La plume empoisonnée d’ Agatha Christie

Elle s’indigna :

— Qu’est-ce que tu lui reproches ? C’est un fond de teint spécialement étudié pour la campagne…

— Justement, dis-je. Si tu avais vraiment habité Lymstock, tu n’aurais sur le museau qu’un tout petit peu de poudre, histoire d’empêcher ton nez de briller, tu ne te mettrais sur les lèvres qu’un soupçon de rouge, appliqué à la diable, et tu porterais des sourcils entiers au lieu de n’en conserver que le quart !

— Alors, demanda-t-elle amusée, tu crois qu’ils me trouveront laide ?

— Non. Bizarre, seulement…

Elle se remit à examiner les cartes laissées par nos visiteurs qui, tous, à l’exception de la femme du pasteur, avaient eu la malchance ou peut-être la bonne fortune, de se présenter à la maison en l’absence de Joanna.

— J’ai l’impression, Jerry, dit-elle en manière de conclusion, que nous sommes tombés dans un pays heureux ! La femme du notaire, la sœur du médecin, tout ça vous a un petit air vieillot que je trouve adorable ! Comment veux-tu que, dans un coin comme celui-ci, il vous arrive quelque chose de fâcheux ?

C’était là une réflexion rigoureusement idiote, mais je jugeai inutile de le faire remarquer et je convins que dans un village tel que Lymstock on ne pouvait vivre que parfaitement heureux. Il est amusant de noter que, huit jours plus tard, nous recevions la première lettre.

2

Je m’aperçois que j’ai mal commencé. Je n’ai pas décrit Lymstock et, si je ne comble pas cette lacune, mon récit restera incompréhensible.

Le premier point à souligner, c’est que Lymstock a un passé et un passé qui compte. Au temps de la conquête normande, Lymstock jouait dans la région un rôle important. Sur son territoire, en effet, existait une abbaye, administrée par des moines ambitieux et puissants. Seigneurs et barons du voisinage se mettaient en règle avec le Ciel en offrant des terres aux religieux, dont les biens devinrent considérables et le demeurèrent des siècles durant. Le règne d’Henry VIII apporta du nouveau. L’abbaye passa au second plan. Le château domina la ville, mais celle-ci resta prospère, avec ses droits, ses franchises et ses privilèges.

Il en fut ainsi jusqu’au XVIIe siècle. Le progrès passa à côté de Lymstock sans toucher la ville. Le château tomba en ruine. Les grandes routes n’allaient pas à Lymstock. Plus tard, le chemin de fer l’ignora, lui aussi. La ville périclita pour n’être plus qu’un bourg qui s’animait aux jours de marché, un coin perdu au fond de la campagne anglaise.

Le marché avait lieu une fois par semaine. Ce jour-là, on croisait sur les chemins des troupeaux qu’on menait à la ville. Deux fois par an, il y avait des courses de chevaux, disputées par des rosses obscures. L’activité commerciale du pays se concentrait dans High Street, une rue qui ne manquait pas de charme avec ses jolies maisons bien alignées. On y trouvait une épicerie, la boutique du drapier, une grande quincaillerie, deux boucheries concurrentes, un bazar, d’autres magasins encore et un bureau de poste, moderne et prétentieux. Il y avait également à Lymstock un médecin, des hommes de loi – la firme s’appelait Galbraith, Galbraith et Symmington – une magnifique église datant du XIVe siècle, une école publique horrible, de construction récente, et deux cafés.

Bientôt, grâce aux bons offices de Miss Emily Barton, quiconque était « quelqu’un » à Lymstock avait déposé sa carte chez nous. Il ne nous restait plus qu’à rendre les visites. Joanna s’y prépara en achetant une paire de gants et en remplaçant son vieux béret de velours par un autre tout neuf.

Cette tournée que nous allions entreprendre nous amusait. Nous n’étions pas là pour la vie, ce séjour à Lymstock n’était dans notre existence qu’un intermède pittoresque et je devais, quant à moi, suivre les conseils du médecin et m’intéresser à mes voisins. Marcus Kent, quand il me disait de ne pas négliger les scandales du pays, ne se doutait certes pas de ce qui m’attendait.

Le curieux, c’est que la lettre, quand nous la reçûmes, nous amusa fort.

Elle arriva, je m’en souviens, au petit déjeuner. Je la tournai et retournai entre mes mains, comme on fait lorsque le temps passe lentement et que rien ne vous presse, et je remarquai qu’elle venait de Lymstock. L’adresse était tapée à la machine à écrire. Je déchirai l’enveloppe et ne trouvai à l’intérieur qu’une feuille de papier sur laquelle avaient été collés des mots et des lettres découpés dans un journal. Étrange missive que je regardai un instant sans bien comprendre.

Joanna, qui examinait des factures, remarqua ma surprise.

— Que se passe-t-il ? me demanda-t-elle. Tu as l’air tout drôle !

La lettre exprimait en un style des plus crus l’opinion que Joanna et moi n’étions pas frère et sœur.

— C’est une lettre anonyme, répondis-je. Elle est particulièrement écœurante.

Cette lecture m’avait donné un choc. On ne s’attend pas à des choses pareilles dans un coin perdu comme Lymstock.

— Non ? s’écria Joanna, vivement intéressée. Qu’est-ce qu’elle dit ?

J’ai remarqué que, dans les romans, les lettres anonymes ne sont, autant que possible, jamais montrées aux dames. Cela, sans doute, parce qu’il sied de ménager leurs nerfs. J’ai le regret d’avouer que l’idée ne me vint pas de garder pour moi seul la singulière épître et que je n’hésitai pas une seconde à la remettre à Joanna.

Je dois dire qu’elle en prit connaissance sans émotion et que le texte parut l’amuser.

— Eh bien ! conclut-elle, voilà quelques gentilles infamies ! J’avais souvent entendu parler de lettres anonymes, mais je n’en avais jamais vu ! Sont-elles toujours de ce style ?

— Je l’ignore, répondis-je. C’est la première que j’aie jamais reçue !

— Vois-tu, Jerry, reprit Joanna, tu devais avoir raison à propos de mon maquillage. Les indigènes doivent être persuadés que je suis une fille perdue !

— Probablement, fis-je. Ajoute à cela que notre père était un grand brun et maman une petite blonde, que c’est à lui que je ressemble, alors que toi tu tiens surtout de maman…

— C’est exact. Nous n’avons pas un trait commun et on ne dirait jamais que nous sommes frère et sœur !

— Il y a, en tout cas, quelqu’un qui est convaincu que nous ne le sommes pas !

Joanna, qui trouvait l’aventure très amusante, prit la lettre entre deux doigts et me demanda ce qu’il convenait d’en faire.

— Je crois qu’il faut la jeter dans le feu, répondis-je, d’un petit air dégoûté.

J’avais joint le geste à la parole. Joanna applaudit.

— Bravo ! s’écria-t-elle. Tu as fait ça avec beaucoup d’allure. Dommage que tu ne sois pas comédien !

Elle se leva pour aller à la fenêtre.

— Je me demande qui a pu écrire cette lettre, dit-elle au bout d’un instant.

— Il est probable, fis-je, que nous ne le saurons jamais.

— C’est probable, en effet.

Après un silence, elle ajouta :

— À la réflexion, cette lettre m’ennuie plus que je ne pensais. Je me figurais que les gens d’ici nous avaient adoptés, que nous leur étions plutôt sympathiques…

— Et tu ne te trompais pas ! dis-je vivement. L’auteur de cet envoi est un demi-fou, il n’y a pas de quoi s’inquiéter…

— Espérons-le !… En tout cas, c’est dégoûtant !

Sur quoi elle sortit pour profiter un peu du soleil. J’allumai une cigarette, tout en me disant qu’elle avait parfaitement raison. C’était dégoûtant ! Notre présence déplaisait à quelqu’un. Il y avait à Lymstock un triste personnage, mâle ou femelle, qui enviait la jeunesse de Joanna, sa gaieté et sa beauté un peu apprêtée, un triste personnage qui avait cherché à nous faire du mal. Mieux valait en rire, certes. Mais, au fond, ce n’était pas drôle…

Le docteur Griffith, qui m’examinait toutes les semaines, vint ce matin-là. L’homme me plaisait. Il était gauche, un peu timide, mais fort sympathique. Il se déclara très satisfait de ma santé, formulant toutefois, de sa voix au débit précipité, quelques menues réserves.

— On dirait, fit-il, qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Vous n’avez pas l’air tout à fait dans votre assiette, ce matin !

— La vérité, déclarai-je, c’est que j’ai reçu tout à l’heure une lettre anonyme particulièrement odieuse. C’est très désagréable…

Son visage s’était rembruni. Il laissa tomber sa trousse sur le parquet.

— Vous en avez reçu une, vous aussi ? me demanda-t-il.

— Il y en a donc eu d’autres ?

— Oui. Depuis quelque temps…

— Ah ! fis-je. Je croyais que c’était parce que notre présence ici semblait indésirable à quelqu’un…

— Nullement, dit Griffith. Et que racontait-elle, cette lettre ?

Il rougit brusquement et ajouta avec un certain embarras :

— Excusez-moi ! Sans doute n’aurais-je pas dû vous poser la question…

Je le rassurai :

— Ça n’a aucune importance. Mon mystérieux correspondant m’informait qu’il savait parfaitement que la demoiselle à la figure peinturlurée que j’ai amenée avec moi n’est pas ma sœur, qu’il s’en fallait de beaucoup. Je ne vous donne là qu’une version édulcorée du texte !

Il eut une grimace de dégoût.

— Quelle ignominie ! s’écria-t-il. J’espère que votre sœur n’a pas été trop bouleversée par cet infâme message…

— Soyez sans inquiétude, répondis-je. Joanna ressemble au petit ange qu’on pique en haut de l’arbre de Noël, mais elle est terriblement moderne et elle est capable de tout encaisser. Elle a bien ri de l’affaire. C’est la première fois qu’on l’insulte par lettre anonyme…

— Je l’espère bien !

— Et elle a parfaitement raison d’en rire. Que faire d’autre devant des accusations si parfaitement ridicules ?

— Bien sûr, dit Owen Griffith. Seulement…

— Seulement ?

— L’ennui, avec les lettres anonymes, c’est que l’épidémie se propage vite.

Il y eut un silence.

— Vous n’avez aucune idée, demandai-je, de la personnalité possible de l’auteur de ces lettres ?

— Aucune, malheureusement.

Il réfléchit quelques secondes et poursuivit :

— Lorsque la maladie des lettres anonymes est signalée quelque part, voyez-vous, la première chose à faire est de reconnaître sa nature exacte. Si les lettres sont toujours adressées à la même personne ou au même petit groupe d’individus, on peut considérer qu’elles sont motivées et leur auteur est généralement quelqu’un qui a ou croit avoir quelque grief contre ses correspondants et qui, par ce moyen infâme, assouvit sa secrète rancune. Dans ce cas, l’auteur des lettres, qui est rarement un malade, est assez facile à découvrir : c’est généralement un domestique congédié ou une femme jalouse. Mais si les lettres ne sont pas envoyées à un petit nombre de personnes déterminées, l’affaire est autrement sérieuse. L’auteur, cette fois, n’a aucune raison spéciale d’en vouloir à ses correspondants. C’est le plus souvent un demi-fou, un malade et, quand on le découvre, ce qui est toujours très difficile, on s’aperçoit que nul ne l’aurait soupçonné. Un cas de ce genre a été observé, l’an dernier, dans le comté voisin. Les lettres étaient écrites par une jeune femme très distinguée, raffinée même, qui dirigeait depuis très longtemps le rayon de modes d’un grand magasin de la ville. Je crains que nous n’assistions au début d’une affaire analogue et, je l’avoue, cela m’effraie…

— Cette épidémie de lettres anonymes s’est déclarée il y a longtemps ?

— Je ne crois pas, répondit Griffith, mais c’est difficile à dire, car les gens qui reçoivent des lettres anonymes ne vont pas le crier sur les toits. Ils jettent la lettre au feu et on n’en parle plus…

Il s’interrompit quelques secondes et reprit :

— J’en ai reçu une. Symmington, le notaire, en a eu une, lui aussi. Et également quelques-uns de mes malades, parmi les plus pauvres… Toutes, c’étaient des variations sans imprévu sur un même thème. Symmington était accusé d’entretenir de coupables relations avec sa secrétaire, la pauvre Miss Ginch, qui a largement dépassé la quarantaine et qui, avec ses lunettes et ses longues dents de lapin, n’a rien de séduisant. Symmington a porté la lettre à la police. La mienne me reprochait, avec détails à l’appui, d’oublier mes devoirs professionnels quand je me trouvais en présence de malades du sexe féminin. Accusations enfantines, ridicules, mais redoutables. Et c’est pourquoi j’ai peur. Ces lettres peuvent provoquer des catastrophes.

— Je le crois.

— Elles sont stupides, grotesques, poursuivit Griffith, mais, un jour ou l’autre, l’une d’elles peut toucher juste et, alors, on ne sait pas ce qui peut arriver ! Surtout si la victime n’appartient pas à la classe cultivée, si c’est un esprit rustre et crédule. C’est écrit, donc c’est vrai !

— La lettre que j’ai reçue, dis-je, semblait rédigée par un illettré.

— Croyez-vous ? fit-il, sceptique.

Il sortit là-dessus. Ce « croyez-vous ? » me tracassa longtemps après son départ.

CHAPITRE II

1

Je ne prétendrai pas que cette lettre anonyme ne m’ennuya pas, ce ne serait pas exact… Mais je dois ajouter que je l’oubliai bientôt. Je ne l’avais pas prise au sérieux. Je me souviens m’être dit que ce genre de choses devait arriver assez fréquemment dans les villages reculés, que l’auteur de la lettre était vraisemblablement quelque pauvre femme qui espérait par là pimenter une existence sans saveur parce que monotone, et qu’au surplus, si toutes les lettres anonymes reçues à Lymstock étaient aussi bêtement enfantines que la nôtre, le mal n’était pas grand.

Je puis dire que je n’y pensais presque plus quand, une huitaine de jours plus tard, Mary vint m’informer d’un air grave que Béatrice, la petite qui, chaque matin, venait lui donner un coup de main, resterait chez elle ce jour-là.

— D’après ce que j’ai compris, monsieur, ajouta-t-elle, elle est toute bouleversée…

Je n’avais pas très bien compris, mais je m’imaginai – à tort – que Mary faisait allusion à des troubles intestinaux qu’elle était trop délicate pour mentionner de façon expresse. Je déclarai donc que j’étais navré et que j’espérais que la petite irait mieux bientôt.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer