La plume empoisonnée d’ Agatha Christie

— Le difficile, déclara Nash, c’est d’entrer en possession des lettres. Ceux à qui elles sont envoyées les jettent au feu ou ne veulent pas convenir qu’ils les ont reçues. C’est idiot, mais ils ne tiennent pas à ce que la police s’occupe de leurs affaires ! Les gens, par ici, ne sont pas très à la page !

— Quoi qu’il en soit, remarqua Graves, nous avons de quoi travailler !

Nash tira de sa poche la lettre que je lui avais remise et la tendit à Graves, qui en prit connaissance avant de la placer devant lui, avec les autres.

— Très joli ! dit-il, connaisseur.

J’aurais sans doute choisi une autre épithète pour qualifier cette étrange missive, mais le point de vue de l’expert n’est pas le même que celui du profane. Je trouvai piquant que quelqu’un pût prendre un plaisir d’amateur à lire ce tissu de grossièretés et d’injures.

— Nous avons là, répéta l’inspecteur Graves, de quoi nous mettre au travail. Je vous demanderai, messieurs, si vous recevez quelque nouvelle lettre, de nous l’apporter et, si quelqu’un vous dit qu’il en a reçu une, de le convaincre que cette lettre doit être remise à la police. Actuellement…

Ses doigts agiles allaient d’une lettre à l’autre.

— Actuellement, nous avons une lettre reçue par Mr. Symmington il y a plus de deux mois, nous en avons une adressée au docteur Griffith, une à Miss Ginch, une à Mrs. Mudge, la femme du boucher, une à Jennifer Clark, la serveuse des Trois Couronnes, auxquelles il faut ajouter la lettre envoyée à Mrs. Symmington, celle de Miss Burton et celle qu’a reçue le directeur de la banque.

— Une belle collection déjà ! remarquai-je.

— Dans laquelle, ajouta Graves, il n’y a pas une pièce qui ne me rappelle quelque chose ! Cette lettre est presque identique à celle qu’avait reçue la modiste. Cette autre est une réplique des lettres dont nous avons eu à nous occuper dans le Northumberland. C’est une étudiante qui les écrivait ! Je vous assure, messieurs, que je donnerais gros pour voir quelque chose de neuf !

— Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, murmurai-je.

— C’est bien vrai ! Et personne ne le sait mieux que les policiers !

Nash poussa un soupir et dit :

— C’est malheureusement exact !

— Vous êtes-vous fait une opinion quant à l’auteur des lettres ? demanda Symmington.

Graves s’éclaircit la gorge et y alla d’une petite conférence.

— Toutes ces lettres, dit-il, présentent certains points de ressemblance entre elles. Je vais les rappeler, pour le cas où ils suggéreraient à l’un de vous, messieurs, quelque remarque particulière. Le texte se compose de mots formés avec des lettres séparées, découpées dans un vieux livre, vraisemblablement imprimé vers l’année 1830. Ce procédé a évidemment été adopté afin d’éviter les risques d’identification par l’écriture, identification relativement aisée, les déguisements d’écriture étant facilement décelés par les experts. On ne relève sur les lettres, non plus que sur les enveloppes, aucune empreinte digitale intéressante. Elles ont été manipulées par les employés des postes, par le destinataire, les traces de doigts sont nombreuses, mais elles ne nous apprennent rien, sinon que la personne qui a mis ces lettres à la boîte portait des gants. Les adresses ont été dactylographiées sur une Windson n° 7, dont l’« a » et le « t » frappent nettement en dehors de la ligne. Les lettres ont été mises à la poste à Lymstock ou déposées directement dans la boîte de ceux auxquels elles étaient destinées, ce qui permet d’assurer que l’affaire est purement locale. Elles ont été écrites, ou plutôt rédigées, par une femme et, à mon avis, par une femme d’un certain âge, dont je croirais volontiers, encore que je ne puisse l’affirmer, qu’elle n’est pas mariée.

Un silence suivit, qui se prolongea une minute ou deux. Ces déclarations inspiraient le respect.

— J’imagine, dis-je enfin, que notre meilleure chance, c’est la machine. Dans une petite ville telle que Lymstock, il ne doit pas être difficile de la trouver !

— Grosse erreur ! fit l’inspecteur Graves d’un air sombre.

— En effet, expliqua Nash, il ne nous a été que trop aisé de découvrir la machine. C’est celle dont Mrs. Symmington a fait cadeau à l’Institut féminin de Lymstock et elle est à la disposition de tout le monde !

— La frappe ne donne-t-elle aucune indication ?

— Pas dans le cas qui nous occupe, répondit Graves. Les adresses ont été tapées avec un seul doigt.

— Donc par quelqu’un qui n’a pas l’habitude de la machine à écrire…

— Ou par quelqu’un qui cherche à nous le faire croire.

— En tout cas, dis-je, par quelqu’un qui est très fort !

— D’accord, fit Graves. Celle qu’il nous faut trouver connaît tous les trucs ! Et j’ajoute que c’est une dame !

— Pourquoi cela ?

La question était partie presque malgré moi. Le mot « dame », je ne sais pourquoi, je l’avais pris dans l’acception restreinte que lui donnait ma chère vieille grand-mère et il me semblait entendre encore la voix de l’aïeule disant, sur un ton d’indéfinissable supériorité : « Évidemment, ce n’est pas une dame ! »

— Entendons-nous, dit Nash. Par « dame », l’inspecteur veut dire seulement qu’il s’agit d’une femme qui a reçu une certaine éducation, qui sait l’orthographe et qui possède un certain vocabulaire.

Je restai muet. Car j’avais reçu un coup. La communauté était si petite ! Inconsciemment, je m’étais représenté l’auteur des lettres comme étant une Mrs. Cleat, ou quelque autre créature du même genre, une femme envieuse, méchante, et un peu stupide.

— Voilà, fit observer Symmington, qui réduit considérablement le champ des suspects. Ils ne peuvent pas être plus d’une demi-douzaine ! Mettons une douzaine, au maximum !

— C’est mon avis !

— Je ne peux pas croire ça ! s’écria Symmington.

Et, avec un effort, regardant droit devant lui, comme si le son même de sa voix lui était désagréable, il ajouta :

— Vous vous souvenez sans doute de ce que j’ai déclaré à l’enquête ? Pour le cas où vous penseriez que ma déposition n’avait pour objet que de défendre la mémoire de ma chère femme, je tiens à répéter qu’en toute sincérité je considère comme absolument dénuées de fondement les accusations portées contre elle dans la lettre qu’elle a reçue. Il s’agit là, « je le sais », d’ignobles calomnies. Ma femme était une créature très sensible… et assez prudente. Cette lettre a dû être pour elle un coup terrible… et vous savez qu’elle était de santé assez délicate.

— Il y a de fortes chances, monsieur, pour que vous ayez raison, dit Graves. Aucune de ces lettres ne donne à penser que son auteur connaissait bien celui ou celle à qui il la destinait. Toutes accusent à tort et à travers. Il n’y a pas eu de tentative de chantage et il ne semble pas non plus que nous ayons affaire à un mystique, comme il arrive parfois en matière de lettres anonymes. Nos recherches s’en trouveront facilitées.

Symmington se leva. L’homme, je l’ai dit, était un cœur sec. Pourtant, ses lèvres tremblaient.

— J’espère, déclara-t-il, que vous mettrez rapidement la main sur le démon qui a écrit ces infamies. Cette femme, puisque c’est une femme, parait-il, a tué mon épouse aussi sûrement que si elle l’avait poignardée.

Il ajouta, après un court silence :

— Je me demande quels sentiments elle éprouve maintenant !

Il sortit sans attendre la réponse. Je répétai la question à l’intention de Griffith, qui me semblait en mesure d’avoir là-dessus une opinion.

— Comment voulez-vous savoir ? fit-il. Elle a peut-être des remords. Mais il se peut aussi qu’elle savoure sa puissance. La mort de Mrs. Symmington peut être pour elle comme un encouragement !

— J’espère que non, dis-je vivement. Car, dans ce cas-là, il faudrait…

Je laissai ma phrase inachevée, mais Nash avait compris ma pensée.

— Nous attendre à une récidive ? dit-il. Je la souhaite. C’est ce qui pourrait nous arriver de mieux. Tant va la cruche à l’eau…

— Il faudrait qu’elle fût folle pour continuer ! m’écriai-je.

— Elle continuera, affirma Graves. Ils continuent toujours. C’est un vice, vous savez, et un vice ne vous lâche pas comme ça !

Ma contrariété devait être visible. Je demandai si l’on avait encore besoin de moi. L’atmosphère me pesait, j’avais besoin d’air frais.

— Vous pouvez aller, monsieur Burton, répondit Nash. Gardez vos yeux ouverts et faites-nous de la propagande ! En d’autres termes, répétez autour de vous que toutes les lettres anonymes qu’on peut recevoir doivent être apportées à la police !

Je promis.

— Je croirais d’ailleurs volontiers, ajoutai-je, que tout le monde à Lymstock a reçu un de ces maudits poulets !

— C’est ce que je me demande, dit Graves.

Il avait toujours son air triste.

— Connaissez-vous, poursuivit-il, penchant la tête sur le côté et levant son visage vers moi, quelqu’un dont vous puissiez dire avec certitude qu’il n’a pas reçu de lettre ?

— Curieuse question ! Les gens ne me font pas leurs confidences !

— Bien sûr ! Mais quelqu’un aurait pu être amené à vous déclarer qu’il n’avait effectivement pas reçu de lettre !

— De fait, dis-je après une hésitation, on m’a bien fait une déclaration de ce genre.

Je rapportai alors la conversation que j’avais eue avec Emily Barton.

— Voilà qui pourra nous être utile, fit Graves, qui m’avait écouté sans manifester le moindre signe d’intérêt. J’en prends bonne note.

Je me retrouvai avec joie dans la rue, tout inondée de soleil. Owen Griffith avait quitté le commissariat en même temps que moi. Je poussai un juron sonore, pour ma satisfaction personnelle, et je m’écriai :

— Enfin, diantre ! est-ce que c’est là un endroit où un homme peut venir se chauffer au soleil et panser ses blessures ? On respire un air lourd de miasmes empoisonnés et le coin a l’air aussi tranquille, aussi innocent que le jardin du Paradis !

— Là-bas aussi, remarqua Griffith, il y avait un serpent !

— À votre avis, Griffith, demandai-je, savent-ils quelque chose ? Savent-ils seulement de quel côté chercher ?

— Je l’ignore, répondit-il, mais je fais confiance à leur magnifique technique. Ils ont l’air de ne rien vous cacher et, au bout du compte, ils ne vous disent rien.

— C’est exact. Mais Nash est un chic type !

— Et un homme qui connaît son affaire.

Je me tournai vers Griffith.

— Voyons, docteur, fis-je, s’il y a un maniaque dans le pays, vous devez le connaître !

Il secoua la tête. Il semblait découragé et surtout ennuyé. Il ne répondit pas, mais j’eus le sentiment qu’il avait sur le problème quelque idée dont il préférait ne pas faire part.

Nous avions remonté High Street. Je m’arrêtai devant la maison de l’agent de location.

— Je crois, dis-je, que je dois mon second terme, qui se paie d’avance, comme de juste. J’ai une bonne envie d’aller le régler et de quitter le secteur au plus vite, avec Joanna. Quitte à perdre l’argent versé…

Il me dit, la main sur le bras :

— N’entrez pas !

— Pourquoi non ?

Il ne répondit qu’au bout d’un instant.

— Après tout, fit-il, vous avez peut-être raison. Lymstock est assez malsain pour le moment et toutes ces histoires peuvent vous faire du mal, à vous ou à votre sœur…

— Joanna s’en moque éperdument. Elle peut tout encaisser. Si quelqu’un ne tient pas le coup dans la famille, c’est moi. Et je dois avouer que j’en ai par-dessus la tête de toute cette affaire !

— Vous n’êtes pas le seul !

J’avais la main sur le bouton de la porte.

— Pourtant, repris-je, réflexion faite, je ne partirai pas. La curiosité la plus vulgaire l’emportera sur ma pusillanimité. Je resterai, parce que je veux savoir comment tout ça finira !

J’entrai.

Une secrétaire quitta sa machine à écrire pour m’accueillir. Elle était très minaudière sous ses cheveux ondulés, mais je la trouvai plus intelligente que la jeune fille à lunettes qui m’avait introduit dans son bureau. Un peu plus tard, je reconnus en elle Miss Ginch, l’ancienne secrétaire de Symmington.

— Vous avez bien travaillé autrefois chez Galbraith et Symmington ? demandai-je.

— Oui, mais j’ai préféré m’en aller. Je suis ici un peu moins bien payée, mais il y a des choses qui sont plus précieuses que l’argent. Vous ne croyez pas ?

— Ça ne fait pas de doute !

— Vous comprenez, poursuivit-elle dans un murmure, j’ai reçu une de ces horribles lettres ! Elle racontait des infamies sur mes relations avec Mr. Symmington. Je connais mon devoir, heureusement, et je l’ai portée à la police, bien que cela m’ait été, comme vous le pensez bien, infiniment désagréable !

— Je vous comprends fort bien !

— On m’a remerciée et on m’a dit que j’avais bien fait. Seulement, après cela, je me suis dit que si les gens commençaient à jaser – et ils devaient l’avoir fait, car, sans cela, où l’auteur de la lettre aurait-il été pêcher cette idée ? – le mieux était, pour mettre fin aux racontars, de leur enlever tout prétexte. Je suis donc partie. Pourtant, il n’y a jamais rien eu entre Mr. Symmington et moi !

— Bien sûr ! fis-je, assez embarrassé.

— Les gens sont si méchants, n’est-ce pas ? Si méchants !

Sans que je l’eusse voulu, mon regard rencontra le sien et ce fut pour moi l’occasion d’une découverte assez désagréable : cette fâcheuse aventure, Miss Ginch prenait grand plaisir à l’évoquer.

Une fois déjà, ce jour-là, j’avais rencontré quelqu’un qui se complaisait à parler de lettres anonymes. Mais la satisfaction de l’inspecteur Graves était d’ordre purement professionnel. Pour Miss Ginch, il en allait tout autrement…

En me retirant, je me demandais si ces maudites lettres, ce n’était pas Miss Ginch qui les avait envoyées.

CHAPITRE VII

1

À la maison, je trouvai Mrs. Dane Calthrop bavardant avec Joanna. Elle avait mauvaise mine et semblait fatiguée.

— C’est cette vilaine histoire qui m’a donné un coup ! me dit-elle. Pauvre femme !

— Certes, fis-je. Il est terrible de penser qu’une malheureuse a été délibérément acculée au suicide !

— Ah ! C’est à Mrs. Symmington que vous pensez ?

— Oui. Pas vous ?

Elle hocha la tête.

— Bien sûr, murmura-t-elle, c’est très triste, mais cela devait arriver sous un prétexte ou sous un autre !

— Vous croyez ? lança Joanna d’un petit ton sec.

Mrs. Dane Calthrop se tourna vers ma sœur.

— Certainement, ma chère. Quand on s’est mis dans la tête que le suicide est le seul moyen d’échapper à ses ennuis, on l’utilise fatalement à la première occasion. La vérité, voyez-vous, est qu’elle manquait de courage. On ne s’en serait pas douté et, pour ma part, je la tenais pour une femme un peu trop égoïste, pas très intelligente, mais qui savait gouverner sa vie. Je m’aperçois aujourd’hui qu’on ne sait pas grand-chose des gens qu’on croit connaître !

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