La San-Felice – Tome III

CV – LES NOUVELLES.

Quoique le roi Ferdinand eût mis, comme nousl’avons dit, moins d’empressement à réorganiser son ministère quesa partie de reversi, au bout de deux ou trois jours, il avaitétabli quelque chose qui ressemblait à un conseil d’État. Il avaitrendu à Ariola, disgracié d’abord, son ministère de la guerre, caril avait bien vite reconnu que les traîtres étaient ceux qui luiavaient conseillé la guerre, et non ceux qui l’en avaient dissuadé.Il avait nommé le marquis de Circello à l’intérieur, et le princede Castelcicala – auquel il fallait une compensation de la perte desa place d’ambassadeur à Londres et de membre de la junte d’État àNaples – ministre des affaires étrangères.

Le premier qui apporta à Palerme des nouvellesde Naples fut le vicaire général prince Pignatelli. Il avait, nousl’avons dit, pris la fuite le même soir où, mis en demeure delivrer le trésor de l’État à la municipalité et de se démettre deses pouvoirs aux mains des élus, il avait demandé douze heures pourréfléchir.

Le prince Pignatelli fut fort mal reçu du roiet surtout de la reine. Le roi lui avait recommandé de ne traiter àaucun prix avec les Français et les rebelles, ce qui, à ses yeux,était tout un, et cependant il avait signé la trêve deSparanisi ; la reine lui avait ordonné de brûler Naples en laquittant et de tout égorger, à partir des notaires etau-dessus, et il n’avait pas incendié le plus petit palais,égorgé le moindre patriote.

Le prince Pignatelli fut exilé àCastanisetta.

Successivement, et par des voies diverses, onapprit l’émeute contre Mack et la protection que celui-ci avaittrouvée sous la tente du général français, la nomination deMaliterno comme général du peuple, l’adjonction qu’il s’était faitede Rocca-Romana comme lieutenant, et enfin la marche toujours plusrapprochée des Français sur Naples.

Enfin, un matin, par une tartane deCastellamare, après trois jours et demi de traversée, un hommeaborda à Palerme, se disant porteur des nouvelles les plusimportantes. Il avait, disait-il, échappé par miracle aux jacobins,et, montrant ses poignets meurtris par les cordes qui l’avaientlié, il demandait à parler au roi.

Le roi, prévenu, fit demander qui ilétait.

Il répondit qu’il se nommait Roberto Brandi etétait gouverneur du château Saint-Elme.

Le roi, jugeant, en effet, qu’il devaitapporter des nouvelles positives, ordonna qu’il fût introduit.

Roberto Brandi, introduit, raconta au roi que,la nuit qui avait précédé l’attaque des Français sur Naples, uneémeute terrible avait éclaté parmi les hommes de la garnison duchâteau Saint-Elme. Il était alors, racontait-il toujours, sorti unpistolet de chaque main ; mais les rebelles s’étaient jetéssur lui. Il avait fait une résistance désespérée. De ses deuxcoups, il avait tué un homme et en avait blessé un autre. Mais quepouvait-il faire contre cinquante hommes ? Ils s’étaient ruéssur lui, l’avaient garrotté, et jeté dans le cachot de NicolinoCaracciolo, qu’ils avaient délivré et nommé commandant du château àsa place. Il était resté, ajoutait-il encore soixante et douzeheures enfermé dans son cachot, sans que personne songeât à luiapporter ni un verre d’eau, ni un morceau de pain. Enfin, ungeôlier, qui lui devait sa place, en avait eu pitié, et, letroisième jour, au milieu de la confusion du combat, était descenduprès de lui et lui avait apporté un déguisement à l’aide duquel ilavait pu fuir. Mais, comme, dans le premier moment, il lui avaitété impossible de trouver un moyen de transport, il avait étéobligé de rester deux jours caché chez un ami, ce qui lui avaitpermis d’assister à l’entrée des Français à Naples et à la trahisonde saint Janvier. Enfin, après la proclamation de la républiqueparthénopéenne, il avait gagné Castellamare, où, à prix d’or, lepatron d’une tartane avait consenti à le prendre à son bord et à letransporter en Sicile. Il avait fait la traversée en trois jours,et arrivait pour mettre son dévouement aux pieds de ses augustessouverains.

Le récit était des plus touchants. RobertoBrandi, après l’avoir fait au roi, le renouvela devant la reine,et, comme la reine, bien autrement que le roi, était appréciatricedes grands dévouements, elle fit compter à la victime de NicolinoCaracciolo et des jacobins une somme de dix mille ducats, d’abord,puis le fit nommer gouverneur du château de Palerme aux mêmesappointements qu’il avait au château Saint-Elme, promettant defaire quelque chose de mieux pour lui, le jour où, son royaumereconquis, elle rentrerait à Naples.

Un conseil fut à l’instant même réuni chez lareine : Acton, Castelcicala, Nelson et le marquis de Circelloy furent convoqués.

Il s’agissait d’empêcher la Révolution,triomphante à Naples, de traverser le détroit et de pénétrer enSicile. C’était peu de chose que de posséder une île, après avoirpossédé une île et un continent ; c’était peu de chose qued’avoir un million et demi de sujets, après en avoir eu septmillions ; mais enfin une île et un million et demi de sujetsvalent mieux que rien, et le roi tenait à garder Palerme, où ilfaisait sa partie de reversi tous les soirs, où le présidentCardillo lui donnait de si belles chasses, et à régner sur sesquinze cent mille Siciliens.

Comme on le pense bien, le conseil ne décidarien ; la reine, qui saisissait les petits détails et pouvaitmonter les rouages inférieurs d’une machine, était incapabled’avoir une grande idée et d’organiser un plan d’une certaineimportance. Le roi se contentait de dire :

– Moi, vous le savez, je ne voulais pas laguerre. Je m’en suis lavé et je m’en lave encore les mains. Queceux qui ont fait le mal y trouvent un remède. Seulement, saintJanvier me le payera ! Et, pour commencer, en arrivant àNaples, je fais bâtir une église à saint François de Paule.

Acton, écrasé par les événements, et surtoutpar la connaissance que le roi avait eue de la part qu’il avaitprise à la falsification de la lettre de son gendre l’empereurd’Autriche, sentant son impopularité grandir chaque jour, craignaitde donner un avis qui conduisît l’État plus bas encore qu’iln’était, et offrait de donner sa démission en faveur de celui quiouvrirait cet avis. Le prince de Castelcicala, diplomate inférieur,qui ne dut la haute position qu’il occupa en France et enAngleterre qu’à la faveur de Ferdinand et à la récompense de sescrimes, était impuissant aux situations extrêmes. Nelson, homme deguerre, marin terrible, capitaine de génie sur son élément,devenait d’une effrayante nullité en face de toute situation qui nedevait point se terminer par un branle-bas de combat. Enfin, lemarquis de Circello, qui, pendant dix ou onze ans, garda près duroi la position qui venait de lui être faite, était ce que les roisappellent un bon serviteur, en ce qu’il obéit sans réplique auxordres qu’il reçoit, ces ordres fussent-ils absurdes ; – et ceque l’avenir n’appelle d’aucun nom, cherchant inutilement sa tracedans les événements contemporains et n’y trouvant que sa signatureau-dessous de celle du roi.

Le seul homme qui, en pareille circonstance,eût pu donner un bon conseil et qui même l’avait déjà plusieursfois donné au roi, c’était le cardinal Ruffo. Son génie pleind’audace, de ressources et d’invention, était de ceux auxquels lesrois peuvent recourir en toute circonstance. Le roi le savait et ily avait personnellement recouru.

Mais le cardinal lui avait constamment répondupar ces paroles : « Transporter la contre-révolution enCalabre, et mettre à la tête de la contre-révolution le duc deCalabre. »

La première moitié du conseil agréait assez auroi ; mais la seconde partie lui paraissait absolumentimpraticable.

Le duc de Calabre était le digne fils de sonpère, et il avait horreur de tout moyen politique qui pûtcompromettre sa précieuse existence. Il n’avait jamais voulu alleren Calabre, de peur d’y attraper la fièvre, et cela, quelquesinstances que le roi eût pu lui faire. À coup sûr, le roin’obtiendrait point de lui d’y aller lorsqu’il s’agiraitnon-seulement d’y risquer la fièvre, mais d’y recevoir, en outre,des coups de fusil.

Aussi le roi, sachant d’avance l’inutilité del’ouverture, n’avait-il pas dit un mot à son fils de ce projet.

Le conseil se sépara donc, comme nous l’avonsdit, sans avoir rien décidé, se donnant à lui-même ce prétexte que,les renseignements sur l’état des choses étant insuffisants, ilfallait en attendre de nouveaux.

La situation était claire cependant et nepouvait guère le devenir davantage.

Les Français étaient maîtres de Naples, larépublique parthénopéenne était proclamée et le gouvernementprovisoire envoyait des représentants pour démocratiser laprovince.

Seulement, comme le conseil voulait avoirl’air de délibérer, s’il ne faisait point autre chose, il décidaqu’il se réunirait le lendemain et les jours suivants.

Et cependant, comme on va le voir, le conseilavait bien fait de décider qu’il fallait attendre d’autresnouvelles ; car, le lendemain, arriva une nouvelle à laquellepersonne ne s’attendait.

Son Altesse le prince royal avait fait unedescente en Calabre, s’était fait reconnaître à Brindisi et àTarente, et avait soulevé toute la pointe méridionale de lapéninsule.

À cette nouvelle, annoncée officiellement parle marquis de Circello, qui la tenait d’un courrier arrivé le jourmême de Reggio, les membres du conseil se regardèrent avecétonnement, et le roi éclata de rire.

Nelson, qui comprenait un pareil événementparce qu’il était dans sa nature de le conseiller ou del’accomplir, fit observer que, depuis huit jours, le prince avaitquitté Palerme pour se rendre au château de la Favorite ; que,depuis huit jours, on ne l’avait point vu, et qu’il était possibleque, sans en rien dire à personne, poussé par son courage, il eûtrêvé et mis à exécution cette entreprise, qui paraissait avoir sibien réussi.

Cette fois, le roi haussa les épaules.

Mais, comme, à tout prendre, l’invraisemblableest encore possible, le roi consentit à ce que l’on fit monter unhomme à cheval, qui courrait à la Favorite et demanderait, au nomdu roi, inquiet de cette longue absence, des nouvelles de sonfils.

L’homme monta à cheval, partit au galop etrevint annoncer que le prince saluait son auguste père et seportait à merveille. Il l’avait vu, lui avait parlé, et sareconnaissance était grande pour cette sollicitude paternelle àlaquelle le roi ne l’avait pas habitué.

Le conseil, qui, la veille, s’était séparésans prendre de décision, parce que les nouvelles n’étaient pointassez importantes, se sépara, cette fois, sans en prendre encoreparce qu’elles l’étaient trop.

Le roi, en rentrant chez lui, ouvrait labouche pour donner l’ordre d’aller chercher le cardinal Ruffo,lorsque l’on prévint Sa Majesté que celui-ci l’attendait dans sonappartement, usant du privilège qui lui avait été donné d’entrerchez le roi à toute heure et sans jamais faire antichambre.

Le cardinal attendait le roi debout et lesourire sur les lèvres.

– Eh bien, mon éminentissime, dit le roi, voussavez les nouvelles ?

– Le prince héréditaire est débarqué àBrindisi, et toute la pointe méridionale de la Calabre est enfeu.

– Oui ; mais, par malheur, il n’y a pasun mot de vrai dans tout cela. Le prince héréditaire n’est pas plusen Calabre que moi, qui me garderai bien d’y aller : il est àla Favorite.

– Où il commente fort savamment, avec lechevalier San-Felice, l’Erotika Biblion.

– Qu’est-ce que cela, l’ErotikaBiblion ?

– Un livre fort savant sur l’Antiquité, écritpar M. le comte de Mirabeau, pendant sa captivité au châteaud’If.

– Mais enfin, si grand savant que soit monfils, il n’a pas encore découvert la baguette de l’enchanteurMerlin, et il ne peut être à la fois en Calabre et à lafavorite.

– Cela est pourtant ainsi.

– Voyons, mon cher cardinal, ne me faites paslanguir et donnez-moi le mot de l’énigme.

– Le roi le veut ?

– Votre ami vous en prie.

– Eh bien, sire, le mot de l’énigme, qui estpour Votre Majesté seule, comprenez bien…

– Pour moi seul, c’est convenu.

– Eh bien, le mot de l’énigme est que, quand,pour un grand projet, j’ai besoin d’un prince héréditaire, et quele roi est assez ennemi de lui-même pour ne pas vouloir me ledonner…

– Eh bien ? demanda le roi.

– Eh bien, j’en fabrique un ! répondit lecardinal.

– Oh ! pardieu ! dit le roi, voilàdu nouveau. Vous allez me dire comment vous vous y prenez, n’est-cepas ?

– Bien volontiers, sire. Seulement,accommodez-vous confortablementdans un fauteuil, comme ditmon ami Nelson ; car le récit est un peu long, je vous enpréviens.

– Parlez, parlez, mon cher cardinal, dit leroi s’accommodant, en effet, dans une causeuse ; et necraignez jamais d’être trop long. Vous parlez si bien, que je ne melasse jamais de vous entendre.

Ruffo salua et commença son récit.

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