La plume empoisonnée d’ Agatha Christie

— Ce n’est que trop vrai !

— C’est bien dommage pour elle ! Cette petite n’a déjà pas la tête bien solide. Une affaire comme celle-ci peut lui faire perdre la boussole complètement !

Je pris une résolution subite. Il y avait quelque chose que je voulais savoir.

— Miss Griffith, dis-je, est-ce vous qui avez conseillé à Megan de rentrer chez elle ?

— Je ne saurais dire que je lui ai conseillé…

— Mais vous lui avez dit quelque chose ?

Elle se campa solidement sur ses jambes et me regarda droit dans les yeux. Je la sentais sur la défensive.

— Une jeune femme, affirma-t-elle, ne doit pas fuir ses responsabilités. D’autre part, les langues marchent. J’ai cru de mon devoir de le lui laisser entendre.

— Les langues ?

J’étais trop furieux pour en dire plus.

Aimée continuait, avec cette ahurissante confiance en soi qui était le trait essentiel de son caractère :

— Vous, évidemment, vous n’êtes pas au courant de ce qui se raconte ! Mais, moi, je le sais ! Je suis absolument persuadée que tout ça ne repose sur rien, il n’y a aucun doute là-dessus, mais vous connaissez les gens ! Quand ils peuvent dire du mal de quelqu’un, ils ne laissent pas échapper l’occasion ! Et des ragots de ce genre finissent par faire beaucoup de tort à une jeune fille qui doit gagner sa vie !

— Qui doit gagner sa vie ?

Je ne comprenais plus.

— Elle est dans une situation très délicate, reprenait Aimée. Je crois qu’elle a fait ce qu’il fallait faire. Elle ne pouvait pas s’en aller du jour au lendemain, en abandonnant les enfants. Elle a été très bien ! Vraiment très bien ! C’est ce que je dis à tout le monde. Mais la situation n’en reste pas moins fâcheuse et on n’empêchera pas les gens de jaser !

— Mais enfin, demandai-je, de qui parlez-vous ?

— D’Elsie Holland, bien sûr ! répondit-elle avec un peu d’impatience. C’est une charmante fille, très sérieuse et, à mon avis, elle n’a fait que son devoir !

— Et que raconte-t-on ?

Aimée Griffith partit d’un rire qui me parut infiniment désagréable.

— On prétend qu’elle envisage déjà la possibilité de devenir la seconde Mrs. Symmington et qu’elle est toute disposée à consoler le pauvre veuf, qui la tient déjà pour indispensable.

— Mais, grands dieux ! m’écriai-je, il n’y a pas huit jours que Mrs. Symmington est morte !

Aimée Griffith haussa les épaules.

— C’est absurde, j’en suis d’accord ! Mais vous ne referez pas les gens ! Cette petite Holland est jeune et jolie. Il n’en faut pas plus ! Et remarquez que la carrière de gouvernante est pleine de possibilités pour une jeune femme ! Qu’elle cherche un mari et un foyer, qu’elle coure sa chance, ce n’est pas moi qui le lui reprocherai ! Évidemment, le pauvre Symmington ne se doute de rien ; il n’est pas encore remis de la mort de sa chère Mona, mais les hommes sont les hommes ! Que cette fille reste là, tenant sa maison, s’occupant de lui, aimant ses enfants, ou en ayant l’air, et il est inévitable qu’il lui tombe sous la patte !

— En somme, dis-je tranquillement, vous considérez Elsie Holland comme une intrigante ?

Aimée Griffith rougit.

— Mais je n’ai jamais dit ça ! Je suis désolée pour elle des méchancetés qu’on colporte sur son compte et c’est pourquoi j’ai plus ou moins fait comprendre à Megan qu’elle ferait bien de rentrer chez elle ! Comme ça, Dick Symmington et Elsie Holland ne sont pas seuls dans la maison. C’est beaucoup mieux !

Mon silence semblait amuser Aimée.

— Je vois, monsieur Burton, que je vous ai choqué en vous rapportant les racontars de notre petite ville. Je n’ajouterai qu’un mot : ici, quand on parle des gens, c’est toujours en mal !

Elle rit, me salua d’un petit mouvement de tête et s’éloigna.

3

Je rencontrai Mr. Pye près de l’église, en grande conversation avec Emily Barton, très rouge et très excitée.

Il m’accueillit comme s’il était ravi de me voir.

— Bonjour, Burton, bonjour ! Comment va votre charmante sœur ?

— Très bien, je vous remercie.

— Mais elle n’est pas venue faire entendre sa voix dans notre petit parlement de village ? Nous sommes tous impatients de savoir ! Un meurtre, pensez donc ! Un vrai crime, comme les aiment les journaux du dimanche, dans notre petite ville ! Évidemment, l’affaire n’est pas passionnante. Elle a un côté sordide. Il ne s’agit en somme que du brutal assassinat d’une malheureuse servante. On a vu des crimes plus raffinés. Mais, enfin, c’est indiscutablement une nouvelle !

— Pour moi, dit Miss Barton, je trouve cette affaire horriblement choquante !

Mr. Pye se tourna vers elle.

— Oui, ma chère amie mais elle vous amuse tout de même ! Avouez-le ! Vous êtes navrée, vous plaignez la victime, mais cela vous intéresse !

— C’était une si brave fille, reprit Miss Barton. C’est le Foyer de Sainte-Clotilde qui me l’avait envoyée. Elle était très rustre, mais elle ne demandait qu’à bien faire et elle était devenue une bonne petite femme de chambre. Mary était très contente d’elle.

— Vous savez, dis-je, en m’adressant surtout à Pye, qu’elle devait prendre le thé avec Mary hier après-midi ? Aimée Griffith a dû vous le dire ?

J’avais parlé du ton le plus naturel et Pye me parut répondre sans méfiance.

— Effectivement, fit-il, elle m’en a touché un mot. Elle trouvait qu’il était assez nouveau que les domestiques se servissent du téléphone de leurs maîtres pour s’appeler entre eux.

— Le fait est, remarqua Miss Barton, que jamais Mary ne se serait permis de faire une chose pareille et que je suis très étonnée qu’Agnès ait cru pouvoir le faire !

— Vous retardez, ma chère amie, dit Mr. Pye. Les deux terreurs qui règnent chez moi utilisent mon téléphone à longueur de jour et il a fallu que je me fâche pour obtenir qu’ils ne fument pas dans toutes les pièces. J’ai pris mon parti de ce que je ne peux éviter. Prescott est emporté, mais il cuisine comme un dieu et sa femme n’a pas sa pareille pour tenir une maison !

— Oui. Vous avez eu de la chance avec eux !

J’intervins, soucieux de porter la conversation sur un terrain plus intéressant.

— La nouvelle du meurtre, dis-je, s’est rapidement répandue.

— C’est forcé ! s’écria Mr. Pye. On bavarde chez le boucher, chez le boulanger, chez le marchand de bougies ! Les langues vont leur train et Lymstock est une ville qui s’abandonne ! Des lettres anonymes, des meurtres, la criminalité qui augmente…

— Vous ne pensez pas, demanda Emily Barton, qu’il y ait une relation quelconque entre ces horribles lettres et l’assassinat de cette pauvre fille ?

Mr. Pye bondit sur la suggestion :

— C’est là une hypothèse du plus vif intérêt. La petite savait quelque chose. On l’a supprimée. C’est à voir ! Vous venez d’avoir là, ma chère amie, une riche idée !

— Elle me fait frémir !

Ayant dit, Miss Barton prit rapidement congé de nous et s’en fut à petits pas pressés. Pye la regarda partir, sa grosse figure poupine éclairée d’un sourire ironique. Se retournant vers moi, il secoua la tête.

— C’est une petite âme sensible, dit-il. Une charmante créature, vous ne trouvez pas ? Un vestige du passé. En réalité, elle n’appartient pas à sa génération, mais à celle qui l’a précédée. La mère devait être une maîtresse femme qui a dû maintenir tous ceux qui l’entouraient dans son époque à elle, 1870 probablement. La famille tout entière a été mise sous globe. C’est amusant…

Je revins au sujet qui m’intéressait.

— Cette affaire, demandai-je, qu’en pensez-vous ?

— Qu’entendez-vous par « cette affaire » ?

— Eh bien, tout ! Les lettres anonymes, le crime.

— Je vois, l’ensemble. Et vous ?

— J’ai posé la question le premier.

Il sourit aimablement.

— Les anormaux me passionnent, dit-il, et je les ai beaucoup étudiés. Il arrive que les gens fassent des choses fantastiques, des choses dont on ne les aurait jamais crus capables. Prenez le cas de Lizzie Borden, par exemple. Impossible de l’expliquer d’une façon raisonnable. Dans l’affaire qui nous occupe, j’estime que la police devrait faire un peu de psychologie. Ne pas perdre son temps avec des histoires d’empreintes digitales, des mesures d’écritures, des comparaisons sous le microscope, etc. Au lieu de ça, voir ce que les gens font de leurs mains, s’inquiéter de leurs habitudes, de leurs tics et de leurs manies, les regarder manger, voir s’il ne leur arrive pas de rire sans cause apparente…

— Vous croyez qu’il s’agit d’un fou ?

— Pour être fou, il est fou ! Complètement… Seulement, on ne s’en douterait pas !

— Qui est-ce ?

Nos regards se rencontrèrent.

— Non, Burton, dit-il, souriant. Ce serait de la médisance. Nous n’allons pas ajouter la médisance à tout le reste !

L’instant d’après, il s’éloignait en sautillant.

4

Je le regardais encore descendre la rue, m’amusant de l’étrangeté de sa démarche, quand le révérend Caleb Dane Calthrop sortit de l’église.

Il me salua et vint vers moi.

— Bonjour, monsieur… monsieur…

Je vins à son aide.

— Burton !

— Mais oui, Burton ! N’allez pas croire que j’avais oublié votre nom ! Il m’échappait, simplement. Belle journée !

— Oui.

Il me dévisagea.

— Vous n’en paraissez pas convaincu ? reprit-il. C’est vrai !… Il y a la mort de cette malheureuse enfant qui était au service de Symmington. Je dois confesser, monsieur Burton, que je ne puis pas croire qu’il y ait un meurtrier dans le pays !

— Cela paraît fantastique, en effet !

Il se pencha vers moi, baissant la voix.

— J’ai aussi vaguement entendu parler d’autre chose. Il paraîtrait qu’on aurait envoyé des lettres anonymes. Avez-vous eu connaissance de ce bruit ?

— On m’en a parlé…

— La lettre anonyme est une infamie.

Une interminable citation latine suivit.

— Ces vers d’Horace, conclut-il, sont toujours vrais. C’est bien votre avis ?

— Oh ! dis-je. Absolument !

5

Ne voyant plus personne avec qui je pourrais bavarder avec profit, je repris le chemin de la maison, m’arrêtant toutefois en route pour acheter du tabac et une bouteille de xérès, afin de recueillir sur les événements l’opinion du « menu peuple ».

D’une façon générale, on attribuait le crime à quelque chemineau.

— Ils viennent à la porte, ils pleurnichent, ils demandent l’aumône et, s’il n’y a dans la maison qu’une femme toute seule, ils deviennent mauvais ! Ma sœur, Dora, qui habite de l’autre côté de Combe Acre, pourrait vous en parler ! Le bonhomme vendait des lacets et il était soûl…

La suite du récit montrait l’intrépide Dora fermant violemment la porte au nez de l’intrus, se retirant et se barricadant dans une retraite qui n’était autre que les cabinets, pudiquement désignés par une délicate périphrase, et où elle devait rester jusqu’au retour de sa maîtresse.

J’arrivai à « Little Furze » quelques minutes avant l’heure du déjeuner. Joanna était dans le petit salon. Elle ne faisait rien et semblait perdue dans ses pensées.

— Alors, lui demandai-je, qu’est-ce que tu as fabriqué ce matin ?

— Ma foi, rien de particulier !

Sous la véranda, deux chaises avaient été approchées d’une table de fer, sur laquelle reposaient deux verres dans lesquels on avait bu du xérès. Sur une troisième chaise, je remarquai un objet que je considérai avec une réelle stupéfaction.

— Qu’est-ce que ça peut bien être ?

— Ça ? dit Joanna. C’est la photographie d’une rate malade. Le docteur Griffith a pensé que ça m’intéresserait…

J’examinai la photographie avec curiosité. Chaque homme a sa façon à lui de faire la cour aux dames, mais il me semble qu’il ne me serait jamais venu à l’idée de faire la mienne en exhibant des documents de ce genre. Celui-là, il est vrai, il était probable que Joanna avait demandé à le voir.

— Ce n’est pas très joli, déclarai-je.

Ma sœur en convint, puis, comme je lui demandais des nouvelles de Griffith, elle me dit qu’il lui avait paru fatigué.

— Je crois, ajouta-t-elle, qu’il y a quelque chose qui le tracasse.

— Sans doute une rate qui résiste au traitement !

— Ne dis pas de bêtises ! Je parle sérieusement.

— Eh bien ! si tu veux mon avis, ce qui le tracasse, c’est toi ! Tu devrais le laisser tranquille !

— Mais je ne lui ai rien fait !

— Les femmes n’avouent jamais leurs torts !

Elle me tourna le dos et s’éloigna, furieuse.

Sous l’action du soleil, la photographie de cette rate malade commençait à s’enrouler sur elle-même. Je la saisis délicatement par un coin et l’emportai au salon. Elle ne m’était pas particulièrement chère, mais je ne doutais pas que Griffith la considérât comme un trésor. Je pris, sur le rayon du bas de la bibliothèque, un livre, me proposant de glisser la photo entre les pages, afin de la presser. C’était un volume énorme, un recueil de sermons. Il s’ouvrit de lui-même entre mes mains.

Je compris immédiatement pourquoi : à l’intérieur, un certain nombre de pages avaient été enlevées.

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