La plume empoisonnée d’ Agatha Christie

Miss Griffith poursuivit :

— Je me méfie de l’oisiveté, surtout chez les jeunes gens. Encore, si Megan était jolie, séduisante ! Mais, bien souvent, je me demande si elle n’est pas à moitié folle. Elle aura été pour sa mère une bien grande déception !

Baissant un peu la voix, elle ajouta :

— Le père ne valait pas grand-chose et l’enfant tient de lui, j’en ai peur. C’est bien triste pour la mère… Enfin, il faut de tout pour faire un monde !

— Heureusement, dis-je.

Aimée Griffith rit avec complaisance.

— Sans doute, reprit-elle ensuite, les choses n’iraient pas très bien si nous étions tous taillés sur le même patron ! Mais, malgré cela, je n’aime pas voir des gens qui ne tirent pas de l’existence tout ce qu’elle peut leur donner. Je jouis de la vie et je souhaite qu’il en aille de même pour tout le monde ! Certaines personnes se figurent que je dois m’ennuyer à mourir d’être à la campagne d’un bout de l’année à l’autre. Eh bien ! pas du tout ! J’ai toujours à faire et je suis heureuse. Il y a toujours moyen d’employer son temps et tout le mien est pris ! J’ai les guides, des sociétés, des comités… et, naturellement, Owen, dont il faut bien que je m’occupe !

À ce point de son discours, Miss Griffith aperçut de l’autre côté de la rue quelqu’un de connaissance. Elle lui lança un bonjour cordial et traversa en courant la chaussée, me laissant libre de continuer mon chemin vers la banque. Cette courte conversation n’avait pas modifié mon opinion sur Miss Griffith : une femme un peu fatigante, mais énergique, active et, ce qui ne laissait pas d’être sympathique, ravie de l’existence que le sort avait bien voulu lui réserver.

Mes affaires à la banque terminées, j’allai jusqu’à l’étude de MM. Galbraith, Galbraith et Symmington. Y avait-il encore des Galbraith ? Je l’ignore. Je sais seulement que je n’en ai jamais vu aucun. On m’introduisit dans le bureau particulier de Richard Symmington, une pièce austère qu’on n’aérait vraisemblablement jamais. Des cartonniers s’alignaient le long des murs. Sur certaines boîtes qu’on devinait bourrées de dossiers, se lisaient les noms les plus décoratifs du comté : Lady Hope, Sir Everard Carr, William Yatesby-Hoares, etc. On trouvait là l’atmosphère qu’on aime respirer chez un notaire. On se sentait dans une vieille maison, solide et sérieuse.

Tandis qu’il se penchait sur les documents que j’avais apportés, j’examinais Symmington. Si l’actuelle Mrs. Symmington était allée au-devant des catastrophes avec son premier mariage, avec le second, il était sûr qu’elle n’avait point couru d’aventure : Richard Symmington était la respectabilité faite homme, le type même du mari qui ne saurait donner à son épouse le moindre sujet d’inquiétude. Il avait le cou long, avec une pomme d’Adam très saillante, un nez qui n’en finissait pas et le teint d’une pâleur cadavérique. Un homme courtois, certes, bon époux et bon père de famille probablement, mais de ceux que les femmes peuvent contempler sans que s’accélère le battement de leur pouls.

Nous parlâmes affaires quelques instants, j’eus l’occasion de constater que Mr. Symmington, qui s’exprimait de façon claire et précise, ne manquait ni de bon sens ni de jugement, nous prîmes les décisions convenables, puis je me levai pour me retirer.

— En venant, dis-je, j’ai fait la route avec votre belle-fille.

Il me regarda pendant quelques secondes, comme s’il n’avait pas compris de qui je voulais parler. Puis, souriant, il s’écria :

— Ah ! Megan !… Oui, elle est revenue avec nous depuis quelque temps et nous songeons à lui trouver quelque chose à faire. Il faudrait l’occuper. Mais elle est encore très jeune… et elle est un peu en retard pour son âge. Du moins, c’est ce qu’on me dit !

Dans le bureau que je traversai pour sortir, trois personnes travaillaient : un très vieil homme, penché sur un document qu’il copiait avec une lenteur appliquée, un jeune clerc joufflu et, devant une machine sur les touches de laquelle elle frappait avec impétuosité, une femme d’un certain âge, dont je notai les lorgnons et la chevelure frisottée. Si c’était là Miss Ginch, je me ralliais à l’opinion d’Owen Griffith : de tendres intermèdes entre elle et son employeur étaient vraiment peu probables.

Je passai chez le boulanger à qui je parlai du cake exagérément rassis qu’il nous avait livré la veille. Il accueillit ma réclamation avec les protestations d’incrédulité qui s’imposaient et mit fin à l’incident en m’offrant un autre cake, qui, celui-là, sortait du four, la chaleur qu’il dégageait en étant la preuve évidente.

Je sortis et me postai sur le trottoir, guettant l’arrivée de Joanna, avec la voiture. La promenade m’avait fatigué et il m’était en outre difficile de marcher avec mes deux cannes et ce cake qui me chauffait la poitrine.

Joanna se faisait attendre.

Et, soudain, un spectacle étonnant, invraisemblable, un spectacle que je regardai avec une sorte de stupeur incrédule, un spectacle éblouissant frappa mes yeux : à quelques mètres de moi, sur le même trottoir, venant vers moi d’une démarche si légère qu’elle ne paraissait pas toucher le sol, il y avait une déesse !

Une déesse, il n’y a vraiment pas d’autre mot.

Des traits parfaits, des boucles d’or blond, une silhouette mince et fine, un corps ravissant. Elle n’avait pas l’air de marcher, comme les simples humains. On eût dit qu’elle flottait dans l’espace. Une jeune fille ravissante, belle à n’y pas croire. Une déesse…

J’étais tellement ému qu’il ne pouvait pas ne pas se passer quelque chose. Ce qui arriva, c’est que je laissai tomber mon cake. Je plongeai pour le ramasser, avec ce résultat que je lâchai ma canne. Je glissai et fus à deux doigts de m’étaler de tout mon long sur le trottoir.

Ce fut le bras vigoureux de la déesse qui me retint. Je me rétablis, balbutiant des excuses, cependant qu’avec un sourire elle me restituait le cake et ma canne, qu’elle avait ramassés à ma place.

— Ne vous excusez pas ! me dit-elle gentiment. Et ne me remerciez pas ! C’est si peu de chose…

Le ton était aimable, mais la voix était commune, avec un timbre d’une désolante platitude. L’enchantement s’évanouit.

C’était une jolie fille, solide et bien portante. Rien de plus.

Je me mis à songer à ce qu’il serait advenu si les dieux avaient donné une voix de ce genre-là à la belle Hélène. Curieux qu’une jolie créature pût vous troubler au plus profond de vous-même aussi longtemps qu’elle n’ouvrait pas la bouche et que le sortilège disparût à l’instant même où un mot sortait de ses lèvres !

Curieux, encore, que j’eusse déjà vu le contraire se produire. Je me souvenais d’une femme, petite et laide, dont le visage rappelait celui d’un chimpanzé et sur laquelle aucun homme jamais ne s’était retourné. Quand elle parlait, on ne la voyait plus. On subissait l’étrange envoûtement d’une voix mélodieuse et douce, qui faisait oublier tout le reste.

Joanna, cependant, était venue se ranger au bord du trottoir. Elle me demanda « ce qu’il y avait de cassé ».

— Rien du tout ! répondis-je, redescendant sur la terre. J’étais en train de penser à la belle Hélène et à quelques autres héroïnes de jadis.

— Tu choisis drôlement tes endroits ! s’écria-t-elle. Tu sais que tu n’étais vraiment pas banal, la bouche grande ouverte et ton cake serré contre ta poitrine ?

— J’ai reçu un choc, expliquai-je. J’ai été transporté à Troie et je suis revenu.

Désignant d’un mouvement de menton une silhouette qui s’éloignait et que nous n’apercevions plus que de dos, j’ajoutai :

— Tu sais qui est cette personne ?

Joanna me répondit que c’était la gouvernante des jeunes Symmington.

— C’est elle qui t’a retourné ? me demanda-t-elle ensuite. Elle n’est pas vilaine à regarder, mais c’est un singulier numéro.

— En tout cas, répliquai-je, elle est aimable. Je l’avais prise pour Aphrodite.

Joanna ouvrit la porte de la voiture et je m’installai à côté d’elle.

— C’est bizarre, dit-elle. Il y a des gens qui sont très bien et qui n’ont pas le moindre sex-appeal. C’est le cas de cette fille… et c’est bien dommage !

Je lui fis remarquer qu’étant donné ses fonctions de gouvernante ça valait peut-être beaucoup mieux.

CHAPITRE III

1

Cet après-midi-là, nous allâmes prendre le thé chez Mr. Pye.

Mr. Pye était un petit homme grassouillet, qui tenait par-dessus tout à ses fauteuils recouverts de dentelle, à ses bergères en Dresde et à sa collection de bibelots. Il habitait Prior’s Lodge, une propriété sur les terrains de laquelle se trouvaient les ruines du vieux prieuré.

Prior’s Lodge était indiscutablement une demeure charmante, entourée de soins amoureux, qui contribuaient à la mettre en valeur. Tous les meubles étaient admirablement astiqués et chacun d’eux occupait la place exacte pour laquelle il semblait avoir été fait. Tentures et coussins avaient été choisis avec goût, et manifestement par quelqu’un qui ne regardait pas à la dépense.

C’était une maison où l’on avait quelque peine à imaginer qu’on pût habiter et ma première impression fut que, vivre là, c’était un peu se décider à passer son existence dans les salles « d’époque » de quelque musée. Mr. Pye n’avait pas de plus grand plaisir que de promener ses hôtes à travers son « home ». C’était un décor auquel on ne pouvait rester insensible. Mr. Pye, d’ailleurs, même quand il avait affaire à des gens qui ne pouvaient comprendre la vie sans un appareil de radio, un bar à cocktails, une salle de bain et les murs indispensables, ne désespérait pas de les amener à avoir de l’existence une conception plus conforme à ses goûts personnels.

Ses petites mains, grasses et potelées, tremblaient quand il parlait de ses trésors et sa voix montait jusqu’à des notes suraiguës quand il contait dans quelles circonstances passionnantes il avait réussi à acquérir, à Vérone, le lit Renaissance qui était l’orgueil de sa chambre à coucher.

Il nous trouva sympathiques, Joanna et moi, parce qu’il découvrit tout de suite que nous aimions les choses anciennes et les meubles de style.

— C’est un plaisir, nous dit-il, un véritable plaisir que de penser que vous êtes venus vous joindre à notre petite communauté. Les braves gens d’ici sont tellement de leur province ! Ils ne savent rien. Ce sont des Vandales, d’authentiques Vandales. Et leurs intérieurs sont à pleurer. Vous n’avez pas eu cette impression ?

Joanna assura que nous n’avions pas été jusqu’aux larmes.

— En tout cas, reprit-il, vous voyez ce que je veux dire. Ils mélangent tout ! J’ai vu, de mes propres yeux, un fauteuil Louis XV, d’un galbe parfait, une véritable pièce de collection, voisiner avec une table victorienne d’une affreuse banalité et avec une bibliothèque tournante en chêne ciré. Oui, mademoiselle, en chêne ciré !

Il haussa les épaules d’un air accablé et ajouta, navré :

— Pourquoi les gens sont-ils aveugles ? Vous estimez comme moi, j’en suis sûr, que la beauté est la seule chose qui vaille qu’on vive pour elle ?

Joanna, touchée par la conviction même du petit homme, affirma que c’était bien là son avis.

— Alors, demanda Mr. Pye, pourquoi les gens s’entourent-ils de laideurs ?

Joanna déclara qu’en effet c’était curieux.

— Curieux ? s’écria Mr. Pye. Dites « criminel » ! Oui, c’est le mot. Criminel ! Et quelles excuses invoquent-ils ? Ils disent que c’est « confortable » ! Ou ingénieux ! Ingénieux ! Quel mot horrible !

Après une très courte pause, il poursuivit :

— Pour ce qui est de la maison que vous avez prise, celle de Miss Emily Barton, elle est charmante et on y trouve quelques pièces intéressantes. Très intéressantes, même. Il en est deux ou trois qui sont de premier ordre. Miss Barton a du goût… encore que j’en sois moins persuadé qu’autrefois. Quelquefois, je me demande si elle n’obéit pas à un sentiment de piété filiale, si elle ne conserve pas les choses en l’état, non pas par amour de la beauté, non pas pour créer chez elle une flatteuse harmonie, mais uniquement parce qu’elles étaient ainsi du temps de sa mère.

Se tournant vers moi, il continua, sur un ton qui n’était plus celui de l’artiste parlant de sa passion, mais celui du simple commérage :

— Vous n’avez pas connu du tout la famille ? Non, évidemment, puisque vous avez traité par l’intermédiaire d’une agence. Dommage ! Elle valait la peine d’être connue. Quand je suis arrivé ici, la vieille mère était encore vivante. Une personne incroyable, positivement incroyable. Un monstre, je n’hésite pas à le dire. Un monstre, qui datait de l’époque de la reine Victoria et dévorait ses enfants. En fait, c’était exactement cela ! Elle était monumentale. Elle pesait près de cent kilos, sinon plus, et il fallait voir comme elle faisait tourner ses filles ! « Les petites ! » C’est ainsi qu’elle les appelait. « Les petites ! » Et l’aînée, à l’époque, avait largement dépassé la soixantaine. Elle ne se gênait pas pour les traiter de sottes et elle leur faisait une vie d’esclaves. Elle les commandait sans répit et elle entendait qu’elles fussent toujours de son avis. À dix heures, elle les envoyait se coucher et, même au cœur de l’hiver, elles n’avaient pas le droit de faire de feu dans leurs chambres. Quant à inviter leurs amies à la maison, il n’en était pas question. La vieille les méprisait parce qu’elles ne s’étaient jamais mariées et, en même temps, elle les empêchait pratiquement de rencontrer qui que ce fût. Je crois qu’Emily, à un certain moment, à moins que ce ne soit Agnès, a failli épouser un pasteur. Mais la mère a trouvé qu’il n’était pas d’assez bonne famille et les choses en sont restées là.

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