La San-Felice – Tome III

CXVI – LES SANFÉDISTES.

L’encyclique du cardinal Ruffo avait produitdans toute la basse Calabre l’effet de l’étincelle électrique.

Et, en effet, plus on était éloigné de Naples,plus le faible reflet intellectuel qui émanait de la capitaleallait s’amoindrissant. Le cardinal avait mis les pieds, nousl’avons dit, dans l’antique Brutium, cet asile des esclavesfugitifs, et toute cette partie de la Calabre avait traversé lessiècles en demeurant dans la plus exacte ignorance et dans lastagnation la plus complète ; de sorte que les mêmes hommesqui, la veille, sans savoir ce qu’ils disaient, criaient :« Vive la République ! meurent les tyrans ! »se mirent à crier, de la même voix : « Vive lareligion ! vive le roi ! à mort lesjacobins ! »

Malheur à ceux qui se montraient indifférentsà la cause bourbonienne et qui ne criaient pas plus fort ou dumoins aussi fort que les autres ; ils étaient accueillis de cecri : « Voilà un jacobin ! » et ce cri, dèsqu’il se faisait entendre, était, comme à Naples, une condamnationà mort.

Les partisans de la révolution ou ceux quiavaient manifesté leur sympathie pour les Français étaient forcésde quitter leurs maisons et de fuir. Jamais le Dulcia linquimusarva de Virgile n’eut un écho plus triste et plusretentissant.

Tous ces patriotes fugitifs prenaient la routede la haute Calabre, s’arrêtant lorsqu’ils parvenaient à échapperaux poignards de leurs compatriotes, les uns à Monteleone, lesautres à Catanzaro ou à Cotrone, seules villes où eussent pus’établir des municipes et un pouvoir démocratique. Cettepersistance dans une opinion républicaine était maintenue dans cestrois villes par l’espérance de l’arrivée de l’armée française.

Mais, de toutes les autres villes soulevéespar l’encyclique du cardinal, on voyait sortir, comme si ellesallaient en procession, des multitudes de citoyens, précédés deleur curé la croix en main, et ayant à leur chapeau des rubansblancs, signes visibles de leurs opinions ; ces bandes, sielles venaient de la montagne, se dirigeant vers Mileto, si ellesvenaient de la plaine, se dirigeant vers Palmi ; des villes etdes villages tout entiers abandonnés par les hommes validesn’étaient plus habités que par les femmes, les vieillards et lesenfants, de façon qu’en peu de jours le seul camp de Palmi réunitenviron vingt mille hommes armés, tandis que celui de Mileto encomptait presque autant, tous ces hommes portant avec eux leursvivres et leurs munitions, les riches donnant aux pauvres, lescouvents à tous.

Au milieu de ces masses de volontaires, onremarquait des ecclésiastiques de tout grade, depuis le simple curéd’un hameau de quelques centaines d’hommes jusqu’à l’évêque desgrandes villes. Il y avait des propriétaires riches à millions, depauvres journaliers gagnant à grand’peine dix grains par jour.

« Enfin, dit l’écrivain sanfédisteDominique Sacchinelli, auquel nous empruntons une partie desdétails de cette miraculeuse campagne, enfin il y avait dans cettefoule quelques honnêtes gens mus par l’amour du roi et le respectde la religion, mais, malheureusement, un bien plus grand nombred’assassins et de voleurs poussés par l’esprit de rapine et par lasoif de la vengeance et du sang. »

Cinq ou six jours après son arrivée à Catona,le cardinal, qui passait toutes les journées à son balcon, vit sedétacher de la pointe du Phare et se diriger vers lui une petitebarque manœuvrée par un moine et montée par deux pêcheurs. Mais,comme moine et pêcheurs avaient pour eux le courant et la brise,les pêcheurs laissaient reposer leurs avirons, et le moine, àl’arrière, tenait l’écoute de la voile et dirigeait la barque, quiaborda sur la plage de Catona, à l’endroit même où le cardinalavait débarqué quelques jours auparavant.

Ce moine marin avait d’abord intrigué quelquepeu le cardinal, qui avait demandé sa lunette d’approche pourexaminer le phénomène ; mais le phénomène lui avait été bienvite expliqué. Dans le moine marin, il avait reconnu notre ancienneconnaissance fra Pacifico.

À peine la barque eut-elle abordé, que lefrère capucin sauta à terre, et, d’un pied aussi ferme sur terreque sur mer l’avait été sa main, se dirigea vers la maisonqu’habitait Son Éminence.

Le cardinal connaissait fra Pacifico et deréputation et de vue. De réputation, il savait qu’il était unancien marin de la frégate la Minerve, et n’ignorait pointde quelle façon la vocation lui était venue. De vue, il l’avaitrencontré chez le roi Ferdinand, posant pour la crèche avec son âneGiacobino, et la renommée lui avait apporté le récit des faits etgestes du belliqueux capucin pendant les trois jours du combat quiavaient précédé la prise de Naples.

Il l’honora donc de loin d’un signe de mainqui fit hâter le pas au moine, lequel, cinq minutes après, avaitl’honneur de baiser la main de Son Éminence.

Maintenant, quelle cause avait fait quitter àfra Pacifico son couvent de Saint-Herem et l’amenait enCalabre ?

En deux mots, nous allons l’expliquer à noslecteurs.

La conspiration contre-révolutionnaire deBacker, confiée si imprudemment par André à Luisa, et dénoncée siprudemment par Michele au général Championnet, avait commencé às’organiser dès la fin de décembre, c’est-à-dire quelques jours àpeine après le départ de Ferdinand.

Vers le 15 du mois de janvier, tous les filsen étaient noués, et l’on cherchait un homme sûr pour en porter lacommunication à Ferdinand.

On s’adressa au vicaire de l’église delCarmine, qui, comme nous l’avons dit, faisait partie de laconspiration.

Celui-ci proposa fra Pacifico, qui fut acceptépar acclamation. Fra Pacifico, déjà populaire à Naples par samanière de faire la quête, avait obtenu, dans les derniersévénements, un surcroît de popularité qui ne permettait pas demettre un instant en doute son courage et son royalisme.

Des ouvertures avaient donc été faites à fraPacifico pour se rendre à Palerme et faire part au roi dugigantesque complot qui se tramait en sa faveur.

Fra Pacifico avait accepté avec joie cettedangereuse mission. Son oisiveté lui pesait au moins autant qu’àOreste son innocence, et, au milieu de tous ses confrères imbécilesou poltrons, le moine mordait rageusement son frein et entrait dansdes orages de colère qui retombaient en grêle de coups de bâton surle dos du pauvre Giacobino.

À peine eut-il été mis au courant de lamission qui lui était confiée, et eut-il, sous la direction duchanoine Jorio, appris par cœur ce qu’il avait à dire au roiFerdinand, – car, de peur que le moine ne tombât aux mains despatriotes, on n’avait voulu lui confier aucun papier, – qu’il tiraGiacobino de l’écurie comme s’il allait en quête, sortit du couventson bâton de laurier à la main, descendit le largo delle Pigne,prit la strada San-Giovanni à Carbonara, par l’Arenaccia, gagna lepont de la Maddalena, et, le même jour, tantôt marchant à pied,tantôt porté par Giacobino, alla coucher à Salerne.

Fra Pacifico, en faisant les plus fortesjournées possibles, devait suivre les bords de la mer Thyrrénienne,et, à la première occasion qu’il trouverait, passer en Sicile.

En cinq ou six jours, fra Pacifico étaitparvenu au Pizzo. Il avait, là, des recommandations pressantes pourun certain Trenta-Capelli, ami du vicaire des Carmes, et dont ledévouement à la famille des Bourbons était bien connu.

Et, en effet, Trenta-Capelli non-seulementavait reçu fra Pacifico chez lui, mais encore lui avait ménagé surune balancelle son passage pour Palerme.

Fra Pacifico s’était donc embarqué au Pizzo,laissant, après une onctueuse et touchante recommandation,Giacobino aux mains de Trenta-Capelli, qui avait promis d’avoirpour le compagnon d’armes du moine les plus grands égards. FraPacifico voulait bien battre son âne, fra Pacifico ne pouvait mêmepoint se passer de le battre, mais il ne voulait point que d’autresle battissent.

En passant au Pizzo, le moine reprendrait sabête.

Fra Pacifico avait heureusement abordé àPalerme et s’était immédiatement dirigé vers le palais royal.

Mais, là, il avait appris que le roi chassaitdans les bois de la Ficuzza.

Il avait demandé, pour cause d’urgence, à êtreintroduit près de la reine. La reine, à qui le nom de fra Pacificoétait bien connu, ne l’avait point fait attendre, et l’avait reçu àl’instant même.

Fra Pacifico, qui connaissait parfaitement lasuprématie qu’exerçait Sa Majesté, n’avait point hésité une minuteà lui débiter le discours que lui avait fait apprendre de mémoirele chanoine Jorio.

La reine avait jugé la nouvelle si importante,qu’elle avait, à l’instant même, fait mettre les chevaux à unevoiture, y avait fait monter avec elle Acton et fra Pacifico, etétait partie pour la Ficuzza.

On était arrivé juste au moment où le roiarrivait lui-même de la chasse. Sa Majesté était de fort mauvaisehumeur.

Son fusil, ce qui ne lui était jamais arrivé,avait raté deux fois : une première fois sur un sanglier,l’autre sur un chevreuil ; ce que le roi regardaitnon-seulement comme un accident déplorable, mais encore comme lepire de tous les présages.

Il tourna donc le dos à Acton, rudoya la reineet écouta à peine fra Pacifico, qui lui débita, comme il avait faità Caroline, tous les détails du complot.

Au nom de Backer, le roi se rassénéra quelquepeu ; mais, à celui de Jorio, son visage se bouleversa.

– Les imbéciles ! s’écria-t-il, ilsconspirent avec le premier jettatore de Naples, et ils veulent queleur complot réussisse ! J’estime fort le vicaire del Carmine,quoique je ne le connaisse pas, et le prince de Canossa, quoique jele connaisse ; j’aime les Backer comme la prunelle de mesyeux ; mais, parole d’honneur, je ne donnerais pas deux grainsde leur tête. Conspirer avec Jorio ! il faut qu’ils soientbien las de la vie.

La reine n’avait point contre les jettatoriles mêmes préventions que Ferdinand, parce qu’elle n’avait pointles mêmes préjugés ; mais elle avait pour le gros bon sens duroi un certain respect. Elle multiplia donc les questions à fraPacifico, qui répondit à tout avec la franchise d’un marin et laconfiance d’un enthousiaste.

Selon fra Pacifico, avec les précautionsprises, il n’y avait aucune crainte à concevoir et la conspirationne pouvait manquer de réussir.

Le roi, la reine et Acton se réunirent encomité, et il fut convenu que l’on enverrait fra Pacifico aucardinal pour que celui-ci fût prévenu de ce qui se passait àNaples et tirât des capacités guerrières et religieuses du moine lemeilleur parti qu’il pouvait en tirer.

En conséquence, après avoir eu l’honneur dedîner à la table de Leurs Majestés Siciliennes, fra Pacifico revintà Palerme dans la compagnie du roi, de la reine et du lieutenantgénéral.

Là, on avisa au moyen de l’expédier en Calabrele plus tôt possible ; et, comme le moine, en sa qualité departie intéressée, était admis au conseil, il déclara qu’à sonavis, le mode de locomotion le plus rapide était une bonne barque,avec la voile latine pour les heures où il y aurait du vent, etdeux bons rameurs pour les heures où il n’y en aurait pas.

En conséquence, on donna mille ducats à fraPacifico pour l’achat ou la nolisation de la barque, le reste de lasomme devant, à titre de gratification, revenir au couvent.

Dès le même soir, fra Pacifico, moyennant sixducats, eut frété une barque, montée de deux rameurs, et, avantminuit, il se mettait en route.

Au bout de quatre jours, la barque doublait lePhare, et, deux heures après, comme nous l’avons dit, abordait àCatona.

Fra Pacifico était porteur d’une lettreautographe de Ferdinand pour le cardinal.

Cette lettre était conçue en cestermes :

« Mon éminentissime, j’ai reçu, commevous le comprenez bien, avec la plus vive satisfaction, la nouvellede votre arrivée à Messine, et, subséquemment, celle de votreheureux débarquement en Calabre.

» Votre encyclique, que vous m’avez faitparvenir, est un modèle d’éloquence guerrière et religieuse, et jene doute pas qu’elle ne nous vaille bientôt, jointe à la popularitéde votre nom, une brave et nombreuse armée.

» Je vous envoie un de nos bons amis,qui, ne vous est pas inconnu : c’est fra Pacifico, du couventdes capucins de Saint-Hérem. Il arrive de Naples et nous apporte dubon et du mauvais, et, comme le dit le proverbe napolitain, dans cequ’il vous racontera, il y a à boire et à manger.

» Le bon est que l’on s’occupe de nous àNaples et que l’on songe à faire de nouvelles Vêpres siciliennescontre ces brigands de jacobins ; le mal est que l’on aitadmis dans les rangs de la conspiration des jettateurs comme lechanoine Jorio, qui ne peuvent manquer de lui porter malheur.

» C’est vous dire, mon éminentissime,que, plus que jamais, je compte sur vous, ne voyant mon salut qu’envous.

» Je mets, avec son autorisation et cellede son supérieur, fra Pacifico à votre disposition. C’est, vous lesavez, un serviteur brave et dévoué. Je ne doute pas qu’il ne voussoit d’une grande utilité, soit que vous vous décidiez à lerenvoyer à Naples, soit que vous préfériez le garder près devous.

» Ne quittez point Catona, et n’entrezpoint en Calabre sans m’avoir adressé un plan détaillé de la marchematérielle et politique que vous comptez suivre. Mais ce que jevous recommande avant tout, c’est de n’accorder aucun pardon auxcoupables, de les punir sans pitié, pour l’exemple des autres, etcela, dès que le crime commis par eux vous sera avéré. La tropgrande indulgence dont nous avons usé est cause de l’étatdéplorable dans lequel nous nous trouvons.

» Que le Seigneur vous conserve etbénisse de plus en plus vos opérations, comme l’en prie dans sonindignité et comme vous le souhaite votre affectionné

» FERDINAND B. »

Le cardinal avait une mission toute prête àdonner à fra Pacifico.

C’était de l’envoyer à de Cesare pour ordonnerà son lieutenant de faire sa jonction avec lui, Ruffo.

On avait eu des nouvelles du faux princehéréditaire, et les nouvelles étaient des plus satisfaisantes.

Du moment que de Cesare avait été reconnu pourle duc de Calabre par l’intendant de Bari et par les deux vieillesprincesses, nul n’eût osé émettre un doute sur son identité.

En conséquence, après avoir reçu à Brindisiles députations de toutes les villes environnantes, il se mit enmarche pour Tarente, où il arriva avec trois cents hommes, à peuprès.

Là, lui, Boccheciampe et leurs compagnonsrésolurent, sur le conseil que leur avaient donnéM. de Narbonne et les vieilles princesses, de se séparer.De Cesare, c’est-à-dire le prince François, et Boccheciampe,c’est-à-dire le duc de Saxe, resteraient en Calabre ; lesautres, c’est-à-dire Corbara, Geronda, Colonna Durazzo et PittaLuga, s’embarqueraient sur la felouque qu’ils avaient nolisée àBrindisi et qui viendrait les prendre à Tarente, et iraient àCorfou presser l’arrivée de la flotte turco-russe.

Disons tout de suite, pour en finir avec lescinq aventuriers que nous venons de nommer les derniers, qu’à peinefurent-ils en mer, une galère tunisienne leur donna la chasse etles fit prisonniers.

Il est vrai que le consul d’Angleterre lesréclama et qu’ils furent rendus à la liberté après une captivité dequelques mois. Mais, comme ils sortirent d’esclavage trop tard pourprendre part aux événements qui nous restent à raconter, nous nouscontenterons de rassurer nos lecteurs sur leur sort, et nousreviendrons à de Cesare et à Boccheciampe, qui, comme on va levoir, faisaient merveille.

De Tarente, ils étaient partis pourMesagne : là, ils furent reçus avec tous les honneurs dus àleur rang supposé. Ils s’arrêtèrent un instant dans cette ville,rétablirent l’ordre dans la province et la mirent en état desoutenir, en faveur de la cause royale, la lutte qu’ilspréparaient.

À Mesagne, ils apprirent que la ville d’Orias’était démocratisée. Ils se mirent aussitôt en marche, serecrutèrent en route d’une centaine d’hommes et rétablirent legouvernement bourbonien.

Là, les députations se succédèrent. Ellesarrivèrent non-seulement de Lecce, de la province de Bari, maisencore de la Basilicate, c’est-à-dire de l’extrémité opposée à laCalabre. De Cesare recevait les députés avec beaucoup de dignité,mais aussi de reconnaissante affection. À tous il disait qu’ilfallait que tout fidèle sujet du roi prît les armes et combattît larévolution, de sorte que, de ces réceptions gracieuses et de cesélégants discours, il résulta une grande augmentation devolontaires.

Mais les choses ne devaient pas toujours allersur un terrain si facile. À Francavilla, on s’était tiré des coupsde fusil et donné des coups de couteau. Les royalistes, se sentantles plus forts, avaient tué ou blessé quelques démocrates. DeCesare et Boccheciampe arrivèrent, et, il faut leur rendre cettejustice, leur arrivée fit cesser à l’instant même lesassassinats.

Nous avons eu entre les mains une proclamationde Cesare, signée François, duc de Calabre, dans laquellele faux prince, se dénonçant par son humanité, disait que se rendrejustice soi-même était usurper les droits de la justiceroyale ; qu’il fallait laisser aux magistrats la terribleresponsabilité de la vie et de la mort, et que Son Altesse voyaitavec le plus grand déplaisir les royalistes se livrer à desemblables excès. »

C’était assez imprudent au faux prince deparler sur ce ton, lorsque Ferdinand recommandait à Ruffol’extermination des jacobins.

À Naples, il eût été immédiatement reconnupour un aventurier ; mais, en Calabre, on ne continua pasmoins, malgré cette imprudente pitié, de le prendre pour unprince.

Après deux jours passés à Francavilla, deCesare et Boccheciampe étaient entrés à Ostuni, qu’ils avaienttrouvée dans la plus complète anarchie.

Le parti royaliste, triomphant à leurapproche, s’était emparé de toute l’autorité et avait voulumassacrer un des patriotes les plus connus et les plus intelligentsdu pays, et, avec lui, toute sa famille.

Ce patriote, homme non-seulement d’un grandtalent comme médecin, mais encore d’un grand cœur, ainsi qu’on vale voir, se nommait Airoldi.

Voyant l’inévitable danger venu à lui, ilrésolut de se sacrifier, mais, en se sacrifiant, de sauver safamille.

En conséquence, il barricada l’entréeprincipale de sa maison, qu’il se prépara à défendre jusqu’à ladernière extrémité, tout en faisant fuir sa famille par une porteabandonnée depuis longtemps et qui donnait sur une ruelle sombre etdéserte.

Les brigands se ruèrent alors contre la façadede la maison, qui donnait sur la grande rue et qui étaitbarricadée.

Au moment où la porte s’ouvrait, afin que lacolère de toute cette multitude se tournât contre lui, il lâcha sesdeux coups de fusil sur les assaillants, tua un homme et en blessaun autre.

Puis il jeta derrière lui son fusil déchargéet se livra à ses bourreaux.

Ceux-ci avaient préparé un bûcher pour lebrûler, lui, sa femme et ses trois enfants ; mais il leurfallut, à leur grand regret, se contenter d’une seule victime.

Ils le lièrent sur le bûcher et le brûlèrent àpetit feu.

De Cesare et Boccheciampe avaient été prévenusde ce qui se passait. Ils mirent leurs chevaux au galop ;mais, quelque diligence qu’ils fissent, ils arrivèrent troptard.

Le docteur venait d’expirer.

Ah ! nous le savons bien, c’est unetriste histoire que celle que nous écrivons sous la forme du roman,et peut-être ne lui avons-nous donné cette forme que pour avoir ledroit de la publier et la certitude de la faire lire, et ce sont demisérables alliés, ceux que, de tout temps, deFerdinand Ier à François II, de Mammone à LaGala, les Bourbons ont eu pour défenseurs de leur cause.

Mais aussi, passant derrière l’histoire et parles mêmes chemins qu’elle a suivis, nous avons le bonheur depouvoir, à l’égard de certains hommes, rectifier ses jugements.Nous avons déjà peint le cardinal Ruffo, tel qu’il était et nonpoint tel que les historiens, qui n’avaient pas lu sacorrespondance avec Ferdinand, nous l’avaient donné.

À un plan moins important et plus éloigné,nous sommes heureux de dire la vérité sur de Cesare etBoccheciampe.

Leur arrivée à Ostuni arrêta le sang et fitcesser les massacres.

Il y a, à notre avis, une grande joie et ungrand orgueil à sauver la vie d’un homme ; mais l’orgueil nedoit-il pas être aussi grand, la joie aussi grande lorsque l’ontire une mémoire des gémonies où un historien peu consciencieux oumal renseigné l’avait traînée et qu’on la réhabilite aux yeux de lapostérité ?

Et voilà ce qui donnera, nous l’espérons, à celivre un cachet particulier : c’est la conscience aveclaquelle il répandra la lumière sur tous et même sur ceux qui, aupoint de vue de notre opinion, seraient nos ennemis, si, au pointde vue de notre conscience, nous ne devions, avant tout, être leurjuge.

Ce fut sur la place d’Ostuni, près du bûcherdu docteur Airoldi, que fra Pacifîco rejoignit de Cesare et soncompagnon. Ils étaient occupés à recevoir des députations qui nonseulement venaient rendre hommage au faux prince, mais encore luidemander des secours. Lecce était séparée en deux parties, et lesrépublicains étaient les plus forts. Tarente et Martina étaientdans la même situation ; Aquaviva était démocratisée jusqu’aufanatisme : Altamura surtout avait fait serment de s’ensevelirsous ses ruines plutôt que de rester sous la domination desBourbons. Considérées à leur véritable point de vue, les choses neprésentaient donc pas un succès si facile qu’on l’avait crud’abord.

Fra Pacifico attendit que le faux prince eûtreçu les trois ou quatre députations qui lui étaient envoyées, ets’annonça comme venant de la part du vicaire général.

De Cesare pâlit et regarda Boccheciampe ;selon lui, le seul vicaire général qui pût envoyer vers lui étaitle prince François.

L’humilité du messager ne prouvait rien. DeCesare lui-même choisissait pour porter ses ordres ou ses dépêchesdes moines de bas étage ; le moine, quel qu’il soit et àquelque robe qu’il appartienne, étant toujours bien reçu partout,dans l’Italie méridionale, mais à plus forte raison s’il a fait vœude pauvreté et appartient à quelque ordre mendiant.

– Quel est ce vicaire général ? demandade Cesare pour l’acquit de sa conscience, mais croyant savoird’avance quelle réponse serait faite à cette question.

– Ce vicaire général, répondit fra Pacifico,est Son Éminence le cardinal Ruffo, et voici la dépêche dont jesuis chargé de sa part pour Votre Altesse.

De Cesare regarda Boccheciampe avec uneinquiétude croissante.

– Voyons, monseigneur, dit Boccheciampe,décachetez cette lettre et lisez-la, puisqu’elle est à votreadresse.

Et, en effet, la lettre portait cettesuscription :

« À Son Altesse royale monseigneur le ducde Calabre. »

De Cesare l’ouvrit et lut :

« Monseigneur,

» Votre auguste père, Sa MajestéFerdinand, que Dieu garde ! m’a fait l’honneur de me nommerson lieutenant, avec charge de reconquérir son royaume de terreferme, envahi à la fois par les jacobins français et leursprincipes.

» Ayant appris, tant à Palerme qu’àMessine, et surtout à mon débarquement en Calabre, où je suisdescendu le 8 février du présent mois, l’entreprise hardie queVotre Altesse avait tentée de son côté, et la façon miraculeusedont Dieu l’avait secondée, je dépêche à Votre Altesse un de nospartisans les plus chaleureux et les plus éprouvés, pour lui direque le roi votre père, que Dieu garde ! malgré le rang suprêmeque vous êtes destiné à occuper, ayant daigné, tant sa confiance enmoi est grande, mettre Votre Altesse sous mes ordres, j’ail’honneur de lui faire savoir que, dès qu’elle aura assuré latranquillité des provinces où elle se trouve, je la prie de venirme rejoindre avec ce qu’elle aura de volontaires, d’armes et demunitions, pour que nous marchions ensemble sur Naples, oùseulement nous parviendrons à trancher les sept têtes del’hydre.

» Tout en laissant à Votre Altesse lesoin d’apprécier l’époque où elle doit me rejoindre, je lui feraiobserver que le plus tôt sera le mieux.

» J’ai l’honneur d’être, avecrespect,

» De Votre Altesse royale,

» Le très-humble serviteur et sujet,

» Le cardinal RUFFO. »

Dans cette lettre était inséré un petit papieroù, de sa plus fine écriture, le cardinal avait tracé les motssuivants :

« Capitaine de Cesare, le roi connaîtvôtre dévouement et l’approuve, ainsi que celui de vos compagnons.Le jour où vous me rejoindrez, vous abdiquerez le titre de prince,mais vous prendrez à mes côtés le rang de brigadier.

» En attendant, demeurez pour tous leprince héréditaire et que Dieu vous garde ni plus ni moins que sivous étiez lui-même !

» Celui qui vous porte ce billet, quoiquetout dévoué à notre cause, ne sait que ce que voudrez lui dire, etil me paraît important, surtout si vous le renvoyez à Naples, qu’ily rentre avec la croyance que vous êtes bien véritablement le ducde Calabre. »

De Cesare lut la lettre, ou plutôt les deuxlettres, d’un bout à l’autre avec toute l’attention que l’on peutimaginer ; puis il les passa à Boccheciampe, tandis que fraPacifico, qui prenait l’aventurier corse pour le vrai prince, setenait respectueusement à quelque distance, attendant sesordres.

– Vous savez lire, mon ami ? demandaBoccheciampe lorsqu’il eut achevé les deux lettres et rendu à deCesare le billet particulier qui était joint à la dépêcheofficielle.

– Par la grâce de Dieu, oui, dit fraPacifico.

– Eh bien, alors, comme Son Altesse ne veutpoint avoir de secret pour un serviteur si dévoué que vousparaissez l’être, et désire que vous connaissiez le cas quemonseigneur le cardinal fait de vous, elle vous autorise à prendreconnaissance de cette lettre.

Fra Pacifico reçut, en s’inclinant jusqu’àterre, la lettre des mains du faux duc de Saxe, et la lut à sontour.

Après quoi, il s’inclina de nouveau en signede remercîment et la rendit à celui qu’il prenait pour leprince.

– Eh bien, dit celui-ci, nous allons en finir,selon les instructions du cardinal, avec les quelques villes quiont oublié leur devoir et qui résistent au pouvoir royal ;après quoi, selon ses instructions toujours, nous nous rangeronsimmédiatement sous ses ordres.

– Et moi, monseigneur, dit fra Pacifico seredressant de toute la hauteur de sa longue taille avec laconfiance d’un homme qui sait combien il peut être utile si onl’emploie convenablement, à quoi allez-vous m’occuper ?

Les deux jeunes gens se regardèrent, et,reportant leurs yeux sur fra Pacifico :

– Nous avons besoin d’un messager brave ethabile qui nous précède à Martina et à Tarente, qui s’introduisedans ces deux villes et qui y répande nos proclamations.

– Me voilà, dit fra Pacifico frappant la terrede son bâton de laurier. Ah ! si j’avais Giacobino !

Les jeunes gens ignoraient ce que c’était queGiacobino, et apprirent du moine que c’était son âne, qu’il avaitlaissé au Pizzo en s’embarquant pour la Sicile.

Le même soir, fra Pacifico partit pourMartina, portant une charge de proclamations pareille à cellequ’eût pu porter Giacobino.

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