La plume empoisonnée d’ Agatha Christie

— Mais, Jerry, dit-elle, lorsque j’eus fini, tu devais être fou !

— C’est bien ce qu’il me semble.

— Ces choses-là ne se font pas, mon brave garçon ! Surtout dans un pays comme celui-ci ! Demain, tout Lymstock ne parlera que de ton aventure !

— C’est possible. Mais ne perdons pas de vue que Megan, après tout, n’est qu’une enfant !

— Une enfant de vingt ans ! Emmener à Londres une jeune personne de cet âge-là et l’habiller de pied en cap, enfant ou pas, ça va faire un scandale terrible ! Et j’ai bien peur, mon petit Jerry, que vous ne soyez obligé d’épouser cette Megan qui n’est qu’une enfant !

Elle riait, mais, au fond, elle parlait sérieusement.

Et c’est à ce moment que je fis une très importante découverte, qui m’amena à dire :

— Eh bien ! s’il faut l’épouser, je l’épouserai !… Je crois bien que ça me plairait !

Je remarquai sur le visage de Joanna une expression bizarre. Elle se leva et, se mettant en route vers la porte, dit d’un ton un peu sec :

— Si tu crois que je ne sais pas ça depuis un bout de temps !

Elle sortit et je restai seul, mon verre à la main, encore abasourdi de ma toute récente découverte.

CHAPITRE XII

1

Je ne sais ce que sont les réactions ordinaires de l’homme qui va faire une demande en mariage. Dans les romans, il a la gorge sèche, son col le serre, il est dans un état de nervosité lamentable.

Je n’éprouvais rien de tout cela. J’avais eu une idée qui maintenant me paraissait excellente. C’était une affaire à arranger aussitôt que possible et il n’y avait pas là de quoi s’émouvoir.

Vers onze heures, donc, je sonnais chez Symmington. Rose vint m’ouvrir et je demandai à voir Miss Megan. La cuisinière me regarda d’un air significatif qui m’emplit de confusion et me fit entrer dans un petit salon, où j’attendis.

J’étais un peu inquiet. Peut-être Megan avait-elle été vertement tancée…

Je fus rassuré dès son entrée dans la pièce. Elle n’avait pas l’air de quelqu’un qu’on a grondé. Elle avait remis ses vieux vêtements, mais ils semblaient avoir quelque chose de changé, sans doute parce que Megan, maintenant, n’était plus la même. Elle se tenait autrement, comme quelqu’un qui a conscience de sa valeur et de sa beauté. Je m’en rendis compte tout d’un coup, elle était devenue une grande jeune fille.

Je devais être un peu nerveux. Ce qui me le donne à croire, c’est que je la saluai d’un : « Bonjour, vilain masque ! » qui, malgré sa cordialité, n’était pas tout à fait de circonstance. Un amoureux aurait pu trouver autre chose.

Megan ne se formalisa pas et me répondit gentiment.

— J’espère, dis-je, que l’équipée d’hier ne vous a pas valu d’ennuis ?

— Pas le moindre ! fit-elle avec assurance.

Elle cligna de l’œil et poursuivit :

— En réalité, j’en ai entendu pas mal quand même ! On m’a dit que cette absence était louche, etc., etc. Mais tout ça n’a pas d’importance ! Vous savez comment sont les gens ! Il ne leur faut pas grand-chose pour faire des histoires !

Je me félicitai de la philosophie de Megan et j’en vins à l’objet de ma visite.

— Megan, dis-je, je suis venu vous voir ce matin parce que j’ai une proposition à vous faire. Vous savez que j’ai beaucoup d’affection pour vous. Je crois que, de votre côté, vous m’aimez un peu…

— Dites « énormément », corrigea-t-elle, avec un enthousiasme un peu inquiétant.

— Bref, poursuivis-je, nous nous entendons très bien. Ce qui fait que j’ai pensé que ce serait une bonne chose que nous nous mariions !

— Oh !

Elle n’en dit pas plus. Dans cette exclamation, il y avait de la surprise, mais rien d’autre. Elle n’était pas stupéfaite. Pas choquée, non plus. Surprise, simplement.

— Vous venez bien de dire que vous voudriez m’épouser ? demanda-t-elle au bout d’un instant, comme quelqu’un qui n’est pas sûr d’avoir bien compris.

— Oui. C’est mon unique ambition et mon désir le plus cher !

— Alors, vous seriez amoureux de moi ?

— Oui, Megan, je vous aime !

Elle me regarda longuement, d’un air grave.

— Je crois, dit-elle enfin, que vous êtes l’homme le plus gentil qu’il y ait sur la terre… Mais je ne vous aime pas !

— Je vous forcerai bien à m’aimer !

— Non ! Je n’aime pas qu’on me force !

Puis, après une courte pause, elle ajouta :

— Je ne suis pas la femme qu’il vous faut. Je sais haïr, mais je ne sais pas aimer !

Je protestai :

— La haine passe. L’amour, lui, l’amour ne meurt pas !

— C’est vrai, ça ?

— C’est ce que je crois !

Il y eut un silence.

— Alors, dis-je, c’est non ?

— C’est non !

— Sans espoir ?

— À quoi bon ?

— Vous avez raison, fis-je. Inutile de m’encourager ! Que vous le fassiez ou non, j’espérerai quand même !

2

Je repris le chemin de « Little Furze » dans l’état d’esprit qu’on peut deviner, un peu irrité en outre de sentir dans mon dos le regard de Rose qui me suivait.

Elle m’avait assourdi de paroles avant de me laisser partir.

Elle m’avait expliqué – et longuement ! – qu’elle n’était plus la même depuis la mort tragique de Mrs. Symmington ; qu’elle ne serait pas restée, si ce n’avait été pour les enfants et pour le pauvre Mr. Symmington, qu’elle plaignait beaucoup ; que, d’ailleurs, elle s’en irait tout de même si on ne lui donnait pas quelqu’un pour la seconder, ce qui ne serait pas facile, les gens ne tenant pas à venir travailler dans une maison où il y avait eu un crime ; que Miss Holland, évidemment, s’occupait de bien des choses, mais qu’on se rendait bien compte qu’un de ces quatre matins elle serait « chez elle » dans cette maison et que toute sa gentillesse ne changeait rien à la question ; que le pauvre Mr. Symmington, bien entendu, ne s’apercevait de rien, mais que, comme tous les veufs, c’était une créature sans défense qui finirait par être victime d’une intrigante et qu’en tout cas, si Miss Holland ne prenait pas la place de la maîtresse disparue, ce ne serait pas faute d’avoir essayé !

Approuvant mécaniquement du chef, je dus subir ce long discours avec patience. J’aurais voulu me sauver, mais Rose tenait mon chapeau entre ses mains. Il me fallait bien attendre qu’elle voulût bien me le restituer !

Je me demandais maintenant s’il y avait du vrai dans ce qu’elle m’avait raconté. Elsie Holland envisageait-elle la possibilité de devenir la seconde Mrs. Symmington ou n’était-elle qu’une brave fille qui faisait de son mieux pour tenir la maison d’un homme seul ?

Qu’il y eût, de sa part, calcul ou non, le résultat pouvait certes être en définitive identique. Après tout, pourquoi n’aurait-elle pas épousé Symmington ? Les enfants avaient besoin d’une maman et Elsie était une femme très bien. Et aussi une très jolie fille, ce qu’un homme apprécie toujours, même quand il est aussi gourmé que pouvait l’être Symmington.

Si toutes ces questions retenaient mon attention, c’était évidemment parce que j’essayais de ne pas penser à Megan.

Vous me direz sans doute que je m’étais montré ridiculement sûr de moi en allant demander à Megan de m’épouser et que je n’avais eu que ce que je méritais, mais ce n’était pas tout à fait ça. La vérité, c’est que j’étais tellement certain que je devais veiller sur Megan, tellement convaincu que c’était à moi qu’il incombait de la rendre heureuse, tellement persuadé aussi que je ne pouvais vivre sans elle, qu’il me semblait tout naturel qu’elle éprouvât de son côté des sentiments analogues aux miens.

Mais je n’abandonnais pas la partie. Ah ! mais non ! Megan était la femme qui m’était destinée, et je l’aurais !

Après quelques instants de réflexion, je m’en allai au bureau de Symmington. Que Megan fût indifférente aux critiques qu’on pouvait faire de sa conduite, ça la regardait ! Pour moi, j’entendais mettre les choses bien au point.

On me dit que Mr. Symmington était visible et l’on m’introduisit directement dans son cabinet. Au pincement de ses lèvres et à la rigidité, plus marquée que jamais, de ses manières, je compris que ma présence ne lui faisait pas particulièrement plaisir.

— Ma visite, lui dis-je, les bonjours échangés, n’est pas d’ordre professionnel, mais d’ordre privé. Je n’irai pas par quatre chemins. J’imagine que vous vous êtes rendu compte que je suis amoureux de Megan. Je viens de lui demander de m’épouser. Elle a refusé, mais je ne tiens pas sa décision pour définitive.

Le visage de Symmington changea d’expression. Je lisais sur sa physionomie avec une facilité dérisoire. Megan était, chez lui, un élément qui troublait l’harmonie de l’ensemble. L’homme, j’en étais sûr, était juste et bon, et l’idée ne lui serait pas venue de ne point assurer un toit à la fille de sa défunte épouse. Mais le mariage de Megan l’eût soulagé d’un poids.

— Franchement, me dit-il avec un sourire aimable, je ne m’attendais pas à ça ! Je sais que vous avez prêté beaucoup d’attention à Megan, mais, pour nous, elle est toujours une enfant !

Je protestai.

— Megan n’est plus une enfant !

— Par l’âge, non. Mais…

— Elle aura son âge quand on lui permettra de l’avoir ! lançai-je avec humeur. Je sais qu’elle n’a pas vingt et un ans, mais il ne s’en faut que d’un mois ou deux. En ce qui me concerne, moi, je vous ferai tenir tous les renseignements que vous pouvez désirer. Je suis à mon aise et j’ai toujours mené la vie d’un honnête homme. Je suis sûr de rendre Megan heureuse.

— Je n’en doute pas. Mais… c’est à elle de décider !

— Je ne suis pas inquiet là-dessus, dis-je. Il n’y a qu’à attendre. Seulement, je tenais à vous bien préciser mes intentions.

Il me dit qu’il m’en savait gré et nous nous séparâmes dans les termes les plus cordiaux.

3

Dehors, je rencontrai Miss Emily Barton. Elle avait au bras le panier qu’elle prenait quand elle allait faire son marché.

— Bonjour, monsieur Burton ! On m’a dit que vous étiez allé à Londres, hier ?

Je lui répondis que le fait était exact. J’eus l’impression qu’il y avait dans ses yeux beaucoup de sympathie, mais aussi beaucoup de curiosité.

— Je suis allé voir mon médecin, ajoutai-je.

Elle sourit. D’un sourire qui faisait bien peu de cas de Marcus Kent.

— Il paraît, reprit-elle, que Megan a presque manqué le train et qu’elle a dû l’attraper au vol.

— Avec mon assistance, ajoutai-je. Je l’ai hissée dans le compartiment.

— Une chance que vous ayez été là ! Sans vous, c’était peut-être un accident !

On n’imagine pas combien un homme peut se sentir gêné en présence d’une vieille fille, gentille, mais curieuse. L’arrivée de Mrs. Dane Calthrop me sauva. Elle traînait Miss Marple en remorque et sa langue ne demandait qu’à marcher.

— Bonjour ! me dit-elle. Il paraît que vous avez décidé Megan à s’acheter enfin quelques vêtements corrects ? On ne saurait trop vous en féliciter. Il n’y a qu’un homme pour avoir des idées si pratiques ! Cette petite m’aura causé bien du tracas. Les filles intelligentes deviennent si facilement idiotes, n’est-ce pas ?

Sur cette étonnante remarque, Mrs. Dane Calthrop se précipita dans la poissonnerie. Miss Marple, qui ne l’avait pas suivie, sourit des yeux et dit :

— Mrs Dane Calthrop est une femme extraordinaire, vous savez ? Elle ne se trompe presque jamais.

— C’est bien pour cela qu’elle est un peu inquiétante, déclarai-je.

— La sincérité est toujours inquiétante, dit Miss Marple.

Mrs. Dane Calthrop sortait en trombe de la poissonnerie. Elle revint à nous. Elle avait acheté une magnifique langouste.

— Avez-vous jamais, nous demanda-t-elle, rien vu qui ressemblât moins à Mr. Pye ?

4

J’étais un peu nerveux à l’idée de me retrouver en présence de Joanna, mais je découvris, dès mon retour à la maison, que je m’étais tracassé bien à tort : Joanna n’était pas là et elle ne rentra pas pour déjeuner. La chose contrariait Mary, qui, tout en me présentant les côtelettes de mouton qu’elle avait préparées, me fit remarquer avec aigreur que « Miss Burton avait pourtant bien dit qu’elle serait là pour le déjeuner ».

Je mangeai les deux côtelettes, dans l’espoir de faire pardonner son absence à Joanna, mais je n’en continuai pas moins à me demander où elle pouvait être. Ses actes, depuis quelque temps, s’entouraient de bien de mystère.

Il était trois heures et demie quand Joanna pénétra en coup de vent dans le salon. J’avais entendu une voiture s’arrêter devant la maison et je m’étais presque attendu à voir Griffith, mais l’auto était repartie et Joanna était seule.

Elle était très rouge et paraissait bouleversée. Il avait dû se passer quelque chose.

— Qu’y a-t-il ? lui demandai-je.

Elle ouvrit la bouche, la referma sans avoir rien dit, poussa un soupir, puis s’écroula devant un fauteuil, en regardant fixement droit devant elle. Je répétai ma question. Cette fois, elle répondit :

— Il y a que j’ai eu une journée terrible !

— Que t’est-il arrivé ?

— J’ai fait des choses incroyables. C’est effrayant !

— Explique-toi !

— J’étais allée me promener, sans but défini. J’ai gravi la colline, puis j’ai parcouru quelques milles dans la lande, avant de descendre dans un vallon, au fond duquel il y a une ferme, absolument perdue. J’avais soif. Je me suis dit que je pourrais peut-être trouver là un peu de lait, ou n’importe quoi à boire, je suis entrée dans la cour de la ferme et, juste à ce moment-là, une porte s’est ouverte et j’ai vu sortir Owen.

— Non ?

— Il croyait que c’était l’infirmière qui arrivait. Il y avait, à la ferme, une femme sur le point d’accoucher. Il attendait l’infirmière, à qui il avait fait dire de lui amener un autre médecin, pour le cas où les choses iraient mal.

— Et alors ?

— Alors, il m’a dit, à moi : « Venez ! Vous m’aiderez ! Ce sera toujours mieux que personne ! » Je lui ai répondu que je ne pouvais pas et il m’a demandé ce que je voulais dire. Je lui ai dit que je n’avais jamais fait ça, que je ne connaissais rien à tout ça, etc. Il m’a répondu que ça n’avait aucune importance et il s’est mis à être odieux ! Il m’a dit : « Vous êtes une femme, n’est-ce pas ? Alors, je ne vois pas comment vous refuseriez de faire tout votre possible pour venir en aide à une autre femme ! » Et il a continué, en me disant que je lui avais raconté que la médecine m’intéressait, que j’aurais voulu être infirmière… et que, vraisemblablement, c’était du boniment ! « Vous disiez ça, mais uniquement pour parler ! Seulement, aujourd’hui, nous sommes en pleine réalité et vous allez vous conduire comme un être humain authentique, et non pas comme une pécore, aussi inutile qu’agréable à regarder ! » Là-dessus, Jerry, j’ai fait des choses inimaginables. J’ai tenu les instruments, je les ai fait bouillir, je les lui ai passés… et je suis si fatiguée que je ne tiens plus debout ! La besogne a été effrayante. Mais il a sauvé la mère… et l’enfant aussi. Il était né vivant, mais, au début, Owen croyait bien qu’il ne le sauverait pas. Mon Dieu !

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