La plume empoisonnée d’ Agatha Christie

— Et ce ne serait pas elle ?

— Je ne crois pas. Contrairement à Mrs. Baker, j’estime que ça lui ressemblerait peu. Elle n’est pas si bête que ça !

Je le regardai longuement.

— Et vous, dis-je enfin, avez-vous une idée ?

Il secoua la tête, le regard ailleurs.

— Pas la moindre !… Mais cette vilaine affaire me déplaît infiniment et j’ai peur que tout cela ne finisse très mal !

2

À mon retour, je trouvai Megan assise sur les marches de la véranda, le menton sur les genoux.

Elle me salua avec sa simplicité habituelle.

— Hello ! dit-elle. Pensez-vous que je puisse m’inviter à déjeuner ?

— Certainement, fis-je.

Je m’éloignai pour prévenir Mary que nous serions trois à table. Elle ne fit naturellement aucune objection, mais son attitude me laissa clairement entendre qu’elle tenait Megan en assez piètre estime.

Je revins à la véranda.

— Alors ? dit Megan. Je ne dérangerai pas trop ?

— Pas du tout ! Nous aurons du ragoût…

Elle rit.

— C’est ce que j’appelle un repas de chien, fit-elle. Du moins, ça y ressemble : une bonne odeur et des pommes de terre, rien d’autre…

— C’est exactement ça !

Je pris mon étui à cigarettes et le présentai, ouvert, à Megan. Elle rougit.

— Merci ! dit-elle, refusant du geste. C’est très gentil de votre part !

J’insistai :

— Prenez-en une !

— Non, sincèrement. Mais c’est très gentil à vous de m’en offrir, comme si j’étais vraiment quelqu’un…

— Mais n’êtes-vous pas vraiment quelqu’un ? répliquai-je, amusé.

De la tête, elle fit non. Puis, changeant le sujet de la conversation, elle me montra ses jambes couvertes de poussière et m’annonça fièrement qu’elle avait reprisé ses bas. Je ne suis pas une autorité en la matière, mais il me sembla que la réparation avait été faite avec une laine dont la couleur eût pu être plus heureusement choisie.

— Votre sœur sait-elle repriser ? me demanda-t-elle ensuite.

Je fis un effort de mémoire avant d’avouer que je l’ignorais complètement.

— Alors, poursuivit-elle, que fait-elle quand elle a un trou à son bas ?

— Je ne sais pas trop, répondis-je. Je suppose qu’elle en achète une autre paire.

— C’est évidemment très sage, dit-elle, mais je ne peux pas le faire. J’ai, en tout et pour tout, quarante livres par an. On ne peut pas entreprendre grand-chose avec ça !

J’en convins.

— Si je portais des bas noirs, ajouta-t-elle, je pourrais me mettre de l’encre sur les jambes. C’est ce que je faisais quand j’étais en classe et Miss Batworthy, qui était myope comme une taupe, ne s’est jamais aperçue du truc. C’était très pratique !

— Je n’en doute pas.

Un silence suivit. Je fumais ma pipe et l’instant me semblait fort agréable.

— J’imagine, dit soudain Megan, avec une violence inattendue, que, comme tout le monde, vous me trouvez impossible ?

Ma surprise fut telle que j’ouvris la bouche. Ma pipe, une pipe d’écume magnifique, qui commençait à se culotter très harmonieusement, tomba par terre et se cassa.

— Regardez ce que vous avez fait ! m’écriai-je.

J’étais un peu fâché, mais les réactions de Megan étaient imprévisibles. Elle ne marqua de l’incident aucune contrariété et c’est avec un large sourire qu’elle me dit :

— Vraiment, vous, je vous aime bien !

Je reconnais que cet aveu me fit plaisir. Comme cette même phrase m’aurait fait plaisir si mon chien avait pu me la dire. Je pensai que Megan, tout en ressemblant à un cheval, avait des sentiments de caniche. Elle n’était pas tout à fait un être humain. Je ramassai soigneusement les morceaux de ma belle pipe.

— Que disiez-vous avant la catastrophe ? lui demandai-je, tandis que je les fourrais dans ma poche.

— Je disais que, comme tout le monde, vous deviez me trouver impossible ?

Le ton n’était plus le même.

— Et pourquoi ça ? fis-je.

— Parce que c’est la vérité, répondit-elle, très sérieusement.

Je l’invitai à ne pas dire de bêtises. Elle protesta.

— Je sais que c’est vrai. Je ne suis pas bête, comme les gens se le figurent. Ce qu’ils ne soupçonnent pas, c’est qu’au fond je sais parfaitement, eux, ce qu’ils sont. Et c’est bien pourquoi je les hais.

— Vous les haïssez ?

— Oui.

Elle soutint mon regard sans broncher. Il y avait dans ses yeux mélancoliques je ne sais quelle tristesse.

— Vous haïriez les gens aussi, ajouta-t-elle, si vous étiez comme moi, si vous aviez l’impression d’être en trop.

— Vous êtes sûre, lui demandai-je, que vous ne vous faites pas des idées ? Vous ne feriez pas un peu de neurasthénie ?

Elle haussa les épaules.

— Les gens vous disent toujours des choses de ce genre-là quand vous dites la vérité ! Car c’est la vérité. Je suis « en trop » et je vois bien pourquoi ! Maman ne m’aime pas. Probablement parce que je lui rappelle mon père, qui était méchant avec elle et qui, à ce qu’on m’a dit, n’était guère facile à vivre. L’ennui, c’est que les mères ne peuvent pas dire qu’elles ne veulent pas de leur enfant et s’en aller. La chatte mange ses petits, elle. Ce n’est pas bête. Ça ne fait pas d’histoires et il n’y a rien de perdu. Les mères des petits hommes doivent garder leurs enfants et s’occuper d’eux. Pour moi, ça a pu marcher aussi longtemps que j’ai été en pension, mais maintenant… Vous comprenez, ce que maman voudrait, c’est être toute seule, avec mon beau-père et ses deux fils !

— Je crois, Megan, dis-je lentement, que la situation est loin d’être aussi noire que vous la voyez. Mais je veux bien admettre qu’il y a un peu de vrai dans ce que vous dites. Aussi, pourquoi ne vous en allez-vous pas pour organiser votre vie ailleurs, comme vous l’entendrez ?

Elle eut un pauvre sourire. Elle n’avait plus rien de l’enfant de tout à l’heure.

— Vous me demandez pourquoi je ne m’en vais pas ? Comment vivrais-je ?

— Vous gagneriez votre vie.

— En quoi faisant ?

— Il y a bien des choses que vous pourriez apprendre. La comptabilité, la sténo…

— Je ne crois pas. Ce sont des choses à quoi je ne mords pas. Et puis…

Elle s’interrompit.

— Et puis ?

Elle avait détourné la tête. Elle se décida enfin à me regarder de nouveau. Elle était toute rouge et il y avait des larmes dans ses yeux.

— Et puis, dit-elle, pourquoi m’en irais-je ? On veut me forcer à partir, on ne veut plus de moi, mais je resterai ! Je resterai, rien que pour les ennuyer ! Ce sont de sales bêtes, tous, et je les déteste ! Eux et tout Lymstock avec ! Ils me trouvent stupide et laide ! Je leur ferai voir ! Je leur ferai voir ! Je leur montrerai ! Je…

Elle avait retrouvé sa voix d’enfant et sa colère avait cependant quelque chose de pathétique.

Quelqu’un marchait sur le gravier, encore caché par la maison.

— Levez-vous ! lui dis-je brusquement. Rentrez par la salle à manger, montez au premier étage et allez à la salle de bain, au fond du couloir ! Allez ! Vite !

Elle bondit sur ses pieds. Elle venait à peine de disparaître que Joanna tournait le coin de la maison.

— Dieu ! qu’il fait chaud ! s’écria-t-elle, s’asseyant près de moi, tout en s’éventant avec l’écharpe tyrolienne qu’elle venait de retirer de ses épaules. J’ai marché des kilomètres, histoire de montrer à ces satanées chaussures que c’est moi qui finirais par avoir la loi. J’ai pensé à une chose, Jerry. Je crois que nous devrions avoir un chien.

— C’est mon avis, dis-je. À propos, Megan déjeune avec nous.

— Ah ! Tant mieux !

— Tu l’aimes bien ?

— Oui. Elle me fait penser à ces enfants changés en nourrice dont on parle dans les contes. Elle est la pauvre petite créature abandonnée sur un pas de porte, qui doit remplacer l’enfant emporté par les fées, celui qui doit être heureux. Sur quoi, je monte à la salle de bain…

— Impossible, Megan s’y trouve en ce moment.

Joanna se rassit, prit un petit miroir de poche et contempla longuement son visage.

— Ce rouge à lèvres ne me plaît pas, décréta-t-elle, après un sérieux examen.

Megan revenait. Elle était calmée, un peu plus propre que tout à l’heure, tout à fait redevenue elle-même. Elle regarda Joanna qui, sans cesser pour autant de s’étudier dans sa glace minuscule, lui souhaita la bienvenue, ajoutant :

— Vous avez très bien fait de venir déjeuner avec nous !

Elle fronça le sourcil et s’écria, désolée :

— J’ai des taches de rousseur sur le nez ! Il va falloir que je voie ça de près ! Ça fait campagne et écossais, je n’y tiens pas !

Mary apparut sur le haut du perron. Elle annonça que mademoiselle était servie.

— Allons-y ! dit Joanna, se levant. Je meurs de faim.

Elle passa son bras sous celui de Megan et l’entraîna vers la salle à manger.

CHAPITRE V

1

Je m’aperçois que j’ai commis une sérieuse omission. Je n’ai pour ainsi dire pas parlé encore de Mrs. Dane Calthrop, non plus que du révérend Caleb Dane Calthrop.

Et pourtant, le révérend et sa femme étaient personnages d’importance. Je n’ai sans doute jamais rencontré d’homme qui fût, plus que Dane Calthrop, éloigné des réalités quotidiennes. Sa vie, c’était ses livres, son cabinet de travail, son intime connaissance de l’histoire de l’Église. Mrs. Dane Calthrop, par contre, était terriblement au fait de tout et, si je ne l’ai pas mentionnée plus tôt, c’est peut-être parce qu’au début elle m’effraya un peu. C’était une femme de tête, dont les connaissances avaient quelque chose d’encyclopédique. Pas du tout la femme d’un ministre du culte telle qu’on peut l’imaginer. Il est vrai, je m’en avise en écrivant, que je ne sais pas grand-chose des femmes de ministres du culte…

La seule dont je me souvienne était une créature tranquille, qui n’offrait rien de remarquable et qui vivait dans l’adoration d’un époux solide, dont la parole, quand il prêchait, avait quelque chose de magnétique. Quant à elle, elle parlait si peu que c’était un véritable problème de soutenir une conversation avec elle.

De sorte que, sur ces dignes épouses, je n’avais d’autres idées que celles que je devais aux romanciers, qui les représentent volontiers comme des dames assez portées à se mêler de ce qui ne les regarde pas et à énoncer des lieux communs d’une constante banalité. Imagination pure, c’est probable.

Mrs. Dane Calthrop ne s’occupait jamais de ce qui ne la regardait pas, ce qui ne l’empêchait pas d’être au courant de tout. Je l’appris dès le lendemain de mon arrivée, découvrant du même coup que les gens du village la redoutaient un peu. Elle ne donnait pas de conseils et ne se mêlait de rien, mais sans doute représentait-elle, pour les consciences troublées, la Divinité personnifiée.

Je n’ai jamais vu de créature plus indifférente aux contingences. Par les fortes chaleurs, il lui arrivait très bien de mettre, pour aller se promener, une solide jupe de tweed. En revanche, je me souviens l’avoir rencontrée vêtue d’une petite robe de tissu imprimé un jour qu’il pleuvait à torrents. Elle avait le visage fin et allongé d’un lévrier de race et une dangereuse sincérité de langage.

Elle m’arrêta dans High Street le lendemain du jour où Megan avait déjeuné avec nous. J’en fus quelque peu surpris, d’abord parce que Mrs. Dane Calthrop avait l’habitude de se déplacer en courant bien plutôt qu’en marchant, ensuite parce que, comme elle regardait toujours très loin devant elle, on n’avait jamais l’impression qu’elle vous avait aperçu.

— Ah ! s’écria-t-elle, Monsieur Burton !

Elle avait dit cela d’un air triomphant, comme quelqu’un qui vient de résoudre un problème très difficile.

J’admis que j’étais bien Mr. Burton, et Mrs. Dane Calthrop, cessant de fixer l’horizon, se mit à me contempler.

— Pourquoi diable voulais-je tant vous voir ? fit-elle, perplexe.

J’avouai que je n’en savais rien.

— C’était, poursuivit-elle, à propos de quelque chose de très désagréable.

— J’en suis navré !

— J’y suis ! C’est au sujet de ces lettres anonymes. Qu’est-ce que c’est donc que cette histoire de lettres anonymes que vous avez mise en circulation ?

Je protestai que je ne l’avais pas inventée et qu’elle existait déjà avant mon arrivée.

— Pourtant, dit-elle, accusatrice, personne n’en avait reçu auparavant.

— Excusez-moi, répliquai-je. Je suis sûr que, sur ce point, vous êtes mal informée.

— Ah ! fit-elle. Quoi qu’il en soit, cette affaire-là ne me plaît pas.

Les yeux à l’autre bout de la rue, elle continua :

— Il y a dans tout cela quelque chose d’anormal. Les gens du pays ne sont pas de ceux qui envoient des lettres anonymes. Ils sont envieux, il ne faut pas compter sur leur bienveillance, ils ont tous les petits défauts qu’on peut imaginer, mais aucun d’eux ne me paraît capable de faire ça ! Et si l’un d’eux commettait cette infamie, je devrais le savoir !

Elle avait l’air très sincèrement ennuyé.

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