La plume empoisonnée d’ Agatha Christie

— Ça ressemble à un roman ! dit Joanna.

Il rectifia :

— C’était bel et bien un roman. L’horrible vieille a fini par mourir, mais à ce moment-là il était trop tard. Les filles ont continué à vivre dans la maison, s’entretenant à voix basse de ce que maman aurait souhaité ou non. Tapisser de neuf une chambre à coucher leur eût paru un sacrilège. Malgré cela, elles ont disparu. La grippe a emporté Edith, Minnie a subi une opération et ne s’en est pas remise, la pauvre Mabel a eu une attaque… Elle a d’ailleurs été remarquablement soignée par Emily. La pauvre femme, depuis une dizaine d’années, n’a guère fait que jouer les infirmières. C’est une personne charmante, vous ne trouvez pas ? Un Dresde. Il est bien triste qu’elle ait de telles difficultés financières… Ses revenus ont tellement diminué !

Joanna déclara qu’elle se sentait presque gênée d’occuper la villa de Miss Emily. Mr. Pye protesta.

— Mais pas du tout, chère mademoiselle ! Qu’allez-vous chercher là ? Elle a sa brave Florence, qui lui est très dévouée, et elle m’a dit elle-même qu’elle était très contente d’avoir de si charmants locataires. Elle a même ajouté qu’elle estimait avoir eu beaucoup de chance…

— L’atmosphère de la villa, dis-je, est très reposante.

Mr. Pye se tourna vivement vers moi.

— Vraiment ? Vous trouvez ? Voilà qui est fort intéressant. C’est assez curieux…

— Comment cela ? demanda Joanna.

Mr. Pye eut un geste de la main.

— C’est très difficile à expliquer. Je suis très sensible aux atmosphères. Je suis convaincu que les pensées des gens, leurs sentiments, tout cela marque les pièces où ils vivent. Il en reste quelque chose dans les murs, dans les meubles…

J’écoutais, assez surpris, tout en promenant les yeux autour de moi. Comment aurais-je décrit l’atmosphère de Prior’s Lodge ? Je me le demandais et force m’était de me répondre que, si bizarre que cela pût être, il ne semblait pas qu’il y eût, à Prior’s Lodge, une atmosphère quelconque.

Je réfléchis là-dessus avec tant d’attention que je n’entendis pas la suite de la conversation, qui se poursuivit entre Joanna et notre hôte. Je sortis de ma songerie quand une phrase de ma sœur, annonçant que nous allions nous retirer, frappa mon oreille. Je m’empressai de dire, moi aussi, quelques mots aimables, puis nous passâmes dans le vestibule.

Comme nous approchions de la porte d’entrée, une lettre, glissée par la fente de la boîte, tomba sur le tapis.

— Le courrier de l’après-midi, dit Mr. Pye, en se baissant pour la ramasser.

Il se releva et poursuivit :

— J’espère, mes jeunes amis, que vous viendrez me revoir. C’est un tel plaisir pour moi, voyez-vous, que de pouvoir m’entretenir avec des esprits cultivés, avec des personnes possédant un certain sentiment artistique. Prononcez le mot « ballet » devant les braves gens du cru. Pour eux, il n’évoquera que des danseuses en tutu pirouettant sur les pointes devant un parterre de vieux messieurs égrillards qui les regardent avec des lorgnettes ! Les malheureux ont cinquante ans de retard, pas moins ! L’Angleterre est un pays magnifique, mais qui a des poches… et Lymstock est une de ces poches ! Il m’arrive souvent de faire cette comparaison. Il faut en prendre son parti, nous sommes dans un petit coin tranquille où il ne se passe jamais rien !

Les poignées de mains échangées, il m’aida à monter en voiture avec un excès d’attentions dont j’aurais pu me passer. Joanna, qui tenait le volant, manœuvra heureusement autour d’une pelouse admirablement entretenue et engagea l’auto dans la ligne droite menant à la route. À ce moment, elle se retourna pour adresser de la main un signe d’adieu à Mr. Pye, resté debout en haut du perron. Je me penchai sur le côté pour faire de même.

Nos gestes demeurèrent inaperçus. Mr. Pye avait ouvert sa lettre. Il tenait à la main une feuille de papier sur laquelle son regard se tenait fixé. Son visage congestionné était pourpre et ses traits reflétaient autant de surprise que de colère.

Je me rendis compte alors que l’aspect de l’enveloppe m’avait rappelé quelque chose. Je n’y avais pas pris garde sur le moment et la remarque que j’avais faite avait été absolument inconsciente.

— Cristi ! murmura Joanna. Qu’est-ce qu’il a, le pauvre ?

— J’ai bien l’impression, dis-je, que la Main du Mystère vient de lui frapper sur l’épaule !

Elle me regarda, surprise, et la voiture partit sur la droite.

— Attention, fillette ! criai-je.

Elle donna le coup de volant nécessaire et, surveillant la route des yeux, sourcils froncés, elle reprit :

— Tu veux dire qu’il a reçu une lettre analogue à celle qui nous a été envoyée ?

— Je le parierais !

— Mais, s’écria-t-elle, où diable sommes-nous tombés ?… On se croirait dans le secteur le plus calme qu’on puisse imaginer, dans un petit coin tranquille, innocent, endormi…

— Dans un de ces petits coins où, comme disait Mr. Pye il y a cinq minutes, il ne se passe jamais rien. Il a mal choisi son moment pour dire ça. Il me semble qu’il s’est passé quelque chose !

— Mais, enfin, Jerry, ces lettres, qui les a écrites ?

Je haussai les épaules.

— Ma chère enfant, répondis-je, comment veux-tu que je le sache ? Je suppose que c’est un pauvre type qui a une case vide, un cinglé…

— Mais pourquoi fait-il ça ? C’est tellement bête !

— Si tu tiens à le savoir, lis Freud, lis Jung… ou demande au docteur Owen.

— Ça non ! Le docteur Owen ne m’aime pas !

— Il t’a à peine vue.

— Il m’a assez vue en tout cas pour changer de trottoir quand il me reconnaît dans la rue !

Je convins que c’était là une singulière façon d’agir.

— Tes admirateurs, dis-je, t’ont habituée à des manières sensiblement plus courtoises.

Elle sourit à peine. Son front restait soucieux.

— Sérieusement, Jerry, reprit-elle, pourquoi y a-t-il des gens qui écrivent des lettres anonymes ?

— Comme je viens de te le dire, fis-je, ce sont des gens qui ont une case vide. Écrire ces lettres qu’ils ne signent pas, c’est chez eux un besoin qu’il leur faut satisfaire. J’imagine que certaines personnes, lorsqu’elles se sentent humiliées ou méconnues, lorsqu’elles jugent qu’on ne rend pas justice à leurs mérites, lorsqu’elles trouvent la vie morne et insipide, éprouvent une joie mauvaise à se prouver à elles-mêmes qu’elles sont tout de même puissantes, en poignardant dans l’ombre des gens heureux, qui jouissent de la vie.

— Ce n’est pas très élégant…

— C’est le moins qu’on puisse dire.

— Je pense, dit Joanna, que l’auteur des lettres est une personne qui n’a reçu ni instruction ni éducation. Quelqu’un de bien élevé…

Elle n’acheva pas sa phrase et je jugeai inutile de rien dire. Je n’ai jamais cru que l’éducation rende bons et honnêtes ceux qui la reçoivent.

Quelques vigoureuses commères bavardaient dans High Street. Elles avaient l’air calme et tranquille. Qui pouvait assurer, pourtant, qu’il n’en était pas une, parmi elles, qui songeait à la lettre vengeresse qu’elle enverrait tout à l’heure ?

Je me posai la question. Cependant, j’hésitais encore à prendre l’affaire au sérieux.

2

Le surlendemain, nous allâmes jouer au bridge chez les Symmington.

C’était un samedi après-midi et l’étude était fermée. Il y avait deux tables de jeu et nous étions huit : les Symmington, Joanna et moi, Miss Griffith, Mr. Pye, Miss Barton et un certain colonel Appleton, que nous n’avions pas encore rencontré et qui résidait à Combe Acre, un village situé à une dizaine de kilomètres de Lymstock. C’était un homme d’une soixantaine d’années qui se faisait le champion de ce qu’il appelait « un jeu audacieux », tactique qui lui coûtait fort cher, ainsi qu’à ses partenaires. Joanna l’intéressait énormément et il ne devait pas la quitter des yeux de tout l’après-midi. Je reconnais d’ailleurs que ma sœur était sans doute la plus jolie fille qu’on eût vue à Lymstock depuis bien des années.

À notre arrivée, Elsie Holland, la gouvernante des enfants, fourgonnait dans un petit secrétaire, à la recherche de marqueurs, qu’elle finit par trouver. Je la regardai s’éloigner. Elle semblait glisser sur le sol, comme une créature immatérielle. Mais le charme n’opérait plus pour moi et je remarquai qu’elle avait de grandes dents, larges comme des pierres tombales, et qu’elle montrait ses gencives de façon très disgracieuse lorsqu’elle souriait.

Elle parlait à Mrs. Symmington et c’était un flot de paroles :

— Ce sont bien ces marqueurs-ci, n’est-ce pas, madame ? Je ne me souvenais pas du tout de l’endroit où je les avais rangés la dernière fois ! C’est, d’ailleurs, ma faute, j’en ai peur ! Je les avais en main, Brian a eu besoin de moi, je me suis occupée de lui et, en définitive, je ne sais plus ce que j’ai fait des marqueurs. Ce ne devait pas être ceux-ci. Je m’aperçois, en effet, qu’ils sont un peu jaunes sur le bord. J’ai dû mettre les bons dans un coin impossible !… Je commande le thé à Agnès pour cinq heures ?… Je vais emmener les enfants à Long Barrow. Comme ça ils ne feront pas de bruit…

C’était décidément là une jolie fille, et qui avait la tête sur les épaules. Joanna m’examinait du coin de l’œil. Elle riait. Je la regardai très froidement. Saleté de gosse, qui sait toujours les réflexions qui me traversent l’esprit !

Bientôt, nous commençâmes à jouer et je ne tardai pas à savoir à quoi m’en tenir sur la valeur des uns et des autres en tant que joueurs de bridge. Mrs. Symmington, qui adorait le bridge, jouait très bien, avec une finesse instinctive, tout à fait remarquable. Son mari était un joueur de bonne force, un peu trop prudent. Mr. Pye, lui, était plutôt un peu emballé, avec une fâcheuse propension aux annonces hasardeuses. Nous jouions, Joanna et moi, à la table de Mrs. Symmington et de Mr. Pye, cependant que Symmington déployait des prodiges de tact pour maintenir la paix à l’autre table. Le colonel Appleton, ainsi que je l’ai dit, avait tendance à pratiquer « un jeu audacieux ». La petite Miss Barton, incontestablement la plus mauvaise joueuse de bridge que j’aie jamais rencontrée, s’amusait énormément. Elle n’avait pas la moindre idée de la valeur de sa main, ne connaissait jamais la marque, oubliait de compter les atouts et bien souvent ne savait même pas quel il était. Elle résumait elle-même sa conception du jeu en quelques mots : « J’aime le bridge, disait-elle, à condition qu’on ne m’embête pas avec toutes sortes de règles et de conventions, à condition aussi qu’on n’épilogue pas sur ce qui vient de se passer. Après tout, il ne s’agit que d’un jeu ! » On conçoit qu’avec le colonel et Miss Barton, Symmington n’avait pas la tâche facile.

Les deux parties, cependant, se poursuivirent sans accroc jusqu’à l’heure du thé, que nous prîmes dans la salle à manger. Comme nous finissions, arrivèrent en trombe deux garçonnets passablement excités, que Mrs. Symmington nous présenta avec une fierté toute maternelle, sous le regard indulgent de son mari.

Nous allions nous lever de table quand j’aperçus Megan, debout près de la porte-fenêtre.

— Tiens ! dit sa mère. Voici Megan !

Il y avait dans sa voix comme une note de surprise. On eût pu penser qu’elle avait complètement oublié l’existence de sa fille.

Megan entra dans la pièce et, avec sa gaucherie ordinaire, sans la moindre grâce, serra les mains à la ronde.

— J’ai bien peur, ma chérie, reprit Mrs. Symmington, qu’on ait oublié ton thé. Miss Holland a pris le sien dehors, avec les petits, et je n’ai pas pensé que tu n’étais pas avec eux, de sorte que je n’ai pas demandé à Agnès de t’en préparer !

— Ça ne fait rien, répondit Megan. Je vais aller à la cuisine.

Elle sortit, de sa démarche lourde et traînante. Elle était habillée à la diable, comme toujours, et ses bas n’avaient pratiquement plus de talons.

— Ma pauvre Megan ! s’écria Mrs. Symmington en riant. Il faut l’excuser ! Elle est à l’âge ingrat. Les filles sont timides et bizarres quand elles viennent de quitter l’école et qu’il leur reste encore à devenir de grandes personnes !

Joanna rejeta la tête en arrière. Je connaissais le geste. Il annonçait l’offensive.

— Mais, dit-elle, Megan a bien vingt ans ?

— Sans doute, fit Mrs. Symmington. Mais elle est restée très jeune. C’est encore une enfant… Et ça ne me déplaît pas ! C’est si charmant, une petite fille qui ne grandit pas trop vite… Je crois que toutes les mères sont comme moi et qu’elles voudraient toutes voir leurs enfants rester toujours petits !

— Je ne vois pas pourquoi, répliqua Joanna. Imaginez ce que serait une enfant qui aurait grandi et qui aurait conservé la mentalité d’une gamine de six ans !

Mrs. Symmington protesta qu’il ne fallait pas prendre ce qu’elle disait au pied de la lettre et je m’avisai à ce moment que cette femme ne me plaisait guère. Sa beauté anémique devait cacher une nature égoïste et âpre.

— Ma pauvre Megan, ajouta-t-elle, est une enfant difficile. J’ai essayé de lui trouver quelque chose à faire, quelque chose qui puisse s’apprendre par correspondance, comme le dessin de modes, par exemple. J’aurais aimé, aussi, lui faire apprendre la sténodactylographie…

On reprenait place autour des tables de bridge. Il y avait toujours une petite lueur rouge dans l’œil de Joanna.

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