La San-Felice – Tome III

LXXXII – LE PRINCE DE MALITERNO.

Il fallait au plus tôt porter remède à lasituation, ou Naples était perdue et les ordres de la reine étaientexécutés à la lettre, c’est-à-dire que la bourgeoisie et lanoblesse disparaissaient dans un massacre général et qu’il nerestait que le peuple, ou plutôt que la populace.

Les députés de la ville, alors, se réunirentdans la vieille basilique de Saint-Laurent, dans laquelle tant defois avaient été discutés les droits du peuple et ceux du pouvoirroyal.

Le parti républicain, qui, nous l’avons vu,avait déjà été en relation avec le prince de Maliterno, et qui,d’après ses promesses, croyait pouvoir compter sur lui, faisantvaloir son courage dans la campagne de 1796, et ce que, quelquesjours auparavant encore, il venait de faire pour la défense deCapoue, le proposa comme général du peuple.

Les lazzaroni, qui venaient de le voircombattre contre les Français, n’eurent aucune défiance etaccueillirent son nom par acclamation.

Son entrée était préparée pour se faire aumilieu de l’enthousiasme général. Au moment où le peuplecriait : « Oui ! oui ! Maliterno ! viveMaliterno ! mort aux Français ! mort auxjacobins ! » Maliterno parut à cheval et armé de pied encap.

Le peuple napolitain est un peuple d’enfants,facile à se laisser prendre à des coups de théâtre. L’arrivée duprince, au milieu des bravos qui signalaient sa nomination, luiparut providentielle. À sa vue, les cris redoublèrent. On enveloppason cheval, comme, la veille et le matin encore, on avait enveloppéle carrosse de l’archevêque, et chacun hurla, de cette voix qu’onn’entend qu’à Naples :

– Vive Maliterno ! vive notredéfenseur ! vive notre père !

Maliterno descendit de cheval, laissa l’animalaux mains des lazzaroni et entra dans l’église de San-Lorenzo. Déjàaccepté par le peuple, il fut proclamé dictateur par le municipe,revêtu de pouvoirs illimités, et libre de choisir lui-même sonlieutenant :

Séance tenante, et avant même que Maliternosortit de l’église, on annonça une députation chargée de se rendreprès du vicaire général et de lui dire que la ville et lepeuple ne voulaient plus obéir à un autre chef que celui qu’ilss’étaient choisi, et que ce chef, qui venait d’être élu, était leseigneur San-Girolame, prince de Maliterno.

Le vicaire général devait donc être invité parla députation à reconnaître les nouveaux pouvoirs créés par lemunicipe et acceptés, mieux encore, proclamés par le peuple.

La députation qui s’était offerte, et quiavait été acceptée, se composait de Manthonnet, Cirillo, Schipani,Velasco et Pagano.

Elle se présenta au palais.

La révolution, depuis deux jours, avait marchéà pas de géant. Le peuple, trompé par elle, lui prêtaitmomentanément son appui, et, cette fois, les députés ne venaientplus en suppliants, mais en maîtres.

Ces changements n’étonneront point noslecteurs, qui les ont vus s’opérer sous leurs yeux.

Ce fut Cirillo qui fut chargé de porter laparole.

Sa harangue fut courte ; il supprima letitre de princeet même celui d’excellence.

– Monsieur, dit-il au vicaire général, nousvenons, au nom de la ville, vous inviter à renoncer aux pouvoirsque vous avez reçus du roi, vous prier de nous remettre, ou plutôtde remettre à la municipalité, l’argent de l’État qui est à votredisposition ; et de prescrire, par un édit, le dernier quevous rendrez, obéissance entière à la municipalité et au prince deMaliterno, nommé général par le peuple.

Le vicaire général ne répondit pointpositivement, mais demanda vingt-quatre heures pour réfléchir, endisant que la nuit porte conseil.

Le conseil que lui porta la nuit fut des’embarquer au point du jour, avec le reste du trésor royal, sur unbâtiment faisant voile pour la Sicile.

Revenons au prince de Maliterno.

L’important était de désarmer le peuple, et,en le désarmant, d’arrêter les massacres.

Le nouveau dictateur, après avoir engagé saparole aux patriotes et juré de marcher en tout point d’accord aveceux, sortit de l’église, monta de nouveau à cheval, et, le sabre àla main, après avoir répondu par le cri de « Vive lepeuple ! » au cri de « Vive Maliterno ! »nomma pour son lieutenant don Lucio Caracciolo, duc deRocca-Romana, presque aussi populaire que lui, à cause de sonbrillant combat de Caïazzo. Le nom du beau gentilhomme qui depuisquinze ans, avait changé trois fois d’opinions et qui devait se lesfaire pardonner par une troisième trahison, fut salué par uneimmense acclamation.

Après quoi, le prince de Maliterno fit uneharangue, pour inviter le peuple à déposer les armes dans uncouvent voisin destiné à servir de quartier général, et ordonna,sous peine de mort, d’obéir à toutes les mesures qu’il croiraitnécessaires pour rétablir la tranquillité publique.

En même temps, pour donner plus de poids à sesparoles, il fit dresser des potences dans toutes les rues et surtoutes les places, et sillonna la ville de patrouilles composéesdes citoyens les plus braves et les plus honnêtes, chargéesd’arrêter et de pendre, sans autre forme de procès, les voleurs etles assassins pris en flagrant délit.

Puis il fut convenu qu’à la bannière blanche,c’est-à-dire à la bannière royale, était substituée la bannièredu peuple, c’est-à-dire la bannière tricolore. Les troiscouleurs du peuple napolitain étaient le bleu, le jaune et lerouge.

À ceux qui demandèrent des explications sur cechangement et qui essayèrent de le discuter, Maliterno réponditqu’il changeait le drapeau napolitain pour ne pas montrer auxFrançais une bannière qui avait fui devant eux. Le peuple,orgueilleux d’avoir sa bannière, accepta.

Lorsque, le matin du 17 janvier, on connut àNaples, la fuite du vicaire général et les nouveaux malheurs dontcette fuite menaçait Naples, la colère du peuple, jugeant inutilede poursuivre Pignatelli, qu’il ne pouvait atteindre, se tournatout entière contre Mack.

Une bande de lazzaroni se mit à sa recherche.Mack, selon eux, était un traître, qui avait pactisé avec lesjacobins et avec les Français, et qui, par conséquent, méritaitd’être pendu. Cette bande se dirigea vers Caserte, où elle croyaitle trouver.

Il y était, en effet, avec le major Riescach,le seul officier qui lui fût resté fidèle dans ce grand désastre,lorsqu’on vint lui annoncer le danger qu’il courait. Ce dangerétait sérieux. Le duc de Salandra, que les lazzaroni avaientrencontré sur la route de Caserte et qu’ils avaient pris pour lui,avait failli y laisser la vie. Il ne restait qu’une ressource aumalheureux général : c’était d’aller chercher un asile sous latente de Championnet ; mais il l’avait, on se le rappelle, sigrossièrement traité dans la lettre qu’en entrant en campagne, illui avait fait porter par le major Riescach ; il avait, enquittant Rome, rendu contre les Français un ordre du jour si cruel,qu’il n’osait espérer dans la générosité du général français. Maisle major Riescach le rassura, lui proposant de le précéder et depréparer son arrivée. Mack accepta la proposition, et, tandis quele major accomplissait sa mission, il se retira dans une petitemaison de Cirnao, à la sûreté de laquelle il croyait à cause de sonisolement.

Championnet était campé en avant de la petiteville d’Aversa, et, toujours curieux de monuments historiques, ilvenait de reconnaître avec son fidèle Thiébaut, dans un vieuxcouvent abandonné, les ruines du château où Jeanne avait assassinéson mari, et jusqu’aux restes du balcon où André fut pendu avecl’élégant lacet de soie et d’or tressé par la reine elle-même. Ilexpliquait à Thiébaut, moins savant que lui en pareille matière,comment Jeanne avait obtenu l’absolution de ce crime en vendant aupape Clément VI Avignon pour soixante mille écus, lorsqu’uncavalier s’arrêta à la porte de sa tente et que Thiébaut jeta uncri de joie et de surprise en reconnaissant son ancien collègue, lemajor Riescach.

Championnet reçut le jeune officier avec lamême courtoisie qu’il l’avait reçu à Rome, lui exprima son regretde ce qu’il ne fût point arrivé une heure plus tôt pour prendrepart à la promenade archéologique qu’il venait de faire ;puis, sans s’informer du motif qui l’amenait, lui offrit sesservices comme à un ami, et comme si cet ami ne portait pointl’uniforme napolitain.

– D’abord, mon cher major, lui dit-il,permettez que je commence par des remercîments. J’ai trouvé, à monretour à Rome, le palais Corsini, que je vous avais confié, dans lemeilleur état possible. Pas un livre, pas une carte, pas une plumene manquait. Je crois même que l’on ne s’était, pendant deuxsemaines qu’il a été habité, servi d’aucun des objets dont je mesers tous les jours.

– Eh bien, mon général, si vous êtes aussireconnaissant que vous le dites du petit service que vous prétendezavoir reçu de moi, vous pouvez, à votre tour, m’en rendre ungrand.

– Lequel ? demanda Championnet ensouriant.

– C’est d’oublier deux choses.

– Prenez garde ! oublier est moins facileque de se souvenir. Quelles sont ces deux choses ?Voyons !

– D’abord, la lettre que je vous ai portée àRome de la part du général Mack.

– Vous avez pu voir qu’elle avait été oubliéecinq minutes après avoir été lue. La seconde ?

– La proclamation relative aux hôpitaux.

– Celle-là, monsieur, répondit Championnet, jene l’oublie pas, mais je la pardonne.

Riescach s’inclina.

– Je ne puis demander davantage de votregénérosité, dit-il. Maintenant, le malheureux général Mack…

– Oui, je le sais, on le poursuit, on letraque, on veut l’assassiner ; comme Tibère, il est forcé decoucher chaque nuit dans une nouvelle chambre. Pourquoi ne vient-ilpas tout simplement me trouver ? Je ne pourrai pas, comme leroi des Perses à Thémistocle, lui donner cinq villes de mon royaumepour subvenir à son entretien ; mais j’ai ma tente, elle estassez grande pour deux, et, sous cette tente, il recevral’hospitalité du soldat.

Championnet achevait à peine ces paroles,qu’un homme couvert de poussière sautait à bas d’un chevalruisselant d’écume, et se présentait timidement au seuil de latente que le général français venait de lui offrir.

Cet homme, c’était Mack, qui, apprenant queles hommes lancés à sa poursuite se dirigeaient sur Carnava,n’avait pas cru devoir attendre le retour de son envoyé et laréponse de Championnet.

– Mon général, s’écria Riescach, entrez,entrez ! Comme je vous l’avais dit, notre ennemi est le plusgénéreux des hommes.

Championnet se leva et s’avança au-devant deMack, la main ouverte.

Mack crut sans doute que cette main s’ouvraitpour lui demander son épée.

La tête basse, le front rougissant, muet, illa tira du fourreau, et, la prenant par la lame, il la présenta augénéral français par la poignée.

– Général, lui dit-il, je suis votreprisonnier, et voici mon épée.

– Gardez-la, monsieur, répondit Championnetavec son fin sourire ; mon gouvernement m’a défendu derecevoir des présents de fabrique anglaise.

Finissons-en avec le général Mack, que nous neretrouverons plus sur notre chemin, et que nous quittons, nousdevons l’avouer, sans regret.

Mack fut traité par le général français commeun hôte et non comme un prisonnier. Dès le lendemain de son arrivéesous sa tente, il lui donna un passeport pour Milan, en le mettantà la disposition du Directoire.

Mais le Directoire traita Mack avec moins decourtoisie que Championnet. Il le fit arrêter, l’enferma dans unepetite ville de France, et, après la bataille de Marengo,l’échangea contre le père de celui qui écrit ces lignes, lequelétait à Brindisi prisonnier par surprise du roi Ferdinand.

Malgré ses revers en Belgique, malgrél’incapacité dont il avait fait preuve dans cette campagne de Rome,le général Mack obtint, en 1804, le commandement de l’armée deBavière.

En 1805, à l’approche de Napoléon, il serenferma dans Ulm, où, après deux mois de blocus, il signa la plushonteuse capitulation que l’on ait jamais mentionnée dans lesannales de la guerre.

Il se rendit avec 35,000 hommes.

Cette fois, on lui fit son procès, et il futcondamné à mort ; mais sa peine fut commuée en une détentionperpétuelle au Spitzberg.

Au bout de deux ans, le général Mack obtint sagrâce et fut mis en liberté.

À partir de 1808, il disparaît de la scène dumonde, et l’on n’entend plus parler de lui.

On a très-justement dit de lui que, pour avoirla réputation de premier général de son siècle, il ne lui avaitmanqué que de ne pas avoir eu d’armées à commander.

Continuons à dérouler, dans toute sasimplicité historique, la liste des événements qui conduisirent lesFrançais à Naples, et qui, d’ailleurs, forment un tableau de mœursoù ne manque ni la couleur ni l’intérêt.

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