La plume empoisonnée d’ Agatha Christie

— Elle va très bien, reprit Mary. C’est dans ses sentiments qu’elle est bouleversée…

— Ah ? fis-je.

— Oui. À cause d’une lettre qu’elle a reçue… Une lettre qui était pleine d’insinuations, à ce que j’ai compris…

L’œil sombre de Mary, le ton sur lequel elle avait prononcé le mot « insinuations », son attitude, tout cela me donnait à réfléchir : il était probable que ces insinuations me concernaient. J’avais si peu fait attention à Béatrice que je ne sais pas si je l’aurais reconnue si je l’avais croisée dans la rue, et un invalide se traînant sur deux cannes se conçoit assez mal dans le rôle du séducteur qui détourne de leurs devoirs les filles du village. Je déclarai donc avec un peu d’impatience dans la voix que l’affaire me semblait absolument ridicule.

— C’est exactement ce que j’ai dit à la mère de la petite, fit Mary. « Des manigances dans cette maison, que je lui ai dit, il n’y en a jamais eu et il n’y en aura pas tant que j’y serai ! Quant à Béatrice, rappelez-vous que les filles d’aujourd’hui sont différentes de ce que nous étions et que je ne sais pas ce que la vôtre a pu faire dehors ! » La vérité, monsieur, c’est qu’elle fréquente un jeune mécanicien du garage, avec qui elle sort le soir, et qu’il a reçu une lettre, lui aussi…

— En tout cas, moi, dis-je, de ma vie, je n’ai entendu histoire plus absurde.

— C’est bien mon avis, monsieur, conclut Mary. L’essentiel, c’est que nous sommes débarrassés de la petite et on ne m’ôtera pas de l’idée que, si elle est toute retournée par cette lettre, c’est parce qu’elle a quelque chose à cacher. Comme on dit, il n’y a pas de fumée sans feu !

Je ne savais pas encore combien cette dernière petite phrase finirait par me paraître insupportable.

2

Ce matin-là – il faisait beau et il y avait déjà dans l’air toute la douceur du printemps – j’avais décidé de descendre à pied jusqu’au village. Joanna et moi, nous n’appelions jamais Lymstock autrement. Je reconnais que le mot était impropre et qu’il aurait navré les indigènes s’ils l’avaient entendu.

Tandis que je ramassais mes cannes, Joanna prétendit m’accompagner. Je protestai vigoureusement.

— Non, lui dis-je. Je n’ai pas besoin d’un ange gardien pour me faire la conduite en me murmurant des paroles d’encouragement. Le proverbe a raison qui proclame que l’homme voyage plus vite qui voyage seul. J’ai un tas de choses à faire. Il faut que j’aille chez Galbraith, Galbraith et Symmington, pour donner ma signature au sujet de ce transfert de parts, il faut que je voie le boulanger pour lui dire ce que je pense de ses cakes, il faut que je fasse un saut chez le libraire et que je passe à la banque. Restez chez nous, femme, ma matinée sera déjà trop courte !

Il fut entendu que Joanna viendrait me reprendre avec la voiture.

— Ainsi, dit-elle, tu auras eu le temps de voir tout Lymstock avant le déjeuner !

— Il est certain, répondis-je, que, lorsque tu viendras me cueillir, j’aurai vu toutes les personnes qui comptent dans le village.

À cause de ses magasins, High Street était, en effet, le rendez-vous matinal de tout Lymstock, qui venait là autant pour échanger les nouvelles que pour faire ses courses.

Ma sœur ne m’accompagna pas, mais je ne fis cependant pas le chemin seul. J’avais parcouru quelques centaines de mètres quand j’entendis dans mon dos, d’abord, le timbre d’une bicyclette, puis un grincement de freins serrés. Peu après, Megan Hunter mettait pied à terre à ma hauteur.

— Hello ! s’écria-t-elle. Comment va ?

J’aimais bien Megan et je la plaignais un peu.

Née du premier mariage de Mrs. Symmington, elle était la belle-fille du notaire et on ne parlait guère de son père, le capitaine Hunter, dont j’avais compris qu’on préférait ne point se souvenir. On racontait qu’il avait maltraité son épouse, qui avait divorcé après deux ou trois ans de vie commune et qui, possédant quelque bien, était venue, avec son enfant, s’installer à Lymstock pour « oublier ». Là, elle avait fini par épouser le seul célibataire du pays qui fût un parti possible, Richard Symmington. De cette seconde union, elle avait eu deux fils et j’avais assez l’impression que Megan était un peu sacrifiée à ses demi-frères.

Elle ne ressemblait pas du tout à sa mère, qui était une petite femme pas très forte, une beauté fanée, qui parlait d’une voix mélancolique, de sa santé et des ennuis qu’elle avait avec ses domestiques. Megan, elle, était une grande fille un peu gauche, qui avait vingt ans, mais à qui on n’en donnait guère que seize. Elle avait une tignasse brune, toujours plus ou moins embroussaillée, de beaux yeux verts, une figure anguleuse et un sourire beaucoup plus charmant qu’on n’eût escompté. Elle s’habillait à la diable et sans recherche, portant presque toujours des bas de fil où les trous ne manquaient pas.

Je décidai, ce matin-là, qu’elle avait beaucoup plus l’air d’un cheval que d’un être humain. De fait, un peu plus soignée, elle aurait fait un cheval très présentable.

Elle continua à parler, très vite et presque sans respirer, comme c’était son habitude.

— Je suis allée à la ferme – chez les Lasher, vous connaissez ? – pour voir s’ils avaient des œufs de cane. Ils ont une quantité de petits cochons, absolument charmants. Vous aimez les petits cochons ? Moi, oui. J’aime même leur odeur…

— Les cochons bien entretenus, dis-je, n’ont pas d’odeur.

— Vraiment ?… Eh bien, il n’y a pas de cochons bien entretenus dans le pays !… Vous allez à Lymstock ? J’ai vu que vous étiez seul et je me suis dit que j’aimerais faire le chemin avec vous. Je suis descendue de machine un peu vite…

— Et vous avez fait un trou à votre bas !

Elle regarda sa jambe droite.

— C’est vrai. Mais il y en avait déjà deux. Alors, un de plus, un de moins, ça n’a pas grande importance !

— Vous ne raccommodez jamais vos bas, Megan ?

— Si ! Quand maman m’y oblige… Seulement, elle s’inquiète rarement de ce que je fais… Dans un sens, c’est une chance !

— Vous n’avez pas l’air de vous rendre compte, fis-je, que vous êtes une grande fille !

— Vous voulez dire que je ne suis pas comme votre sœur, attifée comme une poupée qui sort d’une boîte ?

Cette description de Joanna ne me plut qu’à moitié. Je protestai :

— Ma sœur prend soin d’elle-même et elle est agréable à regarder.

— Elle est vraiment très jolie. D’ailleurs, elle ne vous ressemble pas. Comment ça se fait ?

— Les frères et sœurs ne se ressemblent pas toujours.

— C’est vrai. Je n’ai rien de Brian ni de Colin et ils n’ont eux-mêmes pas un trait qui leur soit commun.

Après un court silence, elle ajouta :

— C’est drôle.

— Qu’est-ce qui est drôle ?

— La famille…

Je me demandai quelle pensée lui traversait l’esprit et nous marchâmes en silence pendant un moment. Au bout d’un instant, d’une petite voix timide, elle reprenait la conversation.

— Vous étiez bien aviateur, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et c’est dans un accident que vous avez été blessé ?

— Oui. Je me suis écrasé au sol.

Après un nouveau silence, elle reprit :

— Ici, personne n’a jamais volé.

— Ça ne m’étonne pas, fis-je. Ça vous plairait de voler, Megan ?

Elle me regarda, très surprise.

— Moi ?… Grands dieux, non ! Je ne tiendrais pas le coup ! Je suis déjà malade en chemin de fer.

Presque aussitôt, avec cette hardiesse dans l’interrogation qui est habituellement un privilège de l’enfance, elle me posait une question que je n’attendais certes pas :

— Pensez-vous, me dit-elle, guérir complètement et pouvoir voler de nouveau ou bien resterez-vous toujours une espèce d’invalide ?

— Mon médecin, répondis-je, assure que je me rétablirai tout à fait !

— Oui, fit-elle. Le tout est de savoir s’il ne ment pas.

— Je ne crois pas, répliquai-je. Je suis même sûr du contraire. J’ai confiance en lui.

— Tant mieux ! s’exclama-t-elle. Mais il y a tant de gens qui disent des mensonges !

Vérité indiscutable, que j’accueillis sans rien dire.

— Eh bien ! reprit Megan d’un petit air réfléchi, je suis très contente de ce que vous m’apprenez là. Je croyais que vous paraissiez avoir mauvais caractère parce que vous saviez que vous deviez rester estropié toute votre vie. Mais, si vous avez toujours été comme ça, c’est différent !

— Mais, fis-je d’un ton un peu pointu, je n’ai pas mauvais caractère !

— Disons que vous vous emportez facilement.

— Je m’emporte parce que je voudrais me remettre très vite et qu’il n’y a rien à faire pour hâter mon rétablissement !

— Alors, pourquoi vous emporter ?

Je ris de bon cœur.

— Il ne vous est jamais arrivé, dis-je, d’être pressée de voir arriver certaines choses ?

Elle considéra la question un instant avant de répondre.

— Non, fit-elle enfin. Il n’y a vraiment rien qui vaille qu’on s’impatiente ! Il n’arrive jamais rien !

Il y avait dans le ton une certaine tristesse qui me frappa. Je lui demandai gentiment à quoi elle employait son temps. Elle haussa les épaules.

— Que voulez-vous que je fasse ?

— Je ne sais pas. Vous pourriez jouer au tennis, au golf ! Vous devez bien avoir des amies !

— Je suis très maladroite, dès qu’il s’agit de sports, et je n’aime pas jouer. Quant aux filles qui pourraient être mes amies, il n’y en a pas beaucoup et elles ne me plaisent pas. Elles me trouvent impossible !

— Allons donc ! Il n’y a aucune raison !

Elle ne répondit pas.

— Est-ce que vous avez été pensionnaire ? demandai-je.

— Oui. Je ne suis rentrée à la maison qu’il y a un an.

— Les études vous plaisaient ?

— Ça pouvait aller !… Mais, ce qu’on vous apprend en classe, on vous l’apprend bêtement !

— Que voulez-vous dire par là ?

— Ce serait trop long à vous expliquer… On vous donne des notions de tout et on n’étudie rien à fond ! Il est vrai que j’étais dans un petit collège pas cher et que les professeurs n’étaient pas épatants. Quand on les interrogeait, ils répondaient rarement de façon satisfaisante…

— Presque tous les maîtres en sont là !

— Ils ont tort ! Ils devraient savoir…

J’en convins.

— Évidemment, reprit-elle, je vais vous paraître idiote. Mais, enfin, est-ce qu’on ne vous enseigne pas un tas de choses qui ne servent à rien ? L’histoire, par exemple ! Tout change quand vous changez de bouquin !

— C’est justement ce qui fait son intérêt !

Megan, lancée, poursuivait :

— La grammaire, vous trouvez ça intéressant, vous ?… Et tout le reste ! Shelley, tout tremblotant d’émotion quand il parle des alouettes ! Wordsworth, qui devenait gâteux devant de malheureux narcisses ! Et Shakespeare !

— Shakespeare aussi ? fis-je amusé. Pourquoi est-ce qu’il ne vous plaît pas, Shakespeare ?

— Parce qu’il se donne un mal de chien pour dire les choses de façon si compliquée qu’on ne comprend plus ce qu’il veut dire !… Malgré ça, il y a dans Shakespeare des choses que j’aime !

— Il serait certainement très flatté de l’apprendre.

Imperméable à une ironie qu’elle ne soupçonnait pas, Megan continuait :

— C’est ainsi qu’il y a deux personnages que j’aime bien : Goneril et Regan.

— Pourquoi ?

— Je n’en sais trop rien ! Il me semble qu’elles sont « vraies » ! Pourquoi étaient-elles comme ça ? Pouvez-vous me le dire ?

— Comme ça, comment ?

— Comme elles étaient ! Il y a quelque chose qui avait dû les rendre comme ça ! Mais quoi ?

Je regardai Megan avec étonnement. J’avais toujours accepté les deux filles aînées de Lear comme des créatures foncièrement mauvaises, mais je ne m’étais jamais interrogé à leur propos. La question de Megan soulevait un problème curieux.

— J’y songerai, répondis-je.

— Bah ! fit-elle, ça n’a pas d’importance ! Ce n’est jamais que de la littérature !

— Certes !… Mais, dans toutes les matières qu’on vous enseignait, il n’y en avait pas une qui vous intéressait ?

— Si. Les maths…

— Vraiment ?

La réponse me surprenait. Le visage de Megan s’éclairait.

— Oui, dit-elle. J’adorais les maths. On nous les apprenait en dépit du bon sens et j’aurais bien voulu avoir un vrai prof’ de maths… Je trouve ça merveilleux. Rien que les nombres, tenez ! Vous ne trouvez pas qu’il y a, dans les nombres, quelque chose qui vous transporte ?

J’avouai en toute sincérité que c’était un sentiment que je n’avais jamais ressenti.

Nous entrions dans High Street.

— Voici Miss Griffith, dit Megan. Une sale femme !

— Vous ne l’aimez pas ?

— Je la déteste. Elle me cramponne pour que je fasse partie de sa fichue compagnie de guides. J’ai horreur de cette mascarade ! Pourquoi mettre un uniforme pour aller se balader en troupes et pourquoi se coller sur la poitrine un tas d’insignes qui proclament que vous connaissez un tas de choses alors que vous êtes incapable de les faire correctement ! Tout ça, c’est de la blague !

Dans l’ensemble, j’étais assez d’accord avec Megan sur ce point. Mais je n’eus pas le temps de le lui dire : Miss Griffith nous abordait. La sœur du médecin, qui portait le nom d’Aimée, dont on peut avancer qu’il ne lui convenait guère, avait toute l’assurance qui manquait à son frère. C’était une assez jolie femme, aux manières un peu masculines, dont la voix profonde n’était pas antipathique.

Elle nous salua d’un bonjour aimable, déclara que le temps était splendide et, s’adressant à Megan, ajouta :

— Megan, vous êtes exactement la personne que je souhaitais rencontrer ce matin ! J’ai besoin de quelqu’un pour m’aider à écrire des adresses pour l’Association des amis des monuments historiques.

Megan murmura quelques vagues mots d’excuse, cala sa bicyclette contre le trottoir et disparut en toute hâte à l’intérieur du Grand Bazar. Miss Griffith l’avait suivie des yeux.

— Cette enfant est extraordinaire, dit-elle. Paresseuse jusqu’à la moelle des os ! Elle passe son temps à flâner et ce doit être pour sa mère une véritable croix. Je sais que la pauvre Mrs. Symmington a bien souvent essayé de lui faire faire quelque chose, jamais elle n’y est parvenue. La sténo, la cuisine, l’élevage des lapins angora, il y a un tas de choses qu’une jeune fille peut apprendre ! Rien de tout cela ne convient à Megan ! Et, pourtant, elle a besoin d’avoir un intérêt dans la vie !

Je me dis que c’était probablement exact, mais aussi qu’à la place de Megan j’aurais, comme elle, repoussé toutes les suggestions d’Aimée Griffith parce que, comme elle, j’aurais été exaspéré par son agressive personnalité.

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