencontrer pour lui dire ce que je pense !

Elle quitta la pièce dignement. Quand elle fut sortie, nous nous mîmes à rire.

— Il s’agit sans doute, dis-je, d’un conseil relevant de la rubrique de « Tante Nancy » : « Mon amoureux ne me témoigne aucune affection. Que dois-je faire ? » À défaut de « Tante Nancy », on se proposait de consulter Mary, mais une réconciliation est intervenue entre-temps et j’imagine qu’en ce moment Agnès et son tendre ami forment un de ces couples silencieux qu’on rencontre s’embrassant dans le noir, le long des haies. On est d’ailleurs beaucoup plus gêné qu’eux, quand on leur tombe dessus !

Joanna convint que je devais avoir vu juste et nous parlâmes des lettres. Nous nous demandions si l’enquête de Nash et du mélancolique inspecteur Graves progressait.

— Il y a exactement une semaine aujourd’hui que Mrs. Symmington s’est donné la mort, dit Joanna. Ils doivent tout de même avoir trouvé quelque chose. Des empreintes, des spécimens d’écriture, quelque chose enfin !

Je répondis distraitement. Ces mots que Joanna venait de prononcer – « il y a exactement une semaine » – avaient éveillé en mon esprit des pensées confuses, qui ne me paraissaient pas tout à fait nouvelles, mais qui retenaient mon attention pour la première fois.

Joanna remarqua que je ne l’écoutais plus.

— Que se passe-t-il, Jerry ? À quoi penses-tu ?

Je ne répondis pas. Je faisais des rapprochements.

Le jour de sa mort, Mrs Symmington était seule chez elle. Elle était seule chez elle parce que c’était le jour de sortie des domestiques. Il y avait de cela exactement une semaine.

Ma sœur répétait sa question.

— Joanna, dis-je, les domestiques ont bien un jour de congé par semaine ?

— Oui. Et un dimanche sur deux ! Pourquoi ?

— Laissons de côté les dimanches. Ce jour de congé, c’est toujours le même ?

— Généralement, oui.

Elle me dévisageait avec surprise, ne devinant pas où je voulais en venir. Je pressai la sonnette. Mary entra peu après.

— Cette Agnès Woddel, lui dis-je, elle est bien en place, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur. Chez Mrs. Symmington. Ou, plutôt, chez Mr. Symmington.

Je jetai un coup d’œil à la pendule. Elle marquait dix heures et demie.

— À cette heure-ci, demandai-je, elle doit être rentrée ?

Mary posait sur moi un regard désapprobateur.

— Oui, monsieur, répondit-elle. Chez les Symmington, les bonnes doivent rentrer pour dix heures. C’est l’usage, ici.

— Je vais l’appeler au téléphone.

Je gagnai le hall, suivi de Mary, dont les yeux disaient la colère, et de Joanna, très intriguée.

— Qu’est-ce que tu fais, Jerry ? me demanda-t-elle, comme je composais le numéro d’appel.

— Je tiens à m’assurer qu’elle est rentrée.

Mary renifla. Sans plus. Mais ses sentiments m’étaient parfaitement indifférents.

C’est Elsie Holland qui vint au bout du fil.

— Je suis navré de vous déranger, dis-je. C’est Jerry Burton qui téléphone. Est-ce que votre bonne Agnès est rentrée ?

C’est seulement ma question posée, que je me rendis compte que je me couvrais de ridicule. Si tout était en ordre, comment diable expliquerais-je mon coup de téléphone et ma sollicitude ? J’aurais dû laisser à Joanna le soin de passer la communication. Je venais de donner aux commères de Lymstock un nouveau sujet de conversation. J’en ferais les frais, avec Agnès Woddel.

Elsie Holland me répondit – c’était assez naturel – sans cacher sa surprise.

La bêtise était faite. Je continuai.

— À cette heure-ci, certainement.

— Puis-je vous demander, Miss Holland, de vous en assurer ?

Miss Holland, c’est tout à son honneur, a l’habitude de faire les choses quand on l’en prie. Elle ne sollicite pas d’explications. Elle posa le récepteur pour aller à l’office. Deux minutes plus tard, elle revenait au bout du fil.

— Allô, monsieur Burton, vous êtes à l’appareil ?

— Je vous écoute.

— Vous aviez raison, Agnès n’est pas encore rentrée.

J’eus immédiatement le sentiment que mon intuition ne m’avait pas trompé. Des bruits de voix parvinrent à mon oreille, puis Symmington parla.

— Allô, Burton ! Que se passe-t-il ?

— Agnès, votre petite bonne, n’est pas encore rentrée.

— C’est ce que Miss Holland vient de m’apprendre. Il n’y a pas eu d’accident ?

— Je ne crois pas qu’il soit question d’accident !

— Est-ce que vous auriez quelque raison de croire qu’il lui est arrivé quelque chose ?

Je fus obligé de répondre que ça ne m’étonnerait pas autrement.

CHAPITRE VIII

1

Je dormis mal cette nuit-là. Les divers éléments du problème me tracassaient. Si j’avais su l’examiner, peut-être serais-je dès ce moment en mesure de le résoudre. Sinon, pourquoi me tourmentait-il avec une telle insistance ?

Quelle que soit la question qui nous préoccupe, je crois que nous savons toujours d’elle beaucoup plus de choses que nous ne nous le figurons. Seulement, elles sont dans notre subconscient. Il y a comme une barrière. Elles sont là, mais nous ne pouvons pas aller les chercher.

Je me tournais et retournais dans mon lit. Des morceaux du « puzzle » s’imposaient à moi. Ces lettres se ressemblaient toutes. Il y avait un modèle. Était-il donc impossible de le trouver ? J’aurais dû connaître l’auteur de cette maudite correspondance. Sa piste existait quelque part. Il fallait la relever et la suivre…

Je finis par glisser dans le sommeil. Des mots dansaient dans ma tête.

« Il n’y a pas de fumée sans feu ! La fumée !… Écran de fumée ?… Non, ça, c’était une phrase de guerre !… La guerre… Un chiffon de papier… Rien qu’un chiffon de papier… La Belgique… L’Allemagne… »

Je rêvais que je me promenais, tenant, au bout d’une laisse, Mrs. Dane Calthrop, changée en lévrier.

2

La sonnerie du téléphone, dans le hall, me réveilla. Elle insistait.

Je m’assis dans mon lit et regardai ma montre. Il était sept heures et demie. Je sautai hors de mes draps, j’enfilai une robe de chambre et je dégringolai l’escalier aussi vite que mes jambes me le permirent. Battant d’une courte tête Mary qui arrivait de la cuisine, j’empoignai le récepteur.

— Allô ?

— Ah !… C’est vous !

Un soupir de soulagement suivit. C’était la voix de Megan. À peine reconnaissable. Elle paraissait triste et apeurée.

Après quelques secondes, elle reprit :

— Venez, je vous en supplie. Venez !

— J’arrive !… Vous m’entendez ? Je viens tout de suite !

Je posai le récepteur, gravis l’escalier quatre à quatre et fis irruption dans la chambre de Joanna.

— Jo, je cours chez les Symmington !

Joanna leva sa tête blonde au-dessus de ses oreillers et, se frottant les yeux, me demanda ce qui se passait.

— Je n’en sais rien, répondis-je. C’est la petite… Megan qui vient de téléphoner. Elle semblait bouleversée.

— Qu’est-ce que ça peut bien être ?

— Ou je me trompe fort, ou il s’agit d’Agnès.

Joanna me rappela au moment où je sortais de sa chambre :

— Attends un peu ! Je me lève et je te conduis là-bas.

— Pas besoin ! Je prendrai le volant moi-même.

— Tu pourras ?

— J’en suis sûr.

Effectivement, je conduisis. Ce fut dur, mais pas trop. En moins d’une demi-heure, j’avais fait ma toilette, je m’étais rasé et habillé, j’avais sorti la voiture et fait le trajet. Un résultat assez honorable.

Megan devait guetter mon arrivée. Elle sortit de la maison en courant et s’accrocha à moi des deux mains. Son pauvre petit visage pâle et défait.

— Ah ! s’écria-t-elle. Vous êtes venu ! Vous êtes venu !

— Calmez-vous, petite idiote ! répondis-je. Oui, je suis venu. Alors, que se passe-t-il ?

Elle se mit à trembler. Je la pris par la taille.

— Je… Je l’ai trouvée !

— Agnès ? Où ça ?

Elle tremblait de plus en plus.

— Sous l’escalier. Dans le placard où on range les cannes à pêche et les clubs de golf… Elle était là… En tas… Et déjà toute froide !… Elle était… morte !

— Qu’est-ce qui vous a fait ouvrir ce placard ? demandai-je.

— Je n’en sais rien. Hier soir, après votre coup de téléphone, nous nous sommes demandé où Agnès était passée. Nous l’avons attendue un bout de temps, puis, comme elle ne rentrait pas, nous sommes allés nous coucher. J’ai mal dormi et je me suis levée tôt. Personne n’était debout encore, à part Rose, la cuisinière. Elle était furieuse contre Agnès et racontait qu’elle avait déjà été dans une maison où une bonne avait fait le même coup. J’étais en train de déjeuner à la cuisine quand Rose est revenue, toute drôle. Elle était allée dans la chambre d’Agnès et elle avait été stupéfaite d’y voir ses vêtements, ceux qu’elle mettait pour sortir. Alors, l’idée m’est venue qu’elle n’était peut-être pas du tout sortie de la maison, j’ai regardé à droite et à gauche, j’ai ouvert le placard sous l’escalier… Elle était là !

— La police est prévenue, j’imagine ?

— Oui. Elle est là en ce moment. C’est mon beau-père qui a téléphoné. Moi… moi, je n’en pouvais plus ! Alors, je vous ai appelé ! Vous ne m’en voulez pas ?

— Non, bien sûr !… Depuis que vous l’avez trouvée, est-ce que quelqu’un vous a fait boire un peu de cognac ? Ou bien un peu de café ou de thé ?

Personne n’y avait songé. Je maudis toute la maisonnée. Cet empaillé de Symmington n’avait pensé qu’à alerter la police ! Et, pas plus que la cuisinière, Elsie Holland n’avait réfléchi au choc qu’une enfant impressionnable avait dû éprouver à la suite d’une si horrible découverte !

— Venez, figure de masque, dis-je, nous allons faire un tour à la cuisine !

Rose, une solide quadragénaire dont le visage faisait songer à un plum-pudding, buvait une tasse de thé très fort au coin de son fourneau. Elle nous accueillit avec un flot de paroles, tout en gardant une main sur son cœur. Elle m’expliqua qu’elle avait des palpitations. Après tout, n’est-ce pas, ç’aurait pu être elle ! On aurait pu l’assassiner dans son lit.

— Donnez une tasse de thé bien fort à Miss Megan, dis-je. Elle en a besoin. N’oubliez pas que c’est elle qui a trouvé le corps !

Ce simple rappel faillit déclencher chez Rose une sorte de crise, mais je la rappelai à l’ordre d’un coup d’œil sévère et elle remplit la tasse que je lui tendais d’un thé qui avait la couleur de l’encre.

— Buvez ça, jeune fille, dis-je à Megan. Ça vous fera du bien !

Rose, sur ma demande, découvrit, au fond d’une armoire, un reste de cognac dont on s’était servi à Noël pour arroser les puddings, et je versai libéralement de l’alcool dans la tasse de Megan. Cette initiative parut recevoir l’approbation de la cuisinière. Je lui confiai Megan et je quittai la cuisine. Si je ne me trompais, Rose ne tarderait pas à s’apercevoir que l’émotion l’avait « creusée » et qu’un peu de nourriture solide lui ferait du bien, ainsi d’ailleurs qu’à Megan. Curieuse maison, où cette enfant était pratiquement abandonnée à elle-même ! Intérieurement, j’enrageais.

Elsie Holland, que je rencontrai dans le vestibule, ne parut pas surprise de me voir. Les circonstances faisaient sans doute qu’on ne prenait pas garde à qui entrait et sortait. Un agent, Bert Rundle, se tenait à la porte.

La gouvernante haletait.

— C’est horrible, monsieur Burton ! Qui peut bien avoir fait une chose pareille ?

— Alors, dit-il, il s’agit d’un meurtre ?

— Ça ne fait pas de doute ! On l’a frappée derrière la tête ! Ses cheveux sont tout englués de sang… C’est affreux !… Elle était là, comme un paquet, dans le placard ! On se demande qui peut avoir fait ça ! Et pourquoi ?… Pauvre Agnès ! Une fille qui n’a jamais fait de mal à personne !

— Oui, fis-je. Il y a quelqu’un qui y a veillé !

Elle me regarda avec des grands yeux. C’était une fille qui avait les nerfs solides, mais qui n’était pas d’esprit particulièrement vif. Ses joues étaient un peu plus roses qu’à l’ordinaire et je me demandai si, en dépit de tout le cœur qu’elle pouvait avoir, elle ne prenait pas un certain plaisir à respirer cette atmosphère de drame.

— Vous voudrez bien m’excuser, reprit-elle. Il faut que je monte retrouver les enfants. Mr. Symmington désire leur épargner toute émotion. Je veille à ce qu’ils ne circulent pas dans la maison.

— C’est Megan, m’a-t-on dit, qui a trouvé le corps. J’espère que quelqu’un s’occupe d’elle ?

Je dois dire à la décharge d’Elsie Holland qu’elle parut soudain consciente de n’avoir pas fait tout son devoir.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle. La pauvre petite, je l’ai complètement oubliée ! On m’a tellement bousculée ! Il y a eu l’arrivée des policiers… et tout le reste ! Tout de même, je suis impardonnable ! Elle doit être bouleversée ! Je vais m’occuper d’elle tout de suite…

Sa sincérité me toucha.

— Ne vous inquiétez pas, dis-je. Je l’ai laissée entre les mains de Rose. Occupez-vous des petits !

Elle me remercia d’un sourire qui découvrit ses larges dents blanches et s’en fut vers l’escalier. Réflexion faite, elle avait raison. Son travail, c’était les deux garçons. Elle n’avait pas à s’occuper de Megan. Personne n’avait à s’occuper de Megan. On la payait pour veiller sur la précieuse progéniture de Symmington. Il était difficile de lui reprocher de le faire.

Au moment où elle allait disparaître à mes yeux, je ressentis un petit choc. Pendant deux secondes, elle m’était apparue soudain, non plus comme la simple gouvernante d’une paire de gosses, mais comme une victoire ailée, immortelle et belle à n’y pas croire !

J’entendis une porte se fermer au premier étage. Peu après, le commissaire Nash descendait l’escalier. Symmington venait derrière lui.

— Tiens ! dit le policier, monsieur Burton ! J’allais vous téléphoner. Je suis bien content de vous rencontrer.

Il ne me demanda pas – du moins à ce moment-là – ce qui m’avait amené. Tournant la tête vers Symmington, il ajouta :

— Si vous le permettez, je me servirai de cette pièce !

C’était une sorte de petit salon dont l’unique fenêtre était sur le devant de la maison.

— Mais certainement, fit Symmington.

Il était très maître de lui, mais visiblement fatigué.

— À votre place, monsieur Symmington, reprit Nash, je prendrais un confortable déjeuner. Miss Holland, Miss Megan et vous-même, vous vous trouveriez mieux après un bon café au lait, suivi de quelques œufs au bacon. En présence d’un meurtre, il ne faut pas garder l’estomac vide.

Il parlait gentiment, comme eût fait le médecin de la famille. Symmington essaya de sourire et répondit qu’il allait suivre le conseil du policier.

Je passai avec Nash dans le petit salon, dont il ferma la porte.

— Vous êtes arrivé bien vite ! me dit-il. Comment avez-vous été informé ?

Je lui expliquai que Megan m’avait téléphoné. Je me sentais très bien disposé envers lui. Nash, au moins, n’avait pas oublié que Megan, elle aussi, se trouverait bien d’un déjeuner un peu consistant.

— On m’a dit, monsieur Burton, reprit-il, que vous aviez téléphoné hier soir, au sujet de cette petite bonne. Comment cela se fait-il ?

Évidemment, ça devait paraître curieux. Je lui parlai de la communication reçue par Mary et de ce thé auquel Agnès n’était point venue. Il m’écouta avec attention, dit « Je comprends », tout en se passant la main sur le menton, et poussa un soupir avant de reprendre la parole.

— En fin de compte, déclara-t-il, nous sommes bel et bien devant un meurtre. La question est de découvrir ce que cette fille savait. A-t-elle dit quelque chose à Mary ? Quelque chose de précis ?

— Je ne crois pas, mais vous pouvez le lui demander.

— C’est ce que je compte faire quand j’en aurai terminé ici.

— Savez-vous ce qui s’est passé exactement ?

— Je n’en suis pas bien loin. C’était le jour de sortie des domestiques…

— Des deux ?

— Oui. Autrefois, le service était assuré par deux sœurs, à qui Mrs. Symmington accordait de prendre ensemble leur jour de congé. D’autres les avaient remplacées, mais on n’avait rien changé aux habitudes. Elles préparaient un dîner froid et mettaient le couvert avant de s’en aller. Miss Holland s’occupait du thé.

— Je vois…

— Jusqu’à un certain point, reprit Nash, c’est assez clair. Rose, la cuisinière, est originaire de Nether Mickford. Pour pouvoir s’y rendre quand c’est son jour de sortie, elle doit prendre l’autobus de deux heures et demie. C’était donc Agnès qui, après le déjeuner, enlevait le couvert et faisait la vaisselle. En manière de compensation, Rose, quand elle rentrait, desservait la table du dîner et faisait ce qu’il y avait à faire.

Rose est donc partie hier, à deux heures vingt-cinq pour prendre son autobus. Symmington a quitté la maison à trois heures moins vingt-cinq pour se rendre à son bureau. Elsie Holland et les enfants sont sortis à trois heures moins le quart, suivis à cinq minutes par Megan Hunter, qui allait faire une promenade à bicyclette. À partir de ce moment-là, Agnès était seule à la maison. Autant que j’aie pu l’établir, normalement elle s’en allait entre trois heures et trois heures et demie.

— Laissant la maison seule ?

— Ici, on n’y prête pas attention. Il est très rare qu’on ferme les portes à clé. À trois heures moins dix, donc, Agnès était seule dans la maison. Elle ne l’a pas quittée. C’est certain, car elle avait encore son tablier et son bonnet quand on a retrouvé son cadavre.

— J’imagine que vous savez à peu près à quelle heure elle est morte ?

— Le docteur Griffith ne veut pas s’engager. Entre deux heures et quatre heures et demie, c’est officiellement tout ce qu’il peut dire !

— Comment a-t-elle été tuée ?

— Elle a d’abord été assommée par un coup sur le derrière de la tête. Le meurtrier lui a ensuite enfoncé à la base du crâne une broche de cuisine, extrêmement mince et affilée. La mort a été instantanée.

J’allumai une cigarette. Le tableau était horrible à imaginer.

— Il fallait posséder un rude sang-froid ! observai-je.

— C’est incontestable.

J’aspirai une longue bouffée.

— Qui a tué ? demandai-je ensuite. Et pourquoi ?

— Je ne crois pas, répondit lentement le commissaire, que nous le sachions jamais exactement. Mais nous pouvons deviner…

— Elle savait quelque chose ?

— Elle savait quelque chose.

— Elle avait fait des confidences à quelqu’un dans la maison ?

— Autant qu’il me soit possible d’affirmer, non ! La cuisinière prétend que, depuis la mort de Mrs. Symmington, elle était très abattue, et, toujours d’après cette Rose, plus le temps passait, plus elle avait l’air ennuyé, plus elle répétait qu’elle ne savait pas ce qu’elle devait faire.

Il eut un geste d’agacement.

— C’est toujours comme ça, continua-t-il. Ils ne veulent pas venir nous trouver. C’est toujours le même vieux préjugé. Ils ne veulent pas mêler la police à leurs affaires ! Si elle était venue nous voir, si elle nous avait parlé franchement, elle serait encore en vie aujourd’hui !

— Elle n’a pas donné à la cuisinière la moindre indication sur ce qu’elle savait ?

— Non. C’est du moins ce que nous dit Rose et je suis assez enclin à la croire. Si elle lui avait dit quoi que ce fût, Rose n’aurait rien eu de plus pressé que de le colporter avec toutes sortes d’enjolivements de son cru !

— C’est affolant de ne pas savoir ! remarquai-je.

— Je vous répète, monsieur Burton, que nous pouvons deviner. Il est sûr que ce n’était pas une certitude. Ce devait être une de ces choses à quoi on pense, qu’on tourne et retourne dans sa tête et qui vous tracasse de plus en plus à mesure qu’on y songe. Vous voyez ce que je veux dire ?

— Très bien !

— Et, ce qui la tourmentait, je crois savoir ce que c’est !

Je le regardai avec une respectueuse admiration.

— Beau travail, commissaire ! déclarai-je.

— Je dois avouer, monsieur Burton, reprit-il, que je sais quelque chose que vous ignorez. L’après-midi où Mrs. Symmington s’est donné la mort, les deux domestiques étaient censées ne pas être à la maison. C’était le jour de congé. En fait, Agnès y était revenue.

— Vous en êtes sûr ?

— Sûr. Agnès avait un amoureux, le jeune Rendell, qui travaille à la poissonnerie. Le mercredi, comme la boutique ferme tôt ce jour-là, il venait à la rencontre d’Agnès pour aller se promener avec elle, ou, quand il faisait mauvais temps, pour la conduire au cinéma. Ce mercredi-là, ils venaient à peine de se retrouver qu’ils se disputaient. Par la faute de notre fabricant de lettres anonymes, qui avait laissé entendre au jeune Rendell qu’Agnès avait d’autres amours. Ils s’étaient querellés et Agnès s’était repliée sur la maison en déclarant qu’elle ne sortirait avec Fred que lorsqu’il lui aurait demandé pardon !

— Et alors ?

— Alors, monsieur Burton ?… La cuisine est sur le derrière de la maison, mais l’office donne sur le devant. Il n’y a qu’une grille d’entrée. Une fois que vous l’avez franchie, vous pouvez soit aller vers la grande porte, droit devant vous, soit suivre le sentier qui conduit sur le côté à la porte de service.

Il s’interrompit un instant.

— Autre chose, poursuivit-il. La lettre reçue cet après-midi-là par Mrs. Symmington n’est pas arrivée par la poste. On avait bien collé sur l’enveloppe un timbre oblitéré et très adroitement imité un cachet postal, de façon qu’elle eût l’air d’avoir été délivrée par le facteur avec le courrier de l’après-midi, mais, en fait, cette lettre n’était pas passée par la poste. Vous voyez ce que cela signifie ?

— Je suppose, dis-je, que cela signifie qu’on est venu la déposer dans la boîte un peu avant la venue du facteur.

— Exactement. Le courrier de l’après-midi arrive ici vers quatre heures moins le quart. Ma théorie est la suivante : Agnès est dans l’office. Par la fenêtre, en partie masquée par les arbustes, elle guette la venue de son amoureux, espérant bien qu’il va lui faire des excuses…

— Et, terminai-je, elle voit la personne qui jette la lettre dans la boîte.

— Vous l’avez dit, monsieur Burton ! Pour moi, c’est ce qui s’est passé. Certes, je peux me tromper…

— Mais cela m’étonnerait. C’est simple, c’est logique… et convaincant. La pauvre Agnès connaissait l’auteur de la lettre !

— Je le crois.

— Mais, alors, pourquoi n’a-t-elle pas…

Je laissai ma phrase en suspens.

— À mon avis, dit Nash, elle ne s’est pas rendu compte tout de suite de ce qu’elle avait vu. Quelqu’un avait déposé une lettre dans la boîte de la maison, mais, ce quelqu’un, elle ne l’aurait jamais imaginé écrivant les fameuses lettres anonymes. Pour elle, ce quelqu’un était au-dessus de tout soupçon. C’est seulement plus tard, en y réfléchissant, qu’elle commence à avoir des doutes et à se demander ce qu’elle doit faire. Qui pourrait lui donner un conseil ? Elle pense à Mary Partridge, votre domestique. C’est une femme, je crois, qui ne manque pas de personnalité et Agnès a en elle une confiance absolue. Elle décide d’aller la consulter…

— Et ainsi, fis-je, tout s’explique. L’auteur des lettres découvre son intention et… Oui, mais comment ?

— On voit, monsieur Burton, que vous n’avez pas l’habitude de vivre à la campagne. Les nouvelles se propagent ici de façon quasi miraculeuse. Dans le cas qui nous occupe, il y a d’abord eu cette communication téléphonique. À votre extrémité du fil, qui l’a entendue ?

— C’est moi qui ai décroché le récepteur, répondis-je après un court instant de réflexion. Ensuite, j’ai appelé Mary, qui était au premier étage.

— Vous avez dit que c’était Agnès qui la demandait ?

— Oui.

— Et qui a pu vous entendre ?

— Ma sœur et Miss Griffith.

— Miss Griffith ?… Que faisait-elle chez vous ?

Je l’expliquai brièvement.

— Elle rentrait directement à Lymstock ensuite ?

— Non, fis-je. Elle passait d’abord chez Mr. Pye.

— Eh bien ! conclut Nash, avec Miss Griffith et Mr. Pye, tout le pays pouvait être au courant de cette communication une heure plus tard !

— Penseriez-vous, dis-je, incrédule, que Miss Griffith ou Mr. Pye seraient capables de colporter une nouvelle aussi rigoureusement dénuée d’intérêt ?

— Dans un village comme Lymstock, répliqua Nash, il n’y a pas de nouvelle qui ne vaille d’être rapportée. Si la vieille maman de la couturière a un cor au pied qui la fait souffrir, tout le pays en sera informé, soyez-en sûr ! Et puis, il y a l’autre bout du fil. Miss Holland et Rose ont pu entendre ce qu’a dit Agnès. Enfin, il y a Fred Rendell, qui peut fort bien avoir raconté à tout le pays que sa bonne amie était rentrée à la maison.

Je regardais par la fenêtre. J’imaginais quelqu’un, glissant une enveloppe dans la fente de la boîte aux lettres. Une femme. Elle n’avait pas de visage. Et pourtant, je devais la connaître…

— Quoi qu’il en soit, poursuivit Nash, le champ se rétrécit. Peu à peu, le nombre des suspects diminue et ils ne sont plus maintenant tellement nombreux !

— Vous croyez ?

— Nous pouvons maintenant mettre hors de cause toutes les femmes qui travaillaient hier après-midi. Comme, par exemple, la maîtresse d’école, qui faisait sa classe, et l’infirmière du district, dont l’emploi du temps m’est connu. Je ne les ai jamais soupçonnées ni l’une ni l’autre, mais maintenant, en ce qui les concerne, j’ai une certitude. Nous avons à présent, monsieur Burton, des bases solides, deux espaces de temps sur lesquels nous devons concentrer notre attention. D’abord, le jour de la mort de Mrs. Symmington, de trois heures et quart, heure probable du retour d’Agnès à la maison après sa querelle avec son amoureux, à quatre heures, heure probable du passage du facteur, que je préciserai d’ailleurs avec lui. Ensuite, hier, de trois heures moins dix, heure du départ de Miss Megan Hunter, à trois heures et quart, puisque Agnès n’avait pas encore eu le temps de s’habiller pour sortir.

— Avez-vous idée de ce qui a pu se passer hier ?

Nash fit la grimace.

— Je pense, répondit-il, qu’une dame s’est présentée à la porte et qu’elle a sonné. Calme et souriante, comme quelqu’un qui vient faire une visite. Il est possible qu’elle ait demandé Miss Holland ou Miss Megan. Ou qu’elle ait apporté un paquet. Agnès se détourne pour prendre le plateau dans lequel on met les cartes de visite ou pour poser le paquet sur une table. La dame lui administre un violent coup sur le derrière de la tête…

— Avec quoi ?

— La mode, ici, est aux sacs à main immenses. Impossible de savoir ce qu’on transporte là-dedans !

— Et la visiteuse aurait ensuite enfoncé cette longue broche dans la nuque de la pauvre Agnès, avant de la fourrer dans le placard ? Ça ne vous paraît pas un peu sévère pour du travail de dame ?

— La femme que nous cherchons, dit Nash, n’est pas normale, il s’en faut de beaucoup, et ce type de déséquilibrée est souvent d’une vigueur physique extraordinaire. Agnès, d’autre part, était assez frêle…

Après un silence il reprit :

— Qu’est-ce qui a donné à Miss Megan Hunter l’idée de regarder dans ce placard ?

— Elle n’en sait rien. Une intuition… Au fait, pourquoi l’assassin a-t-il mis le corps dans le placard ?

— Plus on tarderait à découvrir le crime, plus il serait difficile de déterminer avec précision le moment où il a été commis. Si, par exemple, Miss Holland était tombée sur le cadavre lorsqu’elle est rentrée, il est probable que le médecin aurait pu fixer l’heure de la mort, ce qui aurait pu être assez ennuyeux pour la meurtrière.

— Mais, si Agnès se doutait de quelque chose, si elle pensait que cette personne…

Nash me coupa la parole :

— Agnès ne soupçonnait personne de façon précise. Il y avait seulement quelque chose qui lui paraissait « drôle ». C’était une petite fille d’esprit assez lent, du moins, je le crois, elle se doutait qu’il y avait quelque chose de peu catholique dans ce qu’elle avait vu, mais elle ne savait pas bien quoi ! Et, en tout cas, elle ne se figurait pas être en présence d’une femme capable de la tuer !

— Vous, ce crime vous a surpris ?

— J’aurais dû m’y attendre. Le suicide de Mrs. Symmington a effrayé l’auteur des lettres. Elle a pris peur. Et, quand la peur intervient, on peut tout redouter !

— Oui, dis-je. La peur… Nous aurions dû y penser. La peur chez un être à demi fou…

Le commissaire hocha la tête.

— Curieux problème ! conclut-il. Car, ne vous y trompez pas, monsieur Burton, c’est une déséquilibrée que nous devons trouver, mais c’est aussi quelqu’un qui jouit de la considération générale, dont tout le monde pense le plus grand bien, quelqu’un qui, à Lymstock, est « quelqu’un ».

3

Nash m’annonça ensuite qu’il allait de nouveau interroger Rose, la cuisinière. Je lui demandai avec quelque hésitation s’il me permettrait d’assister à l’entretien. À ma grande surprise, il y consentit volontiers.

— Votre collaboration, monsieur Burton, sera la bienvenue, déclara-t-il.

— Voilà, dis-je, qui m’inquiète un peu. Dans les livres, lorsque le policier accepte l’assistance de quelqu’un, c’est généralement ce quelqu’un qui est le meurtrier !

— Je ne crois pas, répliqua-t-il en riant, que vous soyez de ces gens qui écrivent des lettres anonymes et, très sincèrement, je pense que vous pourrez nous être utile.

— Je m’en réjouis, mais je ne vois pas en quoi !

— Simplement, parce que vous êtes étranger au pays. Vous n’avez d’idées préconçues sur personne et vous connaissez les gens pour avoir eu avec eux des rapports… mondains.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer