La plume empoisonnée d’ Agatha Christie

— Je ne savais pas, dit-elle, que les gens se déplaçaient spécialement pour vous laisser leur carte.

— C’est, répondis-je, parce que tu ignores tout de la campagne.

Elle protesta.

— Tu plaisantes ! Après le nombre de week-ends que j’ai passés chez des amis !

— C’est tout autre chose !

J’ai cinq ans de plus que Joanna. Je me souviens très bien avoir, étant enfant, gambadé dans la petite propriété qui entourait la maison de campagne de mes parents. Je me revois rampant derrière les framboisiers, que le jardinier surveillait de près, je retrouve l’odeur de l’étable et il me semble entendre encore le hennissement des chevaux dans l’écurie. J’avais sept ans – et Joanna n’était donc encore qu’un bébé de deux ans – quand nous vînmes vivre à Londres, chez une de nos tantes. Nous n’en bougions guère, sinon au mois d’août, où l’on nous emmenait dans quelque hôtel au bord de la mer. Nos vacances de Pâques et de Noël, nous les passions à Londres, allant au théâtre et au cinéma, canotant sur le lac de Kensington Gardens et, plus tard, demeurant des après-midi entiers sur les « rinks » de patinage à roulettes.

Je pensais à tout cela et à l’invalide que j’étais devenu, ce qui me fit dire à Joanna que je craignais fort que ce séjour à la campagne ne lui parût vite insupportable.

— Car, ajoutai-je, il y a un tas de choses qui vont te manquer !

C’est que je connais Joanna. Elle est jolie, elle est gaie, elle aime danser, elle adore conduire de puissantes voitures et elle ne déteste pas avoir des flirts.

Elle éclata de rire et déclara que je m’alarmais à tort.

— En réalité, précisa-t-elle, je suis assez contente de ce changement de décor. J’en ai jusqu’ici de tous les gens que je connais et, bien que je sache que cela te fera sourire, j’ajouterai que Paul m’a fait énormément de peine. Il me faudra du temps pour m’en remettre.

J’accueillis cette déclaration avec scepticisme. Les aventures amoureuses de Joanna se développent selon des lignes immuables. Du jour au lendemain, elle devient folle de quelque jeune écervelé qui est généralement quelque génie incompris. Elle l’écoute pendant des heures et des heures, bataille ensuite pour que justice soit rendue à son talent, puis, quand l’ingratitude de son héros a eu le temps de se manifester, déclare qu’elle a le cœur brisé.

Situation douloureuse qui se prolonge jusqu’à l’apparition d’un autre jeune méconnu, c’est-à-dire trois semaines en moyenne.

— En tout cas, poursuivit Joanna, reconnais que je me suis bien adaptée et que je suis telle qu’on doit être à la campagne !

Je la considérai d’un œil critique et force me fut de dire que je n’étais pas d’accord.

Joanna portait ce qu’un grand couturier imagine être un costume de sport : un maillot de jersey à manches courtes, parfaitement ridicule, une robe très ajustée à la taille, coupée dans un magnifique tissu « écossais », des bas de soie superbes et d’admirables souliers dont le cuir avait l’éclat du neuf.

— Non, fis-je, rien de ce que tu as sur toi n’est dans la note. Tu devrais avoir une vieille jupe de tweed, d’un vert sale ou bien d’un brun un peu passé, une veste pas trop neuve, de gros bas de laine et de solides chaussures bien brisées. À ce moment-là, tu pourrais aller à Lymstock sans y paraître dépaysée…

Après un silence, j’ajoutai :

— Ton maquillage n’est pas plus réussi que ton costume.

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