La plume empoisonnée d’ Agatha Christie

Joanna l’interrompit.

— Ce qui nous amène, dit-elle, c’est ceci : Megan ne pourrait-elle pas venir vivre avec nous pendant quelques jours ? Cela, bien entendu, si ça lui fait plaisir…

La proposition paraissait étonner Elsie Holland.

— Megan ? fit-elle. Ma foi, je n’en sais trop rien !… C’est évidemment très gentil de votre part, mais c’est une fille tellement étrange ! On ne sait jamais comment elle va prendre les choses…

— Nous pensions, dit Joanna, que cela pourrait rendre service…

— Et c’est bien vrai ! s’écria Elsie. Il faut que je m’occupe des petits – ils sont avec la cuisinière pour le moment – et aussi de ce pauvre Mr. Symmington, qui en a besoin autant que n’importe qui, il faut que je veille en outre à un tas de choses… De sorte que je n’ai guère de temps à consacrer à Megan. Je crois qu’elle est en haut, au dernier étage, dans la vieille chambre d’enfants. Elle a l’air de fuir tout le monde. Je ne sais si…

Je n’entendis pas la suite. Joanna m’avait fait, de l’œil, un signe quasi imperceptible, et j’étais discrètement sorti de la pièce. Je montai l’escalier et, tout en haut, trouvai la porte de la vieille nursery. Je la poussai. Dans la salle à manger, comme les fenêtres ouvraient sur le jardin, les stores n’étaient pas baissés. Il n’en était pas de même ici, où elles donnaient sur la route, et la pièce était plongée dans une demi-obscurité. J’aperçus Megan, tapie dans le coin d’un divan. Elle semblait paralysée par la peur. Elle me fit songer à un animal terrifié, blotti au fond d’une retraite qu’il sait précaire.

— Megan ! dis-je doucement.

J’avançai vers elle et, sans m’en rendre compte, j’adoptai pour lui parler le ton qu’on prend quand on veut rassurer une bête effrayée. Au point que je m’étonnai presque de ne pas tenir à la main une carotte ou un morceau de sucre.

Elle me regardait, immobile. Rien n’indiquait que ma présence lui fût agréable.

— Megan, repris-je, Joanna et moi, nous sommes venus vous demander si vous aimeriez venir chez nous pendant un certain temps.

Elle répondit d’une voix sourde :

— Aller chez vous ? Dans votre maison ?

— Oui.

— Vous m’emmèneriez d’ici ? Vraiment ?

— Oui, mon petit !

Elle fut prise d’un tremblement. La scène était pitoyable et émouvante.

— Oh ! Emmenez-moi, je vous en prie ! Si vous saviez comme c’est terrible d’être ici et de se sentir si méchante !

Ses mains s’accrochaient à la manche de mon veston.

— J’ai peur ! reprit-elle. Je ne me savais pas si méchante !

— Taisez-vous donc, grande bête ! répondis-je en affectant de rire. Des événements pareils, ça vous détraque ! Levez-vous et venez avec moi !

— Nous nous en allons tout de suite ?

— Le temps de prendre vos affaires et on s’en va !

— Quelles affaires ?

— Ma chère enfant, dis-je, nous pouvons vous offrir un lit, une salle de bain et tout ce qui va avec, mais je veux être pendu si je vous prête ma brosse à dents !

Son visage se détendit et elle rit faiblement.

— C’est vrai, fit-elle. Je suis complètement idiote, aujourd’hui. Ne faites pas attention ! Je vais prendre deux ou trois petites choses. Vous m’attendrez ?… Vous… Vous me promettez de ne pas partir sans moi ?

— Je resterai sur le paillasson.

— Merci !… Pardonnez-moi ! Je suis stupide !… Mais, vous savez, la mort de votre maman, c’est terrible !

— Je sais.

Je lui administrai une petite tape amicale sur l’épaule, elle me gratifia d’un regard plein de gratitude et nous quittâmes la pièce. Tandis qu’elle s’arrêtait dans sa chambre, je descendis au rez-de-chaussée.

— J’ai vu Megan, annonçai-je. Elle vient avec nous.

— Eh bien ! s’écria Elsie Holland, voilà une excellente chose. Le changement lui fera du bien. C’est une fille plutôt nerveuse, assez difficile, vous savez ! Pour moi, ce sera un grand soulagement de ne pas l’avoir ici à un moment où j’ai tant à faire ! Je vous remercie encore, Miss Burton, et j’espère qu’elle ne sera pas insupportable ! Pardonnez-moi, j’entends la sonnerie du téléphone. Il faut que j’aille répondre. Mr. Symmington n’est pas en état de le faire !

Elle sortit de la salle à manger.

— C’est décidément le bon ange qui s’occupe de tout, remarqua Joanna.

— Tu es rosse et injuste, dis-je. C’est une jolie fille, très gentille et très capable.

— Très. Mais elle le sait.

— Je ne te reconnais pas, Joanna.

— Tu veux dire qu’il n’y a aucune raison pour qu’elle ne s’occupe pas de tout comme elle le fait ?

— Exactement.

— Possible ! Mais, moi, je n’ai jamais pu souffrir les gens qui sont satisfaits d’eux-mêmes ! Ils réveillent instantanément mes plus mauvais instincts. Comment as-tu trouvé Megan ?

— Tapie dans une chambre obscure et ressemblant à une gazelle morte de peur.

— Pauvre gosse ! Elle ne s’est pas fait prier pour venir ?

— Du tout ! Elle m’aurait embrassé !

Le bruit d’un pas lourd heurtant les marches nous avertit que Megan descendait l’escalier. J’allai vivement à sa rencontre et la débarrassai de sa valise. Joanna venait sur mes talons.

— Dépêchez-vous ! souffla-t-elle. J’ai déjà refusé deux fois une bonne tasse de thé bien chaud !

Nous sortîmes. J’éprouvai quelque ennui d’être obligé de laisser Joanna jeter la valise dans la voiture, mais, si je pouvais marcher en ne m’aidant plus que d’une seule canne, il ne fallait pas encore me demander d’exploits athlétiques.

Je montai derrière Megan, Joanna mit la voiture en route et nous rentrâmes à « Little Furze ». À peine arrivée au salon, Megan se laissa tomber dans un fauteuil et fondit en larmes. Elle pleurait comme un petit enfant. Une fontaine. Je quittai la pièce pour aller chercher un remède auquel je venais de penser. Joanna restait auprès de Megan, désolée, avec le sentiment de son impuissance.

J’entendis Megan dire entre deux sanglots :

— J’ai honte ! Je dois vous paraître idiote !

Ma sœur la rassurait gentiment :

— Mais non ! Tenez, prenez ce mouchoir !

Je revins bientôt avec un verre plein jusqu’aux bords que je présentai à Megan.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un cocktail.

— Vraiment ?

Ses larmes s’étaient taries du coup. Elle ajouta :

— Je n’en ai jamais bu.

— Il faut bien commencer un jour, répliquai-je.

Elle porta le verre à ses lèvres avec précaution, commença à boire lentement, un sourire éclaira son visage et, renversant la tête en arrière, elle lampa d’un trait le reste du liquide.

— C’est délicieux, déclara-t-elle. Je peux en avoir un autre ?

— Non, répondis-je.

— Pourquoi ?

— J’ai idée que vous le saurez d’ici une dizaine de minutes.

Megan, un peu choquée, reporta son attention sur Joanna.

— Vraiment, lui dit-elle, je m’en veux de vous avoir ennuyée avec ma crise de larmes. Je ne sais pas ce qui m’a prise ! C’est d’autant plus stupide que je suis absolument ravie d’être ici.

— Ne parlons pas de ça ! répondit Joanna. C’est nous qui sommes très contents de vous avoir.

— Je sais bien que ce n’est pas possible, fit Megan, et que c’est pure gentillesse de votre part. C’est pourquoi je vous suis si reconnaissante !

— Vous me gêneriez infiniment, répliqua Joanna, si vous continuiez à parler de reconnaissance. Jerry et moi, nous sommes très contents de vous avoir, je l’ai dit et c’est la vérité. Nous avons, lui et moi, épuisé tous nos sujets de conversation et nous ne savons plus quoi nous dire !

— Tandis que, maintenant, ajoutai-je, nous allons pouvoir discuter de choses intéressantes. À commencer par Goneril et Regan…

Un éclair passa dans les yeux de Megan.

— J’ai pensé à elles depuis l’autre jour, dit-elle, et je crois que je connais la réponse. Si elles étaient comme elles étaient, c’est parce que leur vieille horreur de père exigeait d’elles trop de courbettes et de flatteries. Quand il faut que vous soyez tout le temps à dire merci et à raconter aux gens qu’ils sont gentils, magnifiques et tout, ça finit par vous rendre mauvais à l’intérieur ! Rien que pour changer, vous souhaitez avec impatience qu’un jour vienne où vous pourrez être méchant. Et alors, quand l’occasion se présente, ça vous tourne un peu la tête et vous allez plus loin que vous n’aviez voulu… D’ailleurs, le vieux Lear était un sale type et je donne tout à fait raison à Cordelia. Il n’a eu que ce qu’il méritait !

— Je vois, répondis-je, que nous aurons, à propos de Shakespeare, de passionnantes controverses.

— Je vois surtout, remarqua Joanna, que je vais avoir affaire à deux redoutables intellectuels. J’avoue que j’ai toujours trouvé Shakespeare terriblement morne, avec des scènes qui n’en finissent pas, où tout le monde est ivre et est supposé avoir de l’esprit.

Je me tournai vers Megan.

— À propos, lui demandai-je, comment vous sentez-vous ?

— On ne peut mieux, merci !

— Pas un peu étourdie ? Vous ne voyez pas deux Joanna ou quelque chose comme ça ?

— Non. Je suis très bien. Il me semble que j’aimerais parler, parler, à n’en plus finir !

— Bravo ! m’écriai-je. La conclusion est évidente : vous êtes construite pour supporter la boisson. Ceci, bien entendu, si c’était vraiment votre premier cocktail…

— Ça, vous pouvez en être sûr !

— Alors, bravo ! Une tête solide, c’est un bel atout dans l’existence !

Joanna se leva et emmena Megan dans sa chambre, pour défaire sa valise.

Peu après, Mary venait me trouver, très ennuyée. Pour le déjeuner, elle avait fait de la crème, mais pour deux personnes seulement. Comment allait-on pouvoir arranger ça ?

CHAPITRE VI

1

L’enquête eut lieu trois jours plus tard. Elle fut menée avec beaucoup de tact, mais on ne put empêcher un public nombreux d’assister à l’audience.

Il fut établi que Mrs. Symmington était morte entre trois et quatre heures de l’après-midi. Elle se trouvait seule dans la maison. Symmington était à l’étude, les femmes de chambre prenaient leur jour de congé, ainsi que les autres domestiques, Elsie Holland menait les petits en promenade et Megan était sortie à bicyclette.

La lettre avait dû arriver au courrier de l’après-midi, Mrs. Symmington l’avait probablement prise dans la boîte, l’avait lue, puis, dans un état d’extrême agitation, était allée dans la baraque du jardin pour y chercher un peu de cyanure dont on se servait pour détruire les nids de guêpes, l’avait fait dissoudre dans un verre d’eau, qu’elle avait absorbé après avoir griffonné sur un morceau de papier les mots : « Ce n’est plus possible ! »

Owen Griffith déposa, complétant ses conclusions de médecin légiste par un exposé dans lequel il développa le point de vue dont il nous avait, à ma sœur et à moi, indiqué les grandes lignes. Mrs. Symmington avait les nerfs malades et son état de santé laissait beaucoup à désirer. Le procureur du roi se montra d’une discrétion d’homme du monde. Il flétrit en termes sévères l’odieuse conduite de l’auteur des lettres anonymes, lequel pouvait se considérer comme directement responsable de la mort de Mrs. Symmington, et, par conséquent, comme coupable d’un meurtre. Il espérait que la police le démasquerait avant longtemps et que la main de la Justice s’appesantirait sur lui, lui réservant le juste châtiment qu’il méritait. Sur ses indications, le jury rapporta le verdict attendu. Mrs. Symmington s’était donné la mort dans un moment de folie.

Le procureur du roi avait fait de son mieux. Owen Griffith également. Mais, un peu plus tard, pressé dans la foule compacte des commères du village, j’entendis à différentes reprises les mêmes phrases, murmurées de bouche à oreille, des phrases exaspérantes que je commençais à bien connaître :

— Il n’y a pas de fumée sans feu, voilà ce que je dis !… Sûr et certain qu’il y avait quelque chose ! Sans ça, elle ne se serait pas supprimée !

Je rentrai à la maison, détestant Lymstock, sa mentalité étroite et ses malveillantes commères.

2

Il est malaisé de se rappeler les faits dans leur ordre chronologique exact. L’événement important qui suivit fut évidemment la visite du commissaire Nash, mais c’est avant sa venue, si je me souviens bien, que se placent quelques entretiens que je veux rapporter, pour les lumières qu’ils projettent sur quelques-uns des personnages mêlés à l’affaire.

Aimée Griffith vint à la maison le lendemain de l’enquête, dans la matinée. Comme toujours, elle éclatait de santé et de vigueur et, comme toujours, elle me hérissa le poil dès son arrivée. En l’absence de Joanna et de Megan, j’avais dû la recevoir.

— J’ai appris, me dit-elle, les bonjours échangés, que Megan Hunter était chez vous.

— C’est exact, fis-je.

— Voilà, poursuivit-elle, qui est très bien de votre part. J’imagine qu’elle vous ennuie passablement et je suis venue vous voir pour vous dire qu’elle peut venir chez nous, si vous voulez. Je suis convaincue que je trouverai le moyen qu’elle se rende utile dans la maison.

Je considérai Aimée Griffith avec dégoût.

— Vous êtes vraiment trop bonne, répondis-je. Mais nous sommes très heureux de l’avoir ici et je crois qu’elle arrive à occuper ses journées.

— Je n’en doute pas ! Mais, enfin, c’est une enfant un peu arriérée…

— Moi, je la trouve plutôt intelligente !

Aimée Griffith posa sur moi un regard stupéfait.

— C’est la première fois que j’entends dire cela ! s’écria-t-elle. Voyons ! Quand vous lui parlez, elle regarde dans le vague comme si elle ne comprenait pas ce que vous lui dites !

— Probablement parce que ça ne l’intéresse pas !

— Alors, elle est très impolie !

— C’est possible. Mais ça n’a rien à voir avec son intelligence.

— Quoi qu’il en soit, reprit Aimée Griffith d’une voix pointue, ce qu’il faut à Megan, c’est une occupation, quelque chose qui lui créera un intérêt dans l’existence. Pour une fille, cela fait une différence énorme. Je les connais bien. Vous ne pouvez pas savoir, par exemple, le changement radical qui s’opère chez une jeune fille du seul fait qu’elle appartient à une compagnie de guides. Megan est trop vieille pour perdre son temps en futilités et ne rien faire !

— Elle aurait eu bien de la peine de faire autrement, remarquai-je. Sa mère la traitait comme si elle avait toujours eu douze ans !

Aimée Griffith émit une sorte de ronflement.

— Je sais, et c’est une attitude que je n’ai jamais approuvée. La pauvre femme est morte, maintenant, et je ne veux pas médire d’elle. Mais il faut bien reconnaître qu’elle était un exemple parfait de la femme inintelligente. Elle ne connaissait que le bridge, les potins et ses enfants, dont la gouvernante était d’ailleurs à peu près seule à s’occuper. Je dois avouer que je n’ai jamais eu une très bonne opinion de Mrs. Symmington, encore que je n’aie jamais soupçonné la vérité !

— La vérité ?

Elle rougit.

— Qu’il ait fallu étaler toutes ces turpitudes à l’enquête, cela m’a fait beaucoup de peine pour Dick Symmington. Vraiment, pour lui, c’est terrible !

— Mais, objectai-je, ne lui avez-vous pas entendu dire qu’il n’y avait pas un mot de vrai dans cette lettre, qu’il en était absolument sûr ?

— Il ne pouvait pas agir autrement ! Un homme doit défendre la mémoire de sa femme. C’est ce qu’il a fait !

Elle ajouta, après un silence de quelques secondes :

— Vous comprenez, il y a longtemps que je connais Dick Symmington.

Cette déclaration m’étonnait.

— Il me semblait, fis-je, que votre frère m’avait dit qu’il s’était installé ici il y a quelques années seulement.

— C’est exact. Seulement, Dick Symmington venait souvent dans le Nord, dans la région où nous habitions, et nous sommes de vieux amis.

Les hommes sont moins rapides que les femmes dans leurs conclusions. Pourtant, la douceur que je crus à ce moment remarquer dans la voix d’Aimée me donna à penser. Sur le même ton, elle poursuivit :

— Je le connais admirablement. Il est très fier, très réservé, mais il est susceptible d’être très jaloux.

— Ce qui expliquerait que sa femme ait eu peur de lui montrer la lettre qu’elle avait reçue ou de lui en parler. Sans doute craignait-elle que sa jalousie ne lui fît croire qu’elle était coupable ?

Mécontente, Miss Griffith me dévisagea avec mépris.

— Enfin, s’écria-t-elle, croyez-vous qu’il y ait une femme au monde qui irait s’empoisonner parce qu’on l’accuse faussement ?

— Le procureur du roi a eu l’air de croire la chose possible. Votre frère aussi…

Elle me coupa la parole :

— Les hommes sont tous pareils ! Pour eux, l’essentiel, c’est de sauver les apparences ! « Moi », on ne me trompe pas. Quand une femme qui n’a rien à se reprocher reçoit une lettre anonyme, elle rit et la jette au feu. C’est ce que moi…

Elle hésita une fraction de seconde avant de terminer sa phrase en disant :

— … j’aurais fait !

Elle s’était rattrapée habilement, mais j’étais à peu près sûr qu’elle allait dire : « j’ai fait ! »

Je décidai d’en avoir le cœur net.

— Ainsi, demandai-je avec un sourire, vous avez reçu une lettre, vous aussi ?

Elle avoua.

Aimée Griffith était de ces femmes qui dédaignent le mensonge. Elle avoua.

— Oui, j’ai reçu une lettre. Mais cela ne m’a pas tourmentée.

— Une lettre méchante ?

J’avais mis dans le ton toute la sympathie de quelqu’un qui a connu les mêmes ennuis.

— Naturellement, répondit-elle. Ces lettres-là le sont toujours. J’ai lu quelques mots, j’ai compris de quoi il s’agissait et j’ai jeté tout de suite la feuille au panier !

— L’idée ne vous est pas venue de la porter à la police ?

— Je n’y ai pas pensé. Plus l’accroc est petit, plus il est facile à réparer, c’est tout ce que je me suis dit !

Je me sentis l’envie de proclamer avec emphase qu’il n’y a pas de fumée sans feu, mais je m’abstins et, pour échapper à la tentation, je revins à Megan.

— Savez-vous, demandai-je, quelle peut être la situation de fortune de Megan ? Ce n’est pas par simple curiosité que je pose la question, mais parce que j’aimerais savoir s’il est absolument indispensable qu’elle gagne sa vie.

— Je n’irai pas jusque-là. Sa grand-mère, la mère de son père, lui a laissé, je crois, de petits revenus. D’autre part, en admettant que rien ne lui revienne de sa mère, Dick Symmington lui assurera toujours un toit et s’occupera d’elle. Non, pour moi, c’est surtout une question de principe.

— Comment ça ?

— Il faut travailler, monsieur Burton. Pour les hommes, pour les femmes, pour tout le monde, il n’y a rien de tel que le travail. Le seul péché qu’on ne saurait absoudre, c’est l’oisiveté !

Je restais sceptique.

— Sir Edward Grey, qui devait devenir ministre des Affaires étrangères, fut mis à la porte du collège d’Oxford en raison de son incorrigible oisiveté. Le duc de Wellington détestait l’étude. Et ne vous êtes-vous jamais avisée, Miss Griffith, qu’il n’y aurait probablement pas un bon express pour vous conduire à Londres si le jeune Georgie Stephenson était allé se promener sous la conduite de ses maîtres au lieu de rôder dans la cuisine de sa mère jusqu’au moment où l’agitation du couvercle de la bouilloire attira l’attention de son esprit inoccupé ?

Malgré la grimace d’Aimée, je poursuivis :

— C’est une de mes théories favorites que nous devons la plupart des grandes inventions et des réalisations de génie à l’oisiveté, volontaire ou forcée. L’esprit humain aime assez qu’on le nourrisse comme à la cuiller de la pensée des autres, mais, privé de cette nourriture, il se met, à regret d’ailleurs, à penser par lui-même. Cette pensée-là est originale et c’est pourquoi elle est souvent féconde. Et puis, il y a aussi le point de vue artistique…

Je me levai pour prendre sur mon bureau, où elle se trouvait toujours en permanence, la photographie d’une gravure chinoise pour laquelle j’ai un faible. Elle représente un vieil homme, assis à l’ombre d’un arbre et jouant à la « scie » avec un morceau de ficelle, ingénieusement disposé autour de ses doigts.

— C’était à l’Exposition chinoise, dis-je, et j’ai trouvé ça délicieux. Cela s’appelle : « Vieillard savourant les délices de l’oisiveté. »

Elle n’accorda à l’adorable gravure qu’un regard distrait, avant de répondre :

— Nous sommes tous fixés sur le compte des Chinois !

— Vous ne trouvez pas ça remarquable ?

— Franchement, non. L’art, à vrai dire, ne me passionne pas. Votre attitude, monsieur Burton, est typiquement masculine. L’idée seule qu’une femme puisse travailler vous fait horreur.

J’étais abasourdi. J’avais déchaîné la féministe. Un peu rouge, Aimée, lancée, poursuivait :

— Vous ne pouvez pas admettre qu’une femme veuille exercer un métier. Mes parents étaient comme vous. Je désirais faire la médecine, ils n’ont jamais consenti à me laisser suivre les cours. Ils ont refusé de prendre pour moi des inscriptions qu’ils ont prises avec joie pour Owen. Pourtant, j’aurais fait un meilleur médecin que mon frère !

— Je suis navré, fis-je, de ce que vous m’apprenez là. Vous avez dû être très malheureuse. Quand on veut faire quelque…

— Bah ! Maintenant, c’est passé ! J’ai beaucoup de volonté et c’est oublié. J’ai une vie très active et je suis l’une des personnes les plus heureuses de Lymstock. J’ai énormément à faire. Mais je pars toujours en guerre, chaque fois que je le puis, contre le vieux préjugé stupide qui prétend que la femme doit toujours être à la maison !

Je déclarai que j’étais navré de lui avoir déplu et j’ajoutai :

— Pour Megan, je dois reconnaître que je ne la vois pas très bien en femme d’intérieur.

— Hélas ! non. J’ai bien peur que, là comme ailleurs, elle ne soit une catastrophe. Le père…

Elle n’achevait pas sa phrase. Calmée maintenant, elle avait repris son ton naturel. Je profitai de l’occasion pour lui demander des détails.

— Quoi, le père ? Tout le monde, parlant de Megan, dit : « Son père », baisse la voix et se tait. Qu’a-t-il fait ? Et vit-il encore ?

— En réalité, me répondit-elle, je n’en sais rien et je crains de ne pas pouvoir vous apprendre grand-chose. Ce que je sais, c’est que c’était un assez triste sire, qu’il a fait de la prison et qu’il n’était certainement pas normal. Et c’est pourquoi je ne serais pas surprise que Megan ne fût pas très équilibrée.

Je protestai.

— Megan, dis-je, a autant de bon sens et de raison que n’importe qui et je la tiens, je vous le répète, pour très intelligente. C’est également l’opinion de ma sœur, qui l’aime beaucoup.

— Votre sœur doit s’ennuyer ici ?

Elle avait posé la question d’une voix très douce, mais, malgré cela, cette toute petite phrase me révélait quelque chose que j’ignorais : Aimée n’aimait pas ma sœur.

— Je me demande, ajouta-t-elle, comment l’idée a pu vous venir d’aller vous enterrer en ce trou perdu !

— Ordre de la Faculté ! expliquai-je. Je devais me retirer pour un temps dans un de ces petits coins tranquilles où il ne se passe jamais rien. Lymstock, actuellement au moins, répond assez mal à la définition.

— Ce n’est que trop vrai !

L’air assez ennuyé, elle se leva pour partir.

— Il faut absolument en finir avec cette malheureuse affaire, dit-elle. Nous ne pouvons tolérer ces infamies plus longtemps !

— Je suppose que la police s’en occupe ?

— Je veux le croire. Mais nous devrions faire quelque chose, « nous aussi » !

— Nous ne disposons pas des moyens nécessaires !

— Allons donc ! Nous avons probablement plus de bon sens que les policiers et nous sommes plus intelligents. La seule chose dont nous avons besoin, c’est un peu de volonté et de décision !

Sans transition, elle me dit au revoir et se retira.

À son retour de promenade, je montrai ma gravure chinoise à Megan. Son visage s’éclaira.

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