La plume empoisonnée d’ Agatha Christie

— Et pourquoi devriez-vous le savoir ? demandai-je.

— Parce que c’est mon rôle. Caleb enseigne la bonne parole et administre les saints sacrements. C’est son devoir de ministre du culte. Mais, si vous admettez qu’un prêtre se marie, vous devez convenir que c’est le devoir de sa femme de savoir ce que pensent ses ouailles, ce qu’elles ressentent, même si cela ne doit servir à rien. Or, je n’ai pas la moindre idée de qui peuvent provenir ces lettres !… Elles sont, d’ailleurs, ridicules.

— En avez-vous reçu vous-même ?

— Mais oui ! Deux… Trois, même !… J’ai oublié ce qu’elles disaient exactement. Des bêtises à propos de Caleb et de la maîtresse d’école. De pures inepties, quand on connaît Caleb. Cet homme-là aurait été un saint s’il n’avait pas été si intelligent !

J’approuvai d’un hochement de tête.

— Il y avait bien d’autres choses à raconter, reprit-elle, mais l’auteur des lettres n’y a pas pensé. C’est même ce qui me semble curieux.

— L’inconnu qui les écrit, dis-je amèrement, paraît pourtant peu soucieux de ménager ses correspondants !

— Oui, mais il a l’air de ne rien savoir. Du moins de ne pas savoir ce qu’on pourrait dire…

— Comment cela ?

Son regard chercha le mien.

— Eh bien ! fit-elle, il y a beaucoup d’adultères dans le pays, beaucoup de vilaines affaires aussi… Les lettres n’y font jamais allusion. Pourquoi ?

Elle marqua une courte pause avant de me demander brutalement ce qu’il y avait dans la lettre que j’avais reçue.

Elle affirmait, répondis-je, que ma sœur n’était pas ma sœur.

— Et elle l’est ?

Le ton était celui d’un amical intérêt.

— Certes ! m’écriai-je. Joanna est bien ma sœur !

— C’est bien la preuve que j’ai raison, remarqua-t-elle. Il aurait pu trouver autre chose…

Mrs. Dane Calthrop secoua la tête d’un air songeur.

Elle me considérait avec attention et je compris soudain pourquoi les gens de Lymstock avaient un peu peur de la femme du révérend. Elle devait vraiment connaître tous les petits secrets de la localité.

Aussi est-ce avec joie que j’entendis dans mon dos la voix chaleureuse d’Aimée Griffith, interpellant mon interlocutrice.

— Bonjour, Maud ! s’écriait-elle. Je suis ravie de vous rencontrer. Je voulais vous proposer un changement de date pour notre vente de charité. Bonjour, monsieur Burton.

Sans me laisser le temps d’articuler un mot, elle ajouta :

— J’entre chez l’épicier, je passe ma commande et je vous retrouve.

— Entendu ! lança Mrs. Dane Calthrop.

Aimée disparue, elle murmura :

— Pauvre fille !

J’étais un peu surpris. Était-il possible qu’elle eût pitié d’Aimée ?

Mais elle revenait à d’autres préoccupations :

— Oui, vraiment, monsieur Burton, j’ai un peu peur.

— Vous pensez à ces lettres ?

— Oui. Elles semblent prouver…

Elle hésitait, comme quelqu’un qui se trouve aux prises avec un problème difficile.

— Elles semblent prouver, reprit-elle lentement, qu’il y a dans Lymstock un être que dominent des sentiments de haine, un être qui peut-être frappe au hasard, mais qui peut, sans même s’en douter, toucher juste quelque jour… Et, alors, monsieur Burton, je vous le demande, qu’arrivera-t-il ?

Nous n’allions pas tarder à le savoir.

2

C’est Mary qui nous apporta la nouvelle du drame. Non sans une certaine satisfaction. Elle avait le goût des catastrophes et il y avait toujours une sorte d’extase sur sa physionomie quand elle avait de mauvaises nouvelles à vous apprendre.

Elle entra dans la chambre de Joanna, les yeux brillants et la bouche douloureuse, et c’est tout en tirant les rideaux qu’elle annonça qu’il y avait, ce matin-là, des nouvelles affreusement tristes. Demeurée fidèle à ses habitudes de Londres, ma sœur avait toujours besoin au réveil d’une minute ou deux pour prendre conscience de ce qui se passait autour d’elle. Elle grogna un « ah ? » indifférent et se retourna sous ses draps.

Mary, posant le plateau du thé sur la table de chevet, insistait :

— C’est horrible ! Quand on me l’a dit, je ne voulais pas le croire !

Joanna, luttant encore pour s’arracher au sommeil, s’enquit de ce qui était horrible.

— C’est cette pauvre Mrs. Symmington, répondit Mary.

Ménageant ses effets, elle s’interrompit trois secondes avant d’ajouter :

— Elle est morte !

— Morte ?

Joanna, maintenant, était tout à fait réveillée.

— Oui, mademoiselle. Elle est morte hier après-midi… Et, le pire, c’est qu’elle s’est suicidée !

— Non ?

Joanna était abasourdie. Mrs. Symmington n’était pas de ces gens qu’on imagine associés à une tragédie.

— C’est comme je vous le dis, mademoiselle ! Elle s’est suicidée… Et, la pauvre femme, on peut dire qu’on l’y a forcée !

Joanna entrevit la vérité.

— Vous ne voulez pas dire, Mary, que…

Elle n’acheva pas sa phrase. Ses yeux interrogeaient Mary, qui répondit d’un signe de tête.

— Oui, mademoiselle, vous avez deviné. C’est une de ces saletés de lettres !

— Que disait-elle ?

À son grand regret, Mary dut avouer qu’elle n’en savait rien.

— Ce sont des infamies, affirma Joanna avec force. Mais je ne comprends pas qu’elles poussent quelqu’un au suicide.

Mary renifla et répliqua d’un air entendu :

— Non, à moins qu’elles ne disent la vérité !

Mary partie, Joanna avala sa tasse de thé, enfila sa robe de chambre et vint me communiquer la nouvelle. Je pensai immédiatement à ce que m’avait dit Owen Griffith. Un jour ou l’autre, c’était fatal, le coup devait porter juste. C’est ce qui était arrivé avec Mrs. Symmington. Cette femme, qu’on pouvait croire irréprochable, avait un secret. Elle n’était pas bonne, mais elle manquait de ressort. Maladive, anémique, elle n’avait pas supporté le choc…

Joanna me donna un petit coup de coude et me demanda à quoi je rêvais. Je lui fis part de la réflexion d’Owen.

— Naturellement, dit-elle d’un petit ton pointu. Il devait savoir où l’auteur des lettres voulait en venir ! Ce bonhomme-là s’imagine tout connaître…

— Il est très fin…

— Il est surtout prétentieux… Très prétentieux…

Après un instant, elle ajouta :

— C’est terrible pour son mari et pour la petite… Comment crois-tu que Megan va prendre la chose ?

Je reconnus que je n’en avais pas la moindre idée et je remarquai qu’il était même assez curieux que je ne fusse jamais capable de dire ce que Megan pouvait penser ou ressentir.

Il y eut un silence, puis Joanna reprit :

— Crois-tu… Est-ce qu’il te plairait… Je me demande si elle n’aimerait pas venir passer un jour ou deux avec nous !… À son âge, un coup pareil, c’est dur !

— Nous pouvons toujours le lui proposer, dis-je.

— Pour les petits, poursuivit Joanna, il n’y a pas de difficultés. Ils ont leur gouvernante. Mais c’est justement le genre de femme qui, dans de telles circonstances, rendrait une fille comme Megan complètement folle !

Je déclarai que c’était bien là mon avis. Je me représentais Elsie Holland répétant à longueur de jour les mêmes désolantes banalités et proposant à Megan de se remonter avec d’innombrables tasses de thé. Une brave fille, bien sûr, mais incapable de comprendre une créature aussi sensible que Megan. J’avais moi-même songé à inviter la jeune fille à venir passer quelques jours près de nous et j’étais très content que Joanna eût eu la même idée.

Nous nous rendîmes chez les Symmington aussitôt après le petit déjeuner. Nous étions tous deux un peu nerveux, craignant que notre visite ne fût imputée à une curiosité malsaine. Par chance, Owen Griffith sortait de la maison comme nous y arrivions. Il avait l’air sombre et préoccupé.

— Bonjour, Burton, me dit-il, avec une cordialité qui me frappa. Je suis heureux de vous voir. Ce que j’avais prédit est arrivé ! C’est bien triste !

— Bonjour, docteur Griffith !

Cette phrase, Joanna l’avait prononcée sur le ton dont elle usait quand elle s’adressait à la plus sourde de nos vieilles tantes. Il eut un haut-le-corps et, rougissant, rendit son bonjour à ma sœur, qui dit très simplement :

— Je croyais que vous ne m’aviez pas vue.

Il rougit plus encore.

— C’est exact, balbutia-t-il. J’étais préoccupé… Je ne vous avais pas aperçue…

Impitoyable, elle répliqua :

— Pourtant, je suis grandeur nature…

Je la foudroyai du regard.

— Mon cher Griffith, dis-je, nous nous demandions, ma sœur et moi, si ce ne serait pas une bonne chose que de prendre Megan avec nous pour un jour ou deux. Qu’en pensez-vous ? Je ne voudrais pas avoir l’air de m’occuper de ce qui ne me concerne pas, mais les jours prochains vont être si tristes pour cette enfant… Pensez-vous que cette proposition puisse heurter Symmington ?

Il s’accorda le temps de la réflexion avant de répondre.

— Je crois, fit-il, que c’est là une excellente idée. C’est une petite extrêmement impressionnable et il serait très bien de l’éloigner un peu. Miss Holland se multiplie, elle ne perd pas la tête, mais elle a bien assez à faire avec les enfants et avec Symmington lui-même. Le pauvre homme est anéanti… Assommé !

— Il s’agit bien… d’un suicide ? demandai-je.

— Aucun doute possible. Elle a laissé un petit bout de papier sur lequel elle avait écrit les mots : « Ce n’est plus possible !… » La lettre a dû arriver hier, au courrier de l’après-midi. On a retrouvé l’enveloppe par terre, à côté de son fauteuil, et la lettre, roulée en boule, dans le foyer de la cheminée où elle l’avait jetée.

— Qu’est-ce qui a bien pu…

Je m’arrêtai, un peu effrayé de l’audace de ma question, et je m’excusai d’avoir seulement songé à la poser.

— Oh ! fit Griffith avec un sourire amer, la question n’est pas indiscrète. La lettre sera lue à l’enquête, il est impossible de l’éviter et c’est bien dommage ! Elle contient les ignominies ordinaires, formulées dans l’ignoble style que vous savez. En l’occurrence, elle accusait Colin, le second des petits, de ne pas être le fils de Symmington.

— Croyez-vous que ce soit vrai ? dis-je, incrédule.

Griffith haussa les épaules.

— Je ne suis ici que depuis cinq ans et je ne puis rien affirmer. Autant que je puisse en juger, les Symmington formaient un couple uni et heureux. Il est entendu que le petit Colin ne ressemble guère à son père, ne serait-ce que parce qu’il est roux, mais cela ne prouve rien. Il arrive souvent que les enfants tiennent plus de leurs grands-parents que de leurs parents.

— Il est probable, remarquai-je, que c’est ce défaut de ressemblance entre le père et l’enfant qui a décidé l’auteur de la lettre à lancer son accusation. Il n’était sûr de rien, mais il pouvait toujours risquer le coup…

— C’est assez mon avis, dit Griffith. L’auteur des lettres n’articule aucun fait précis. On sent qu’il frappe au hasard…

— Et il se trouve parfois qu’il touche juste, observa Joanna. Car enfin, s’il n’avait pas dit la vérité, elle ne se serait pas tuée !

— Je n’en suis pas sûr, répliqua Griffith. Depuis quelque temps, elle se portait assez mal et faisait de la neurasthénie. Je lui soignais les nerfs et il est très possible, à mon humble avis, qu’elle ait, à la lecture de cette lettre odieuse, reçu un choc qui l’aura laissée dans un état de dépression physique et morale tel qu’il était assez normal qu’elle décidât d’en finir avec la vie. Elle peut s’être dit que jamais son mari ne la croirait si elle essayait de lui démontrer la fausseté de l’accusation portée contre elle et je pense qu’elle s’est donné la mort dans une crise de désespoir, alors qu’elle n’était plus elle-même.

— C’est, dit Joanna, ce que les gens de loi appellent, je crois, un « suicide dans un moment de folie temporaire ».

— Exactement, fit Griffith. Je pense que je serai en droit de soutenir cette hypothèse à l’enquête.

— Je vois !

Joanna avait dit ces deux mots sur un tel ton que Griffith, piqué, répliqua un peu sèchement :

— Ce sera parfaitement mon droit. Vous n’êtes pas de cet avis ?

— Mais si ! répondit Joanna. À votre place, j’agirais comme vous vous proposez de le faire !

Il la considéra un instant, comme pour deviner le fond de sa pensée, puis, prenant rapidement congé, il s’éloigna. Nous entrâmes dans la maison, dont la porte était ouverte, ce qui nous évita de sonner. À l’intérieur, on entendait la voix de Miss Holland.

Elle parlait à Mr. Symmington qui, tassé dans son fauteuil, avait l’air complètement absent.

— Je vous assure, monsieur Symmington, lui disait-elle, que vous devez absorber quelque chose. Vous n’avez pour ainsi dire pas pris de petit déjeuner et vous n’aviez déjà pas dîné hier soir ! Avec toutes ces émotions, si vous ne mangez pas, vous tomberez malade, alors que vous avez besoin de toutes vos forces ! Le docteur l’a dit avant de partir.

Symmington répondait d’une voix sans timbre :

— Vous êtes très gentille, Miss Holland, mais…

— Prenez une tasse de thé bien chaud !

Elle la lui présentait avec autorité. Je pensai à part moi que, personnellement, c’est un solide whisky que j’aurais offert au pauvre diable, car il me paraissait en avoir besoin. Pourtant, il accepta le breuvage brûlant.

— Je vous remercie, Miss Holland, dit-il, levant sur elle des yeux pleins de reconnaissance, de tout ce que vous avez fait et de tout ce que vous faites encore pour nous. Vous êtes tout simplement admirable.

Elle rougit, flattée et contente.

— C’est très gentil à vous de dire ça, monsieur Symmington, répondit-elle. Ce que je vous demande, c’est de me permettre de me rendre utile. Ne vous inquiétez pas des enfants, je m’occuperai d’eux. J’ai remis les domestiques au travail. S’il y a des lettres à écrire, des coups de téléphone à donner, n’hésitez pas à user de moi !

Se retournant, elle nous aperçut. Elle vint immédiatement au-devant de nous, dans le hall. Je la regardais et je me répétais qu’elle était décidément très jolie. Ses yeux bleus étaient magnifiques et ses paupières, légèrement rouges, montraient qu’elle avait eu assez de cœur pour verser quelques larmes sur la mort de Mrs. Symmington.

— Pourrais-je vous parler une minute ? demanda Joanna. Je ne voudrais pas déranger Mr. Symmington.

Elsie Holland approuva cette réserve d’un hochement de tête entendu et nous fit entrer dans la salle à manger.

— Pour Mr. Symmington, expliqua-t-elle, le coup a été terrible. Tellement inattendu ! Qui pouvait prévoir une chose pareille ? Bien sûr, je me rends parfaitement compte maintenant que, depuis quelque temps, elle était bizarre, nerveuse et toujours sur le bord des larmes. Je croyais que c’était à cause de son état de santé, bien que le docteur Griffith ait toujours déclaré qu’elle se portait le mieux du monde. Elle était devenue très irritable et il y a des jours où on ne savait comment la prendre. Mais…

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