La plume empoisonnée d’ Agatha Christie

Terriblement improbable, peut-être même impossible ? Jusqu’alors, je l’avais cru. Mais ce ne l’était pas. Improbable, peut-être. Impossible, certainement pas !

Je pressai le pas. Parce qu’il était urgent que je visse Megan tout de suite !

La grille franchie, je me dirigeai vers la maison. Il faisait très noir et on y voyait mal. Une petite pluie fine commençait à tomber. Une des fenêtres, sur la façade, était éclairée. J’hésitai une seconde, puis, au lieu d’aller vers la porte d’entrée, j’obliquai vers la lumière. Avançant à pas de loup et en me baissant, j’écartai une touffe d’arbustes et m’approchai de la fenêtre. Les rideaux joignaient mal et la vitre supérieure ayant été baissée, l’observatoire était excellent. On voyait et on entendait parfaitement.

J’avais sous les yeux une scène d’intérieur infiniment reposante. Symmington se renversait dans un grand fauteuil. Elsie Holland, la tête penchée sur son ouvrage, réparait une chemise d’enfant.

— Très sincèrement, monsieur Symmington, disait-elle, je crois que les petits sont maintenant d’âge à être mis en pension. J’ajoute que j’en serai personnellement désolée, car vous savez combien je les aime tous les deux !

— Je pense, Miss Holland, répondit Symmington, que vous avez raison en ce qui concerne Brian. À la rentrée, il entrera à Winhays, le collège où j’ai moi-même commencé mes études. Mais Colin est encore trop petit et, pour lui, j’attendrai encore un an…

— Je vous comprends fort bien…

Une conversation toute simple, toute droite…

La porte s’ouvrit et Megan entra. Avec un air décidé et résolu qui me frappa. Son visage était calme, mais ses yeux brillaient étrangement. On la sentait sûre d’elle-même et elle n’avait certes plus rien d’une enfant.

Elle s’adressa à Symmington et je remarquai qu’elle ne l’appelait ni « père » ni « monsieur », m’avisant d’ailleurs tout de suite qu’elle en usait toujours ainsi, je m’en apercevais maintenant.

— Je désirerais vous parler, dit-elle. À vous seul !

Surpris, assez désagréablement j’imagine, Symmington fronça le sourcil. Megan soutenant son regard sans broncher, il se tourna vers Miss Holland :

— Vous voulez bien, Elsie ?

Elle était déjà debout, marchant vers la porte. Megan s’écarta pour la laisser passer. Elsie, au moment de sortir, s’immobilisa un court instant pour regarder par-dessus son épaule. Une fois encore, la pureté de ses traits me surprit, comme si je la découvrais. Elle était adorablement belle. Belle comme une statue antique et, quand je la revois maintenant, c’est dans l’attitude qu’elle avait à ce moment-là, la tête tournée à demi, le visage paisible, une main sur le bouton de la porte, l’autre tenant son ouvrage, pressée sur son sein.

Elle sortit et ferma la porte.

Symmington, qui semblait assez nerveux, interrogeait :

— Que se passe-t-il, Megan ? Que veux-tu ?

Elle était debout en face de lui, près de la table. Je notai de nouveau la froide résolution qui se lisait sur son visage. J’y découvrais en même temps une sorte de dureté que je ne lui connaissais pas.

Elle ouvrit la bouche et ce fut pour dire des mots qui me glacèrent jusqu’à la moelle.

— Je veux de l’argent, dit-elle.

Cette requête n’était pas de nature à mettre Symmington de meilleure humeur.

— Tu ne pouvais pas attendre demain matin pour m’en demander ? D’autre part, qu’est-ce que ça signifie ? Ton argent ne te suffit pas ?

Propos d’un homme sensé, qui ne fait pas de sentiment, mais ne se refuse pas à entendre des paroles raisonnables.

— C’est beaucoup d’argent que je veux, répondit Megan.

Il se redressa dans son fauteuil.

— Dans quelques mois, tu seras majeure. Tes tuteurs te remettront la fortune que t’a laissée ta grand-mère.

— Vous ne m’avez pas comprise, répliqua-t-elle. C’est de vous que je veux de l’argent.

Son débit s’accélérant à mesure qu’elle parlait, elle poursuivait :

— On ne m’a jamais beaucoup parlé de mon père, on ne voulait pas me laisser savoir quoi que ce soit de lui, mais je sais parfaitement qu’il a été condamné à de la prison et je sais pourquoi. Il avait fait du chantage…

Après une très courte pause, elle reprit :

— Eh bien, je suis sa fille ! Je tiens de lui, sans doute ! En tout cas, je vous demande de l’argent et vous me le donnerez, parce que, si vous refusez, je dirai ce que je vous ai vu faire, un jour, dans la chambre de maman. Il s’agissait d’un cachet.

Elle se tut. Les derniers mots avaient été articulés très lentement, très posément.

Symmington restait très calme.

— Je ne vois pas ce que tu veux dire, fit-il d’une voix égale.

— Je crois que si ! répliqua-t-elle.

Elle souriait, méchamment.

Symmington se leva, alla à son secrétaire, tira de sa poche un carnet de chèques et remplit un chèque qu’il remit à Megan, après l’avoir tamponné avec le buvard.

— Tu es une grande fille maintenant, dit-il, et je comprends très bien que tu éprouves l’envie de t’acheter des robes et des colifichets. Pour le reste, je ne sais pas de quoi tu veux parler. Aucune importance, d’ailleurs. En tout cas, voici un chèque…

Elle l’examina et dit :

— Merci. Ça ira…

Elle tourna les talons et quitta la pièce, suivie des yeux par Symmington. Comme il se retournait, je fis, surpris par l’expression de son visage, un involontaire mouvement en avant, un mouvement qui fut interrompu de la façon la plus inattendue : sortis de la touffe d’arbustes que j’avais écartée tout à l’heure pour m’installer devant la fenêtre, deux bras vigoureux m’entouraient, cependant que la voix de Nash murmurait à mon oreille quelques mots :

— Du calme, Burton, pour l’amour de Dieu !

Ayant dit, Nash battit en retraite avec d’infinies précautions. Sa main, refermée sur mon coude, m’invitait à suivre.

Quand nous nous retrouvâmes sur la route, il se redressa et s’essuya le front.

— Naturellement, dit-il, vous deviez être là !

Je ne répondis pas à sa plaisanterie.

— Cette enfant n’est pas en sûreté, Nash ! Vous avez vu le visage de Symmington ? Nous ne pouvons pas la laisser là !

Le commissaire m’empoigna le bras avec fermeté.

— Maintenant, Burton, vous allez m’écouter !

6

J’écoutai ce qu’il avait à me dire.

Le projet ne me plaisait pas, mais je fus bien obligé d’en passer par où il voulait.

J’exigeai toutefois d’être présent. Ce qui me fut accordé, étant entendu que j’obéirais aux ordres qui me seraient donnés.

Et c’est ainsi qu’avec Nash et Parkins j’entrai dans la maison par la porte de derrière qui était ouverte.

Avec Nash, caché derrière un rideau de velours, j’attendis sur le palier du premier étage. L’horloge du vestibule venait de sonner deux heures quand la porte de Symmington s’ouvrit, livrant passage à Symmington, qui entra dans la chambre de Megan.

Je ne bougeai pas : je savais que le sergent Parkins était caché dans la chambre. Je le connaissais : c’était un homme courageux et qui connaissait son métier.

J’attendis, le cœur battant. Je vis Symmington sortir de la chambre et descendre l’escalier. Il portait Megan dans ses bras. Nash et moi, nous le suivîmes à distance respectueuse.

Symmington entra dans la cuisine. Il venait de l’installer très confortablement, la tête dans le four à gaz, et d’ouvrir le robinet quand nous entrâmes. Nash alluma l’électricité.

Et ce fut la fin de Richard Symmington. Il ne se défendit même pas. Il avait joué et il avait perdu. Il le savait et ne luttait plus.

7

J’avais tout de suite fermé le robinet du gaz et emporté Megan au premier étage, où je l’avais recouchée dans son lit.

J’étais à son chevet, attendant qu’elle revînt à elle et, de temps à autre, maudissant Nash, qui se trouvait près de moi.

— Comment savez-vous qu’elle reviendra à elle ?… Je vous le répète, c’était un trop gros risque à courir !

Nash se montrait très rassurant.

— Je vous dis que c’est simplement un soporifique versé dans le lait qu’elle boit chaque soir, avant de se coucher. Il ne peut pas s’agir d’autre chose. Symmington, c’est l’évidence même, ne pouvait pas s’offrir le luxe de l’empoisonner. L’arrestation de Miss Griffith l’arrange magnifiquement, mais il ne peut pas se permettre d’avoir une nouvelle mort mystérieuse dans la maison. Il ne lui faut ni mort violente ni empoisonnement. Ce serait dangereux. Mais qu’une petite fille qui ne peut pas se consoler de la mort de sa maman aille se mettre la tête dans le four à gaz, quoi d’étonnant ? Les gens diront qu’elle n’était pas très normale, que la fin tragique de sa mère lui avait donné un choc et tout sera dit !

Je regardai Megan toujours endormie.

— Vous ne trouvez pas qu’elle ne se réveille pas vite ?

— Vous avez entendu ce qu’a dit Griffith ? Le cœur et le pouls sont parfaits. Il n’y a qu’à attendre.

Megan fut secouée d’un frisson. Elle murmura quelque chose. Discrètement, le commissaire s’éclipsa. Elle ouvrait les yeux.

— Jerry !

— Chérie !

— Ai-je bien joué mon rôle ?

— Comme si vous aviez fait du chantage depuis le berceau ! Ses paupières se refermèrent.

— Hier soir, dit-elle, je vous ai écrit… pour le cas où les choses auraient mal tourné. Mais j’avais tellement sommeil que je n’ai pas fini ma lettre. Elle est là, dans mon sous-main…

J’allai la prendre.

Je revins m’asseoir auprès de Megan pour la lire :

Mon Jerry aimé,

Je viens de reprendre mon petit Shakespeare d’écolière et j’ai relu le sonnet qui commence ainsi :

« Tu es à mes pensées comme la nourriture à la vie…

Ou comme l’ondée bienfaisante à la terre… »

et je m’aperçois que je vous aime, car c’est bien là ce que je pense…

CHAPITRE XIV

— Vous voyez qu’en fin de compte, dit Mrs. Dane Calthrop, j’ai eu raison d’appeler à la rescousse cet expert dont je vous avais parlé !

Je la regardai, très surpris. Nous étions dans son salon. Dehors, il pleuvait à torrents, et le feu de sarments qui brûlait dans la grande cheminée était fort agréable.

— Vous l’avez donc fait venir ? demandai-je. Mais qui est-ce ? Et qu’a-t-il fait ?

— J’ai dit « un expert », répondit Mrs. Dane Calthrop, mais ce n’est pas un homme. C’est une dame !

D’un geste qui balayait l’espace, elle montrait Miss Marple, dont les doigts agiles s’activaient sur un nouvel ouvrage. Au crochet, cette fois.

— Oui, poursuivait Mrs. Dane Calthrop, l’expert, c’était Miss Marple. Jane Marple ! Regardez-la bien ! Toutes les formes de la méchanceté humaine, elle les connaît !

— C’est beaucoup dire !

— Du tout ! C’est la vérité vraie !

— Il faut avouer, reconnut Miss Marple, qu’on apprend bien des choses sur la nature humaine quand on vit dans un petit village d’un bout de l’année à l’autre !

Sur quoi, paraissant croire que c’était ce qu’on attendait d’elle, elle posa son crochet et nous fit, sur le crime et les criminels, une curieuse causerie.

— L’important, quand on étudie une affaire, dit-elle, est de l’examiner sans idée préconçue. La plupart des crimes sont fort simples. C’était le cas de celui-ci. Il était clair, logique, très compréhensible. Horrible aussi, bien entendu !

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