La plume empoisonnée d’ Agatha Christie

Ce « quelqu’un », nul ne pouvait lui donner un nom.

Situation intolérable. Pour moi, les gens m’apparaissaient sous un jour nouveau. Je voyais en tout le monde un meurtrier possible. Rien ne saurait être plus désagréable.

Le soir, les rideaux tirés, Joanna et moi nous discutions à perte de vue, échafaudant des hypothèses, dont la plupart étaient invraisemblables et certaines fantastiques.

Joanna restait fermement convaincue de la culpabilité de Mr. Pye. Pour moi, j’avais flotté longtemps avant de revenir à ma première idée : Miss Ginch. Mais nous reprenions régulièrement pour l’examiner notre liste de suspects, sans en excepter aucun.

Mr. Pye ? Miss Ginch ? Mrs. Dane Calthrop ? Aimée Griffith ? Emily Barton ? Mary ?

Et, avec une impatience croissante, nous attendions que quelque chose se produisît.

Mais rien ne se produisait. Personne, à notre connaissance, n’avait reçu une nouvelle lettre. Nash se montrait en ville de temps à autre, mais je n’avais pas la moindre idée des progrès de son enquête, non plus que des pièges sans doute tendus par les policiers. Graves n’était plus là.

Emily Barton vint prendre le thé à la maison. Nous eûmes Megan à déjeuner. Owen Griffith visitait ses malades. Mr. Pye nous reçut de nouveau chez lui. Son xérès était excellent. Et puis, nous prîmes le thé chez Mrs. Dane Calthrop.

Je fus heureux de constater qu’elle n’affichait plus cette ardeur combative qui l’animait à notre précédente entrevue. Elle semblait avoir oublié ses projets et songer uniquement aux moyens de détruire les papillons blancs qui ravageaient ses choux-fleurs.

Nous passâmes chez elle un après-midi très agréable. La maison était ancienne et le salon, avec ses fauteuils d’un rose passé, avait un charme vieillot qui m’enchanta. Mrs. Dane Calthrop nous présenta à une amie qui séjournait chez elle, une demoiselle âgée, très aimable, qui tricotait quelque chose avec un énorme peloton de laine mousseuse. Des beignets bien chauds accompagnèrent le thé. Le révérend vint nous rejoindre. Il parla avec son érudition habituelle et se montra très gentil. Le temps passait sans qu’on s’en aperçût.

Je ne prétendrai pas qu’on ne s’entretint pas du crime. Au contraire, il ne fut guère question d’autre chose.

L’affaire passionnait Miss Marple. (C’était le nom de la vieille demoiselle.)

— Il se passe si peu de choses à la campagne ! disait-elle, comme pour s’excuser.

Pour elle, la pauvre Agnès devait ressembler à Edith, sa petite bonne.

— Gentille, pleine de bonne volonté, mais parfois un peu lente à comprendre !

L’histoire des lettres l’intéressait aussi, parce qu’un de ses cousins avait une belle-sœur dont la nièce avait reçu des lettres anonymes qui l’avaient bien ennuyée.

— Ces lettres, demanda-t-elle, d’après les gens de Lymstock, qui les envoie ?

— Pour eux, répondit Joanna, c’est toujours Mrs. Cleat !

Mrs. Dane Calthrop protesta :

— Oh ! non. Plus maintenant !

Miss Marple demanda qui était Mrs. Cleat. Joanna la renseigna :

— C’est la sorcière du village. N’est-ce pas, madame Dane Calthrop ?

Le révérend y alla d’une longue citation latine, relative, j’imagine, au pouvoir maléfique des sorcières. Je l’écoutai avec respect. Et sans comprendre, bien entendu.

— C’est surtout, dit Mrs. Calthrop, une femme qui sait se faire valoir. Elle va cueillir des herbes quand la lune est pleine et elle prend bien soin que tout le monde le sache !

— Et, naturellement, de pauvres imbéciles de filles vont la consulter ?

Je ne laissai pas à Mrs. Calthrop le temps de répondre à la question de Miss Marple. Ayant deviné que le révérend allait nous gratifier d’une nouvelle citation latine, je m’empressai de demander pourquoi les gens du pays avaient cessé de voir en Mrs. Cleat l’auteur des lettres.

— Mais, répondit Miss Marple, c’est parce que cette jeune fille a été tuée avec une broche !… Une mort terrible, vraiment !… Après cela, on ne peut plus suspecter Mrs. Cleat ! Si elle avait voulu du mal à cette petite, il lui suffisait de lui jeter un sort ! Elle serait morte de mort naturelle !

— La persistance de ces vieilles superstitions, dit le révérend, est très curieuse. Aux premiers temps du christianisme, les croyances locales furent sagement incorporées à la doctrine chrétienne, dont elles ne devaient disparaître que peu à peu, par degrés.

— Dans le cas présent, fit remarquer Mrs. Dane Calthrop, il ne s’agit pas de superstitions, mais de faits !

— Et de faits très désagréables ! dis-je.

Miss Marple se tourna vers moi.

— Monsieur Burton, fit-elle, vous êtes étranger à la région. Ne voyez, je vous prie, dans ces mots, aucune intention désobligeante. Vous connaissez le monde, vous connaissez la vie. Il me semble que vous devriez être en mesure de trouver la solution de ce vilain problème !

— Je l’ai trouvée, répondis-je en souriant, mais c’était en rêve. Tout s’expliquait, rien ne demeurait obscur. Malheureusement, à mon réveil, je me suis aperçu que tout cela ne tenait pas debout !

— C’est très intéressant ! Racontez-nous !

— Je crois, dis-je, que mon rêve a commencé sur une phrase que les gens d’ici ont répétée à satiété : « Pas de fumée sans feu ! »… Après, sont venus des termes de guerre : écrans de fumée, chiffons de papier, messages téléphoniques… Ah ! non ! Ça, c’est un autre rêve !

— Un autre ? Racontez-le-nous aussi !

La vieille demoiselle, je ne pouvais plus en douter, devait, comme la nourrice qui m’avait élevé, avoir fait de la Clé des Songes son livre de chevet.

— Oh ! dis-je, c’est un rêve stupide. Elsie Holland, la gouvernante des petits Symmington, épousait le docteur Griffith, le révérend, ici présent, célébrait le service en latin et Mrs. Dane Calthrop se levait en déclarant : « Il faut que cela cesse ! »

Je me tournai vers Mrs. Dane Calthrop, pour lui sourire.

— Seulement, ajoutai-je, à ce moment-là, je ne rêvais plus. Vous étiez devant moi et c’était bien là ce que vous disiez !

— Non sans raisons, d’ailleurs, déclara-t-elle avec un calme qui me fit plaisir.

Miss Marple fronçait le sourcil :

— Mais le message téléphonique ? Je ne le vois pas dans votre rêve…

— Le fait est qu’il n’y était pas. J’ai confondu. Ce message, je l’avais trouvé juste avant de m’endormir. C’était un mot de ma sœur, à transmettre si quelqu’un l’appelait…

Miss Marple se pencha vers moi. Ses pommettes s’étaient colorées de rose.

— Serais-je très indiscrète et très impolie, cher monsieur, si je vous demandais en quoi consistait exactement ce message ?

Elle se tourna vers ma sœur :

— Croyez, chère amie, que je m’excuse…

Joanna, qui s’amusait beaucoup, rassura la vieille demoiselle : elle ne se rappelait pas de quoi il s’agissait. Je m’efforçai de reconstituer le texte du message, dont je me souvenais à peu près, et, très flatté de l’attention que voulait bien m’accorder Miss Marple, je le lui répétai. J’avais peur de la décevoir, mais elle parut très satisfaite.

— Je me doutais bien, dit-elle, que ce devait être quelque chose comme ça.

— Comment ça « comme ça » ? demanda Mrs. Dane Calthrop.

— Eh bien ! répondit Miss Marple, quelque chose de tout à fait banal !

Puis, m’ayant longuement dévisagé, elle ajouta de façon inattendue :

— Vous avez beaucoup de qualités, monsieur Burton, mais vous manquez de confiance en vous. Vous avez tort !

Joanna protestait avec indignation.

— Pour l’amour de Dieu, ne lui dites pas des choses comme ça ! Il a déjà bien assez bonne opinion de lui-même !

Miss Marple avait repris son tricot.

— Voyez-vous, dit-elle, pour réussir un meurtre, c’est un peu comme un tour de prestidigitation. Il ne suffit pas d’opérer rapidement, il faut surtout que les gens ne regardent pas où vous ne voulez pas qu’ils regardent !

— Jusqu’ici, remarquai-je, il semble bien que, ce demi-fou qui circule en liberté, tout le monde l’a cherché où il ne se trouvait pas.

— Pour ma part, déclara Miss Marple d’un air songeur, ce n’est pas un fou que je cherchais, mais quelqu’un de parfaitement raisonnable.

— Nash est de cet avis également, dis-je. Il croit en outre que c’est quelqu’un qui jouit de l’estime générale.

Miss Marple partageait cette opinion.

— Nash, repris-je, m’adressant à Mrs. Dane Calthrop, pense qu’il y aura encore des lettres anonymes. Le croyez-vous ?

— Il peut y en avoir encore, répondit-elle.

— Si c’est là la conviction de la police, dit Miss Marple, il y en aura sûrement encore. Aucun doute là-dessus !

Je me tournai vers Mrs. Dane Calthrop.

— Vous plaignez toujours l’auteur de ces lettres ?

— Pourquoi non ? répondit-elle, rougissant légèrement.

— Je ne crois pas, ma chère amie, dit Miss Marple, que, dans ce cas particulier, je puisse être d’accord avec vous !

— Car, enfin, m’écriai-je, l’être abject qui écrit ces lettres a conduit une femme au suicide et causé toutes sortes de malheur, que nous ne connaissons pas tous !

Miss Marple demanda à ma sœur si elle avait reçu une de ces vilaines lettres.

— Bien sûr ! répondit Joanna. Elle racontait de véritables horreurs !

— Je ne serais pas surprise, déclara Miss Marple, que l’auteur de ces lettres s’en prît plus volontiers aux jeunes et jolies femmes.

— C’est bien pourquoi je m’étonne que Miss Holland n’ait rien reçu, dis-je.

— Cette Miss Holland, c’est la gouvernante des petits Symmington, cette jeune femme qui se trouvait dans votre rêve ?

— Oui.

— Il est probable qu’elle a reçu une lettre et qu’elle ne veut pas le dire.

— J’en doute. Elle affirme que non et Nash la croit.

— C’est très intéressant, dit Miss Marple, pensive. C’est même ce que j’ai entendu de plus intéressant jusqu’à présent !

2

Joanna, tandis que nous revenions vers « Little Furze », me reprocha d’avoir répété ce que Nash m’avait dit quant à la probabilité de l’envoi de nouvelles lettres !

— Ça n’a aucune importance ! dis-je.

— Erreur ! Car c’est peut-être Mrs. Dane Calthrop qui les écrit, ces lettres !

— Tu dis ça, mais tu n’en crois pas un mot !

— Je n’en sais trop rien. C’est une femme bien bizarre !

Nous recommencions l’interminable discussion…

Le surlendemain, je revenais en voiture d’Exhampton, où j’avais dîné. La nuit était tombée et j’avais des difficultés avec mes phares. Je fis des essais multiples, les allumant et les éteignant un nombre incalculable de fois, puis, de guerre lasse, j’arrêtai la voiture pour examiner sérieusement mon éclairage. Je réussis à le faire fonctionner normalement et je repartis.

La route était déserte. J’arrivai aux abords de Lymstock sans rencontrer personne. J’apercevais les premières maisons du pays et, parmi elles, l’immeuble de l’Institut féminin, dont les pignons se découpaient plus noirs, sur le ciel obscur. Je ralentis et j’arrêtai la voiture. Pourquoi ? Je l’ignore. Peut-être parce qu’il me semblait avoir entrevu une silhouette furtive qui franchissait la grille… En tout cas, je ne m’en avisai pas sur le moment et, je ne sais quelle curiosité me poussant sans savoir pourquoi, je quittai mon siège et poussai la grille demeurée entrouverte. J’avançai dans l’allée qui menait au perron de la porte d’entrée.

Je m’immobilisai, indécis. Qu’est-ce que je faisais là ? À vrai dire, je n’en savais rien. Je me posais la question quand j’entendis, très rapproché, un bruissement, comme un frou-frou de robe. Je me portai rapidement vers le coin de la maison d’où le bruit m’avait semblé venir. Ne voyant personne, j’avançai de quelques pas. Bientôt, j’arrivai devant une fenêtre ouverte.

Je risquai un œil à l’intérieur et j’écoutai. Tout était silencieux. Pourtant, j’étais sûr que quelqu’un était là.

Mes reins me faisaient encore souffrir et j’étais peu apte à l’acrobatie, mais je n’en réussis pas moins, avec bien des efforts, à escalader la fenêtre. J’atterris sur le plancher avec plus de bruit que je ne l’aurais désiré. Je demeurai un instant sans bouger, puis, rien ne semblant indiquer qu’on m’eût entendu, j’avançai prudemment dans le noir, les mains tendues. Un petit bruit très léger, sur ma droite, me décida à prendre dans ma poche ma lampe électrique, dont je pressai le bouton.

— Éteignez ça ! ordonna alors, très bas, une voix que je connaissais bien.

C’était celle du commissaire Nash.

Le policier me prit par le bras et me conduisit dans un couloir sans fenêtre, où il pouvait allumer sa lampe électrique sans le moindre inconvénient. Il projeta sur mon visage le faisceau lumineux de sa torche, et me regarda avec, me sembla-t-il, plus de chagrin que de colère.

— C’était fatal ! murmura-t-il. J’aurais dû me douter que vous choisiriez juste ce moment-ci pour venir !

Je m’excusai.

— Je suis navré. Mais j’ai eu soudain comme une idée qu’il se passait ici quelque chose d’anormal !

— Pas si mal raisonné ! Vous avez vu quelqu’un ?

— Je n’en suis pas sûr. J’ai vaguement l’impression que j’ai aperçu quelqu’un qui se glissait entre les vantaux de la grille d’entrée, mais je ne peux pas dire positivement que j’ai vu quelqu’un. Peu après, j’en entendu sur le côté de la maison comme le frou-frou d’une robe.

— Vos sens ne vous trompaient pas, dit Nash. Quelqu’un est venu rôder autour de la maison un peu avant vous. On a hésité devant la fenêtre, puis on s’est éloigné rapidement. Sans doute vous avait-on entendu…

Je renouvelai mes excuses.

— Puis-je savoir ce que vous espérez ? demandai-je ensuite.

— C’est tout simple, répondit Nash. Je spécule sur le fait que l’auteur des lettres anonymes ne peut pas cesser d’en écrire, si dangereux que le jeu puisse devenir. C’est pour lui un besoin. Assez analogue à celui qui travaille l’intoxiqué qui ne peut se passer de sa drogue.

Il s’interrompit quelques secondes et poursuivit :

— J’ai idée que la femme qui écrit ces lettres, quelle qu’elle soit, tient à ce que ses prochaines missives ressemblent autant que possible à celles qu’elle a déjà envoyées. Pour l’intérieur, pas de difficultés : elle n’a qu’à continuer à découper des lettres et des mots dans les pages du livre qu’elle a volées. Pour les enveloppes, elle a peut-être des ennuis. Il faut qu’elle les tape sur la machine à écrire dont elle s’est servie jusqu’à présent. Il serait imprudent d’utiliser une autre machine ou de les écrire à la main.

— Vous paraissez absolument persuadé qu’il y aura d’autres lettres, dis-je, sceptique.

— Il y en aura ! Et je vous parierais ce que vous voulez que la dame en question est aussi sûre d’elle-même qu’elle ne l’a jamais été ! Ces gens-là prennent toujours les autres pour des imbéciles !… Bref je suis venu l’attendre ici, convaincu qu’elle y viendra un soir, à cause de la machine.

— C’est Miss Ginch que vous attendez ?

— Peut-être !

— Vous n’en savez toujours rien ?

— Je n’ai aucune certitude.

— Mais vous avez des soupçons ?

— Oui. Mais l’adversaire est malin, monsieur Burton. Il connaît tous les trucs !

Je me rendais compte que Nash n’avait pas perdu son temps. Aucun doute, toutes les lettres écrites par une des personnes suspectes, qu’elles fussent jetées à la poste ou déposées dans une boîte, toutes ces lettres avaient été examinées par lui. Tôt ou tard, le criminel ferait un faux pas, négligerait de prendre des précautions, et Nash l’emporterait.

Je m’excusai pour la troisième fois d’avoir imposé au commissaire mon indésirable présence ; il me rassura gentiment et je pris congé, retournant à ma voiture.

Il y avait quelqu’un près de l’automobile. À ma grande stupeur, je reconnus Megan.

— Je m’étais bien doutée que c’était votre bagnole ! s’écria-t-elle. D’où venez-vous ?

— Et vous, qu’est-ce que vous faites dehors à cette heure-ci ?

— Je me promène. J’aime marcher la nuit dans la campagne. Il n’y a personne pour vous arrêter et vous raconter des inepties. On respire dans l’air des odeurs qu’on ne remarque pas pendant le jour, les choses prennent un air mystérieux… Et puis, j’aime les étoiles !

— Je vous accorde tout ça, dis-je. Mais il n’y a que les chats et les sorcières qui se promènent dans le noir ! On doit, chez vous, se demander ce que vous êtes devenue.

— Pensez-vous ! On ne s’inquiète jamais de l’endroit où je peux être, ni de ce que je fais !

— Comment ça va, là-bas ? demandai-je.

— Bien, il me semble !

— Miss Holland s’occupe un peu de vous ?

— Elle est très aimable. Un peu idiote, mais ce n’est pas sa faute !

— Ce n’est pas très gentil, ce que vous dites là, mais c’est probablement vrai. Allez, montez ! Je vous reconduis !

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