La plume empoisonnée d’ Agatha Christie

— Vous ne devriez pas croire tout ce qu’on vous dit, monsieur Burton. Miss Barton a bel et bien reçu une lettre… Et même plusieurs !

— Comment le savez-vous ?

— Par les confidences du fidèle dragon chez lequel elle habite, qui est, je crois, son ancienne femme de chambre ou son ancienne cuisinière. Florence Elford était blême de rage quand elle m’a dit ça !

— Pourquoi Miss Emily prétend-elle n’avoir rien reçu ?

— Par délicatesse. Ces lettres sont écrites dans une langue ignoble et la brave petite vieille a passé sa vie à éviter les gens qui sacrent et parlent mal !

— Que disaient ces lettres ?

— Rien de bien spécial. Des choses ridicules. Elles l’accusaient notamment d’avoir empoisonné sa mère et la plupart de ses sœurs !

— Enfin, m’écriai-je, est-ce que cette dangereuse maniaque va continuer longtemps sans que nous puissions la repérer ?

Nash conservait son calme.

— Nous la repérerons, soyez tranquille ! dit-il. Elle écrira une lettre de trop !

— Vous croyez que ce n’est pas fini ?

Il me regarda dans les yeux et répondit lentement :

— J’en suis persuadé. Elle ne peut pas s’arrêter. C’est une malade et la maladie est la plus forte. Il y aura d’autres lettres, vous pouvez en être sûr !

CHAPITRE IX

1

Avant de m’en aller, je me mis à la recherche de Megan, que je trouvai dans le jardin. Elle semblait redevenue elle-même et c’est avec joie qu’elle m’accueillit.

Je suggérai qu’elle revînt vivre avec nous pour quelques jours. Elle hésita et, finalement, refusa.

— C’est très gentil de votre part, expliqua-t-elle, mais je préfère rester à la maison. Après tout, ici, je suis chez moi. Et puis, pour les petits, je peux aider un peu.

— C’est comme vous voulez, Megan !

— De toute façon, reprit-elle, si… si…

— Si ?

— S’il arrivait quelque chose, je pourrais toujours vous téléphoner et vous viendriez, n’est-ce pas ?

— Sans aucun doute. Mais que voulez-vous qu’il arrive ?

— Est-ce qu’on sait ?… Aujourd’hui, les choses les plus invraisemblables se produisent !

— En tout cas, dis-je, riant, n’allez plus fouiner à droite et à gauche pour découvrir des cadavres ! Ça ne vous vaut rien !

Elle eut un pauvre sourire.

— Ça, c’est vrai ! Dites que ça me rend malade !

C’est sans plaisir que je la laissai là, mais après tout, comme elle l’avait fait remarquer, elle était chez elle. J’espérais en outre que, maintenant, Elsie Holland avait compris qu’il lui fallait aussi s’occuper un peu de Megan.

Nash m’accompagna jusqu’à « Little Furze ». Il interrogea Mary, tandis que je faisais à ma sœur un compte rendu des événements de la matinée. Quand il vint nous retrouver, il avait l’air découragé.

— Elle n’a pas grand-chose à nous apprendre, dit-il. D’après elle, Agnès a simplement dit que quelque chose l’ennuyait, qu’elle ne savait que faire et qu’elle voulait lui demander conseil.

— A-t-elle parlé à quelqu’un de cette communication ?

— Oui, répondit Nash. À Mrs. Emory, votre femme de journée, à qui elle aurait raconté qu’il y avait tout de même des jeunes femmes qui ne pensaient pas avoir la science infuse et qui n’avaient pas honte de prendre conseil de leurs aînés, ajoutant qu’Agnès n’était peut-être pas très intelligente, mais que c’était du moins une fille qui savait se conduire.

— Mary, dit Joanna, sait faire valoir ses mérites. Naturellement, par Mrs. Emory, tout Lymstock a pu être au courant !

— Aucun doute là-dessus.

— Une chose me surprend, dis-je. Pourquoi ma sœur et moi avons-nous reçu des lettres ? Nous sommes étrangers au pays et personne ne peut avoir le moindre grief contre nous !

— Vous ne tenez pas compte de la mentalité de la personne qui écrit ces lettres, répondit Nash. Tout lui est bon ! Elle n’en veut à personne en particulier, mais, si j’ose dire, à l’humanité tout entière !

— C’est là sans doute, remarqua Joanna d’un air pensif, ce que voulait dire Mrs. Dane Calthrop.

Nash interrogea ma sœur du regard, mais elle fit semblant de ne pas s’en apercevoir.

— Je ne sais pas, Miss Burton, dit-il sans insister, si vous avez examiné soigneusement l’enveloppe de la lettre que vous avez reçue. Si vous l’avez fait, peut-être avez-vous noté qu’elle avait été originairement adressée à Miss Barton et qu’on avait ensuite changé l’a en un u.

Cette remarque, si nous avions su en tirer parti, pouvait nous donner la clé de l’énigme tout entière. Mais aucun de nous n’entrevit tout ce qu’elle contenait.

Nash parti, je bavardai avec Joanna.

— Tu ne supposes pas, me dit-elle, que cette lettre que j’ai reçue était destinée d’abord à Miss Emily ?

— Ça me paraît douteux, répondis-je. Elle n’aurait pas commencé par les mots : « Vilaine poupée peinturlurée » !

Elle en convint. Sur quoi, elle me conseilla de descendre en ville, afin de savoir un peu ce qui se disait. Je lui proposai de m’accompagner, mais, à ma grande surprise, elle refusa : elle avait à faire au jardin.

Au moment de partir, baissant la voix, je lui dis :

— Dis donc, si c’était Mary ?

— Mary !

Son visage refléta une stupéfaction si sincère que j’eus un peu honte de ma supposition.

— C’est une idée qui m’est venue, expliquai-je comme pour m’excuser. Elle a des côtés bizarres, c’est une vieille fille un peu aigrie, il serait bien possible…

— Je ne crois pas. Où es-tu allé chercher ça ?

— Mon Dieu ! dis-je. J’ai réfléchi qu’elle nous raconte ce qu’elle veut au sujet de ce que lui a dit Agnès. Nous n’avons que sa parole. Suppose qu’Agnès ait demandé à Mary au téléphone pourquoi elle était venue ce jour-là et pourquoi elle avait déposé quelque chose dans la boîte aux lettres et que Mary lui ait répondu qu’elle n’avait qu’à venir dans l’après-midi et qu’elle lui expliquerait !

— Ensuite elle serait venue nous demander la permission de recevoir Agnès ?

— Oui.

— Mais, cet après-midi-là, Mary n’est pas sortie !

— Nous n’en savons rien. Souviens-toi ! Nous étions dehors.

— C’est juste. En somme, c’est une hypothèse, mais je ne crois pas qu’elle soit fondée. Il ne suffit pas d’envoyer les lettres, il faut aussi qu’on ne puisse pas découvrir que vous les avez écrites. Je ne vois pas Mary effaçant des empreintes ou falsifiant des cachets. Il ne faut pas seulement être adroit pour faire ce métier-là, il faut aussi savoir des tas de choses qu’elle ignore. Non, je ne crois pas que ce soit possible… Nash est toujours sûr que l’auteur des lettres est une femme ?

— Tu crois que ce serait un homme ?

— Peut-être, répondit-elle. C’est même à Mr. Pye que je pense !

— C’est Pye ton pronostic ?

— Pourquoi pas ? Il est seul, pas heureux, jaloux de tout le monde. Il sait que les gens se moquent tous plus ou moins de lui. Je me le représente très bien haïssant tous les veinards qui mènent une vie normale.

— Graves, dis-je, considère qu’il s’agit plutôt d’une vieille fille d’un âge déjà certain.

— C’est dans cette catégorie que je rangerais Mr. Pye ! Il est riche, mais l’argent n’arrange pas tout. De plus, j’estime qu’il a le cerveau un peu dérangé. À mon avis, c’est un petit bonhomme plutôt effrayant…

— N’oublie pas qu’il a reçu une lettre, lui aussi !

— Nous n’en savons rien, fit remarquer Joanna. C’est ce que nous pensons. Mais il se peut très bien qu’il nous ait joué la comédie !

— À nous ?

— Il est assez fort pour ça… Et assez fort pour jouer juste !

— Si c’est un sketch qu’il nous a joué, c’est un acteur de grand talent.

— Mais, Jerry, il ne fait pas de doute que celui – ou celle – qui mène ce jeu est un artiste de talent ! Cette comédie qu’il donne aux autres est partie de son plaisir !

— Joanna, m’écriai-je, tu finis par me faire peur ! Tu comprends si bien la mentalité du criminel que ça devient inquiétant !

— J’avoue que je me mets à sa place, dit-elle. Si je n’étais pas Joanna Burton, si je n’étais pas jeune, passablement jolie et capable de goûter les joies de l’existence, si j’étais… comment dire ?… derrière des barreaux, voyant les autres s’amuser pendant que je suis malheureuse, il me semble qu’une révolte monterait en moi, que j’aurais envie de blesser, de torturer, même de détruire !

— Joanna !

Je la pris aux épaules et je la secouai avec énergie. Elle poussa un soupir et me sourit.

— Je t’ai fait peur, hein ? N’empêche que pour résoudre des problèmes de ce genre, c’est comme ça qu’il faut s’y prendre ! Il faut se mettre dans la peau du bonhomme, imaginer ses sentiments, ses réactions, ses mobiles ! Quand on y est bien, peut-être peut-on deviner ce qu’il va faire !

Je proférai un « Zut ! » retentissant.

— Enfin, ajoutai-je avec un soupir, n’oublions pas que le docteur m’a recommandé de m’intéresser aux scandales locaux ! Chers petits scandales locaux ! Allons voir ce qu’ils deviennent !

2

Joanna avait parfaitement raison. Dans High Street, les groupes étaient nombreux. Ma moisson serait riche.

Griffith, que je rencontrai d’abord, avait l’air malade et fatigué. À un point qui me surprit. Sans doute, un médecin n’a pas tous les jours à s’occuper d’une affaire de meurtre, mais la souffrance et la mort lui sont familières.

— Alors, lui dis-je, vous n’avez pas l’air en forme ?

— Vous trouvez ? me répondit-il. C’est sans doute parce que j’ai quelques malades qui m’ennuient…

— Y compris ce fou qui erre en liberté dans Lymstock ?

— Vous l’avez dit !

Il regardait au loin dans la rue. Je remarquai qu’un tic agitait sa paupière.

— Savez-vous qui ce fou peut bien être ? demandai-je.

— Malheureusement non !

Il me parla de Joanna, sans transition, me disant qu’il avait des photographies à lui montrer. Je m’offris à les lui porter, mais il me répondit que ses visites le conduiraient vers « Little Furze » en fin de matinée.

Je me dis qu’il était bel et bien « mordu ». Satanée Joanna ! Griffith était un trop chic type pour qu’on eût le droit de se moquer de lui comme ça !

Apercevant sa sœur, à qui pour une fois j’avais envie de parler, je rendis sa liberté à Griffith. Aimée m’aborda avec une question :

— Il paraît que vous étiez là-bas très tôt ?

Je me gardai de parler de l’appel téléphonique de Megan.

— C’est exact, répondis-je. Cette petite bonne devait prendre le thé à la maison et, finalement, on ne l’avait pas vue. La chose m’avait tracassé hier soir…

— Et vous craigniez le pire ! Vous avez du flair !

— Un limier à figure humaine !

Elle ne sourit même pas.

— C’est le premier meurtre que l’on commet à Lymstock, dit-elle. La ville est sens dessus dessous. Espérons que la police saura venir à bout de l’affaire !

— Faites-lui confiance ! Les policiers de Lymstock sont très bien.

— Je ne me souviens même pas du visage de cette petite ! Pourtant, elle a dû m’ouvrir la porte des douzaines de fois. Je ne l’aurai pas remarquée. Il paraît – c’est Owen qui me l’a dit – qu’elle a été frappée sur la tête, puis qu’on lui a enfoncé un poignard au-dessous de la nuque. Un crime passionnel, sans doute. Qu’en pensez-vous ?

— C’est votre opinion ?

— C’est l’hypothèse la plus plausible. Elle aura eu une querelle avec son amoureux. Les gens, par ici, sont de tempérament très vif. C’est Megan, paraît-il, qui a trouvé le corps ? Cela a dû lui donner un coup !

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