La plume empoisonnée d’ Agatha Christie

— Le coupable étant « quelqu’un », murmurai-je, je puis donc…

— C’est exactement cela. Le rôle que je vous assigne vous déplaît ?

— Non, dis-je, après réflexion. Une détraquée pousse une pauvre femme au suicide et massacre une malheureuse petite bonne. Je ne me reconnais pas le droit de ne pas vous aider à mettre cette dangereuse maniaque hors d’état de nuire.

— Vous raisonnez en homme intelligent. J’ajoute que l’adversaire est dangereux…

— Et qu’il faut faire vite.

— C’est parfaitement exact. Ne croyez pas, d’ailleurs, que la police ne fait rien. Nous travaillons de différents côtés à la fois…

J’eus la vision d’une immense toile d’araignée tendue sur Lymstock, mais Nash me rappela tout de suite à la réalité. Il m’expliqua qu’il voulait entendre Rose de nouveau parce qu’elle avait déjà varié dans ses dépositions. Peut-être finirait-il par trouver un peu de vrai dans ce qu’elle lui raconterait…

La cuisinière, qui lavait la vaisselle du petit déjeuner quand nous entrâmes dans sa cuisine, nous considéra d’abord avec des yeux ronds, porta la main sur son large sein, côté gauche, et se mit en devoir de nous expliquer encore une fois tous les maux dont elle souffrait depuis le matin. Nash l’écoutait avec patience, mais sans trop de complaisance. Il m’avait dit avoir été très gentil à son premier interrogatoire et très sec au second. Maintenant, il combinait les deux attitudes.

Rose insistait sur ce qui s’était passé dans la semaine, parlant des mortelles angoisses d’Agnès et de la façon brutale dont elle l’avait rabrouée quand elle lui avait demandé de se confier à elle.

— Elle disait que, si elle parlait, ce serait son arrêt de mort.

C’est sur ces mots qu’elle termina, heureuse d’en avoir fini. Elle précisa, sur une question du commissaire, qu’Agnès ne lui avait rien avoué des raisons de ses craintes. Ce dont elle était sûre, par contre, c’est que la jeune fille était persuadée qu’elle était en danger de mort.

Nash demanda ensuite à la cuisinière ce qu’elle avait fait dans l’après-midi de la veille. Rose avait pris l’autobus de deux heures et demie, avait passé l’après-midi et la soirée dans sa famille et était rentrée par l’autobus de huit heures quarante. Je donne l’essentiel d’un long récit, compliqué par les extraordinaires pressentiments de Rose, qui n’avait pu avaler une bouchée de l’excellent gâteau à l’anis que sa sœur avait confectionné à son intention.

Quittant la cuisine, nous nous mîmes en quête de Miss Holland, que nous trouvâmes dans la salle d’étude, faisant répéter leurs leçons aux enfants. Elle se leva, donna à Brian et à Colin un problème qui devait être résolu à son retour et nous fit passer dans la pièce voisine, leur chambre à coucher.

— Il me semble, expliqua-t-elle, qu’il vaut mieux ne pas parler devant les enfants.

— Vous avez raison, Miss Holland, répondit Nash. Puis-je vous demander une fois encore si vous êtes absolument sûre qu’Agnès, depuis la mort de Mrs. Symmington, n’a jamais fait allusion devant vous aux soucis qu’elle pouvait avoir ?

— Elle n’a jamais rien dit. C’était une fille très réservée et qui parlait peu.

— Elle différait sensiblement de la cuisinière !

— Certes ! Rose a la langue bien pendue et il lui arrive parfois de se montrer impertinente.

— Voudriez-vous me dire ce qui s’est passé hier après-midi ? Tout ce dont vous vous souvenez…

— Nous avons déjeuné à une heure, comme d’habitude, assez rapidement. Je ne permets pas aux enfants de s’amuser à table. Mr. Symmington est retourné à son bureau et j’ai aidé Agnès à mettre le couvert pour le dîner. Les enfants ont joué dans le jardin jusqu’à ce que je les emmène se promener.

— Où êtes-vous allés ?

— Vers Combe Acre, par le sentier qui traverse les champs. Les enfants voulaient pêcher. Ils avaient oublié leurs appâts et j’ai dû revenir les chercher.

— Quelle heure était-il ?

— Voyons… Nous sommes partis vers trois heures moins vingt. Un peu plus tard, peut-être… Megan, qui devait venir avec nous, avait changé d’avis pour aller faire du vélo. C’est sa grande toquade actuelle…

— Ce que je désirerais savoir, c’est à quelle heure vous êtes revenue chercher ces appâts. Êtes-vous entrée dans la maison ?

— Non. La boîte était dans la serre, sur le derrière. Je ne sais pas exactement quelle heure il pouvait être. Sans doute, autour de trois heures moins dix…

— Avez-vous vu Megan ou Agnès ?

— Megan devait être partie et je n’ai pas vu Agnès. Je n’ai vu personne.

— Ensuite, vous êtes allée pêcher ?

— Oui. Nous avons suivi la rivière. Nous n’avons rien pris. Il est rare que nous ne rentrions pas bredouilles, mais les enfants aiment pêcher. Bryan était trempé. J’ai dû le changer en rentrant.

— C’est vous, le mercredi, qui vous occupez du thé ?

— Oui. Tout est prêt dans le salon pour Mr. Symmington. Je fais le thé quand il arrive. Les enfants et moi, nous prenons le nôtre dans la salle d’étude. Avec Megan, bien entendu. J’ai mon service dans un placard…

— À quelle heure êtes-vous rentrée ?

— À cinq heures moins dix. Je suis montée avec les enfants et nous avons commencé à préparer le thé. À cinq heures, au retour de Mr. Symmington, je suis descendue pour m’occuper du sien, mais il a dit qu’il le prendrait avec nous, dans la salle d’étude. Les enfants étaient ravis. Après, nous avons joué à pigeon-vole. Quand je pense que, pendant tout ce temps, cette pauvre fille était dans le placard ! C’est horrible !

— Ce placard, sous l’escalier, on l’ouvrait souvent ?

— Non, car on n’y range guère que des choses dont on se sert peu. Les chapeaux, les pardessus, on les accroche dans le petit vestiaire qui se trouve à droite de la porte d’entrée. On aurait très bien pu ne pas ouvrir ce placard d’ici des mois !

— Et, en rentrant, vous n’avez rien remarqué d’anormal ?

— Non, monsieur le commissaire. Tout était comme tous les jours. C’est bien ce qu’il y a de terrible !

— Et la semaine dernière ?

— Vous voulez dire le jour où Mrs. Symmington…

— Oui.

— Ce jour-là, ç’a été affreux !… Effrayant !

— Je sais. Vous étiez sortie, cet après-midi-là aussi ?

— Oui. Tous les après-midi, si le temps le permet, j’emmène les enfants en promenade. Nous travaillons le matin seulement. Ce jour-là, je me souviens, nous sommes allés dans les champs. Très loin. Si loin que j’avais peur d’être en retard. En effet, au moment de rentrer, j’ai aperçu à l’autre bout de la route Mr. Symmington qui revenait de son bureau. Il était cinq heures moins dix et ma bouilloire n’était pas encore sur le feu !

— Vous n’êtes pas montée à la chambre de Mrs. Symmington ?

— Non. Je ne le faisais jamais. Elle se reposait toujours après le déjeuner, à cause de ses névralgies, qui la prenaient souvent après les repas. Le docteur Griffith lui avait donné des cachets à prendre. Elle s’étendait et essayait de dormir…

— Personne ne lui montait le courrier ? demanda Nash, d’une voix indifférente.

— Le courrier de l’après-midi ? Non. En rentrant je jetais un coup d’œil dans la boîte. S’il y avait des lettres, je les posais sur la table du vestibule. Mais, très souvent, Mrs. Symmington descendait elle-même pour prendre le courrier. Elle ne dormait pas tout l’après-midi et se levait généralement vers quatre heures.

— Le fait qu’elle n’était pas debout ne vous a pas donné à penser qu’il s’était passé quelque chose d’anormal ?

— Comment aurais-je pu supposer une chose pareille ? Comme Mr. Symmington retirait son pardessus dans le vestibule, je lui ai dit que le thé n’était pas tout à fait prêt, mais que l’eau n’était pas loin de bouillir. Il me fit un petit signe de tête, puis, par deux fois, il appela : « Mona ! »… Mrs. Symmington ne répondit pas, il monta à sa chambre et il dut éprouver une terrible émotion ! Il m’appela, j’accourus et il me demanda d’emmener les enfants. Puis il téléphona au docteur Griffith. Ce furent des instants épouvantables ! Une femme si gentille et que nous avions encore vue si gaie au déjeuner !

— Avez-vous, Miss Holland, une opinion sur la lettre reçue par Mrs. Symmington ?

— C’est une infamie ! répondit-elle avec une sincère indignation.

— Je parle de ce qu’elle disait, précisa Nash. Ces accusations, pensez-vous qu’elles reposaient sur quelque chose ?

— Certainement non ! Mais Mrs. Symmington était une femme très sensible, qui souffrait des nerfs, et une lettre pareille devait lui donner un coup terrible !

Il y eut un silence, que Nash rompit par une nouvelle question :

— Avez-vous reçu une de ces lettres anonymes, Miss Holland ?

— Non. Aucune.

— Vous en êtes bien sûre ?

Elle allait protester. Il poursuivit, l’apaisant d’un geste de la main :

— Ne me répondez pas trop vite ! Ces missives sont très désagréables à recevoir et je comprends très bien qu’on n’aime pas reconnaître avoir été le destinataire de l’une d’elles. Il est cependant très important pour nous de savoir à qui les lettres ont été adressées. Nous sommes fixés sur ce qu’il faut penser de leur contenu, de sorte que, si vous avez reçu une lettre, vous pouvez nous le dire sans la moindre gêne.

— Mais, commissaire, je n’en ai pas reçu ! Vraiment.

Elle était presque sur le point de pleurer et ses dénégations paraissaient sincères.

Nash la rendit à ses occupations. Il alla regarder par la fenêtre et dit :

— Et voilà ! Elle prétend n’avoir pas reçu de lettre et il semble bien qu’elle dise la vérité !

— C’est bien mon avis, fis-je.

— Je veux bien !… Mais alors, ce que je voudrais savoir, c’est pourquoi diable elle n’en a pas reçu !… Tout de même, c’est plutôt une jolie fille ?

— Elle est mieux que jolie !

— Je ne l’avais pas dit, mais je la tiens pour remarquablement jolie. Elle est belle, elle est jeune. Pour quelqu’un qui envoie des lettres anonymes, elle est une victime de choix. Alors, pourquoi l’a-t-on oubliée ? Je signalerai ça à Graves. Il est très curieux de savoir quelles sont les personnes qui n’ont pas reçu de lettres ?

— Elle est la seconde, dis-je. Il y a aussi, vous vous souvenez, Emily Barton.

Nash ricana doucement.

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