La plume empoisonnée d’ Agatha Christie

— Odieux !

— La vérité sautait aux yeux. Vous savez, monsieur Burton, que vous l’avez très bien sentie ?

— Moi ?

— Mais oui ! Vous m’avez tout dit ! Vous aviez parfaitement perçu les relations existant entre les différents éléments de l’affaire et vous avez simplement manqué de confiance en vous. Vous n’avez pas osé interpréter ce que vous ressentiez. Par exemple, cette phrase qui vous exaspérait : « Pas de fumée sans feu ! » Elle vous agaçait, mais vous l’aviez très correctement cataloguée, étiquetée : un écran de fumée. C’était bien ça ! Elle trompait tout le monde. On regardait ailleurs. On s’occupait des lettres anonymes. Mais, justement, il n’y avait pas de lettres anonymes !

— Ma chère Miss Marple, permettez-moi de soutenir le contraire : j’en ai reçu une !

— Je sais, mais ce n’était pas vraiment des lettres anonymes ! Notre chère amie Maud, ici présente, l’avait bien deviné. Même dans une petite ville calme comme Lymstock, il y a quantités de scandales et je puis vous assurer que les femmes du pays les connaissent tous et qu’elles savent ce qu’il convient d’en dire. Si une femme avait écrit ces lettres, je vous jure bien qu’elle aurait parlé de scandales réels, existants, vrais. Un homme s’intéresse moins aux ragots qui circulent. Surtout un homme tel que Mr. Symmington, assez distant et très pris par ses affaires. Croyez-moi, si ces lettres avaient été de vraies lettres anonymes, écrites par une femme, elles auraient été beaucoup plus précises.

Si, donc, nous négligeons la fumée, c’est-à-dire les lettres, pour nous occuper du feu, nous nous trouvons en présence des faits réels. Les faits, c’est trop dire. Il n’y en a qu’un : Mrs. Symmington est morte.

Il est naturel de se demander qui avait intérêt à la mort de Mrs. Symmington. Dans un cas comme celui-là, la première personne à qui l’on pense, j’en ai peur, c’est le mari. A-t-il une raison, un mobile de souhaiter la mort de sa femme ? Et l’on pense, naturellement, à une autre femme.

Or, la première chose qu’on me dit, c’est qu’il y a dans la maison une gouvernante, toute jeune et très, très jolie. C’est clair ! Un homme de tempérament assez ingrat, au cœur assez sec, est marié à une femme maladive et un peu neurasthénique. Survient une jeune fille d’une radieuse beauté…

Quand les messieurs deviennent amoureux à un certain âge, la maladie est grave et on peut parler de folie. Mr. Symmington, autant que j’aie pu l’établir, n’a jamais été réellement un brave homme. Ses qualités étaient surtout négatives et, cette folie qui s’emparait de lui, il n’a pas su lutter contre elle. Dans une petite ville comme Lymstock, le problème qui se posait à lui ne comportait qu’une solution : Mrs. Symmington devait disparaître. Symmington voulait épouser la gouvernante ; d’abord parce que c’est une honnête fille qui n’aurait jamais accepté une situation fausse, dont il ne voulait pas lui-même, ensuite parce qu’il aimait ses enfants et n’avait nullement l’intention de les abandonner. Il voulait tout : sa maison, ses enfants, l’estime de ses concitoyens et Elsie. Pour avoir tout ça, il lui fallait payer le prix : il fallait tuer.

À mon humble avis, il s’y prit de façon fort habile. Ayant l’expérience des affaires criminelles, il n’ignorait pas que, lorsqu’une femme mariée meurt dans des circonstances suspectes, c’est tout d’abord sur le mari que portent les soupçons. Il savait de même que, lorsqu’il s’agit d’un décès dû à un empoisonnement, une exhumation reste toujours possible. Il décida donc de faire en sorte que la mort de sa femme parût n’être qu’un simple incident dans une autre affaire. Il créa l’auteur fantôme de ces prétendues lettres anonymes, et sa grande habileté fut d’amener la police à suspecter une femme. En quoi elle avait raison. Toutes ces lettres étaient bien des lettres de femme, très adroitement plagiées. Elles s’inspiraient de celles qui avaient été envoyées, l’an dernier, dans un autre comté et d’autres lettres dont le docteur Griffith lui avait parlé. Il prenait ici une phrase, là une expression, il dosait, mélangeait… et la lettre terminée était vraiment d’inspiration féminine, la lettre d’une demi-folle affectée d’un sérieux refoulement.

Connaissant tous les procédés de détection utilisés par la police – analyse de l’écriture, examen des machines à écrire, etc. – il avait préparé sa campagne de lettres un certain temps à l’avance, tapant toutes ses enveloppes avant de faire don de sa machine à l’Institut féminin, et profita d’un moment où Miss Barton l’avait laissé seul dans son salon pour arracher quelques pages à un livre bien choisi. Il est si rare qu’on ouvre un recueil de sermons !

Finalement, les lettres anonymes bien en train, il passe à l’essentiel. Il décide d’agir par un bel après-midi : la gouvernante et les enfants sont dehors, ainsi que sa belle-fille, et c’est le jour de sortie des domestiques. Il ne pouvait pas prévoir que la petite bonne, Agnès, se querellerait avec son amoureux et qu’elle reviendrait à la maison.

— Mais qu’a-t-elle vu, au juste ? demanda Joanna.

— Je l’ignore. Mais je croirais volontiers qu’elle n’a rien vu du tout !

— Alors, il l’a tuée pour rien !

— Je pense qu’elle est restée à la fenêtre de l’office pendant tout l’après-midi, attendant l’arrivée de son amoureux, avec qui elle souhaitait se réconcilier. Et, quand je dis qu’elle n’a rien vu, je veux dire qu’elle n’a vu personne venir à la maison, pas plus le facteur que qui que ce soit d’autre. Comme la pauvre fille n’était pas d’esprit très vif, il lui a fallu un certain temps pour comprendre que c’était tout de même assez singulier. Car, en apparence, Mrs. Symmington avait, cet après-midi-là, reçu une lettre anonyme !

— En avait-elle reçu une ? demandai-je.

— Mais certainement pas ! Comme je vous l’ai dit déjà, le crime a été commis très simplement. Symmington avait mis de l’acide prussique dans le cachet qu’elle devait prendre ce jour-là, le cachet qui se trouvait en haut du tube. Il ne lui restait qu’à revenir à la maison le premier, ou, en tout cas, en même temps que Miss Holland, à appeler sa femme, à courir à sa chambre, à mettre un peu d’acide prussique dans le verre d’eau dont elle avait bu quelques gorgées pour avaler son cachet, à jeter dans l’âtre la lettre anonyme chiffonnée et à placer dans la main de sa femme morte un morceau de papier sur lequel étaient écrits les mots : « Ce n’est plus possible ! »

Miss Marple se tourna vers moi.

— Là encore, poursuivit-elle, vous aviez vu juste ! Ce morceau de papier était quelque chose d’inadmissible. Les gens qui se donnent la mort n’écrivent pas leur dernier message sur des bouts de papier. Ils prennent une feuille… Et, la plupart du temps, ils la glissent dans une enveloppe. Ce bout de papier avait quelque chose de choquant et vous l’aviez bien senti !

— Je vous assure, dis-je, que vous faites trop largement crédit à mes facultés. Ce morceau de papier ne m’avait rien suggéré !

— Ne croyez pas ça, monsieur Burton ! Sinon, pourquoi le message laissé par votre sœur près du téléphone a-t-il fait sur vous une si profonde impression ?

— « Si Griffith téléphone, ce n’est plus possible mardi ! » dis-je lentement. Les mêmes mots !

Miss Marple me gratifia d’un petit salut.

— Vous y êtes, monsieur Burton ! Mr. Symmington est tombé, un jour, sur une note conçue dans les mêmes termes et il a entrevu immédiatement tout le parti qu’il pouvait tirer. Il a déchiré le morceau de papier pour l’utiliser le moment venu. Sa femme laisserait un ultime message écrit de sa propre main !

— Mes… qualités exceptionnelles, demandai-je, se sont-elles encore révélées d’autre manière ?

Miss Marple sourit.

— Vous m’avez mis sur la voie. Vous avez assemblé des faits dans leur ordre logique et, pour finir, vous m’avez dit la chose la plus importante, vous m’avez révélé que Miss Holland n’avait pas reçu de lettres !

— Hier soir, l’idée m’était venue que c’était elle qui les envoyait et que c’était la raison pour laquelle elle n’en avait pas reçu…

Miss Marple secoua la tête.

— Non, les auteurs de lettres anonymes ne manquent jamais de s’en envoyer à eux-mêmes. J’imagine que cela leur apporte quelque satisfaction supplémentaire. Le fait que Miss Holland n’ait point figuré au nombre des destinataires des lettres m’intéressait énormément parce qu’il me donnait la plus précieuse des indications. Ce fut là, de la part de Mr. Symmington, une faiblesse et sa seule erreur. Il n’a pas pu se décider à écrire une lettre d’injures à la femme qu’il aimait. C’est un trait curieux de psychologie. Un bon point pour lui, mais la faute qui l’a perdu.

— Mais, demanda Joanna, il a aussi tué Agnès. Était-ce nécessaire ?

— Peut-être, répondit Miss Marple. Ce dont vous ne vous rendez pas compte, ma chère, et cela parce que vous n’avez jamais tué personne, c’est qu’après un premier crime l’assassin cesse de juger sainement et d’apprécier les faits à leur importance réelle. Symmington a certainement entendu Agnès téléphoner à Mary. Elle disait que quelque chose la tracassait depuis la mort de sa patronne, qu’il y avait quelque chose qu’elle ne comprenait pas. Il a compris qu’il courait un risque. Cette petite sotte avait vu quelque chose, elle savait quelque chose…

— Mais quand l’a-t-il tuée ? Il n’a, paraît-il, pas quitté son bureau de tout l’après-midi…

— Il l’a probablement assassinée avant de se rendre à l’étude. Miss Holland était dans la salle à manger et dans la cuisine. Il va dans le vestibule, ouvre la porte d’entrée et la referme, pour faire croire qu’il est sorti, et va se cacher dans le petit vestiaire. Bientôt, Agnès est seule dans la maison. Il va sonner à la porte d’entrée, regagne vivement sa cachette et, au moment où elle va ouvrir, la surprend par-derrière et l’assomme. Il la tue, jette le corps dans le placard et se hâte vers son étude, où il arrivera simplement un peu en retard. Nul, d’ailleurs, ne s’en est aperçu. Un peu, sans doute, parce que ce n’était pas un homme qu’on soupçonnait.

— Quelle horrible brute ! s’écria Mrs. Dane Calthrop.

— Vous ne le plaignez pas ? demandai-je.

— Non. Pourquoi ?

— Pour rien ! dis-je. Mais vous m’en voyez très content !

— Reste Aimée Griffith, fit remarquer Joanna. Je sais que la police a découvert le pilon volé à Owen dans son laboratoire et qu’elle a aussi retrouvé la broche. Il ne doit pas être tellement facile à un homme de reporter des choses dans des armoires de cuisine. Ces deux objets, savez-vous où ils étaient ? Le commissaire Nash me l’a appris tout à l’heure. À l’étude, dans un vieux cartonnier poussiéreux, portant la mention : « Succession de Sir Jasper Harrington-West. »

— Pauvre Jasper ! fit Mrs. Dane Calthrop. C’était un cousin à moi. Ça lui aurait donné un coup !

— N’était-il pas bien imprudent de garder là ces preuves compromettantes ?

— Sans doute, dit Miss Marple. Mais il aurait été encore plus imprudent de s’en débarrasser. N’oubliez pas qu’on ne soupçonnait pas Symmington !

— D’ailleurs, reprit Joanna, ce n’est pas avec le pilon qu’il a frappé Agnès, mais avec un lourd poids d’horloge. On l’a retrouvé, taché de sang, dans le même cartonnier. Nash pense qu’il a volé le pilon le jour de l’arrestation d’Aimée et qu’il a, le même jour, caché chez elle les pages du livre. Ce qui me ramène à ma question de tout à l’heure. Que devient, dans tout cela, Aimée Griffith ? La police l’a vue tandis qu’elle écrivait cette lettre…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer