La San-Felice – Tome III

CX – ANDRÉ BACKER.

En repassant le seuil de la porte decommunication, Luisa trouva Giovannina qui l’attendait dans lecorridor.

La jeune fille laissait transparaître sur safigure cette satisfaction qu’éprouvent les inférieurs quand uneoccasion importante leur est donnée d’entrer dans la vie de leursmaîtres.

Luisa sentit pour sa femme de chambre unmouvement de répulsion qu’elle n’avait point encore éprouvé.

– Que faites-vous là et que mevoulez-vous ? demanda-t-elle.

– J’attendais madame pour lui dire une chosede la plus haute importance, répondit Giovannina.

– Et quelle chose avez-vous à medire ?

– Que le beau banquier est là.

– Le beau banquier ? De qui voulez-vousparler, mademoiselle ?

– De M. André Backer.

– De M. André Backer ! Et commentM. André Backer est-il là ?

– Il est venu dans la soirée, madame, vers dixheures ; il a demandé à vous parler ; selon les ordresque madame m’avait donnés, j’ai d’abord refusé de lerecevoir ; il a insisté alors avec tant d’obstination, que jelui ai dit la vérité, c’est-à-dire que madame n’y était pas ;il a cru que c’était une défaite, et, comme il me suppliait, au nomde l’intérêt de madame, de le laisser lui dire quelques parolesseulement, je lui ai fait voir toute la maison pour lui montrer quevous étiez bien véritablement sortie ; alors, comme, malgréses prières, je refusais de lui dire où vous étiez, il a pénétré,malgré moi, dans la salle à manger, s’est assis sur une chaise et adit qu’il vous attendrait.

– Alors, comme je n’ai aucune raison derecevoir M. André Backer à deux heures du matin, je rentrechez la duchesse, et je n’en sortirai que quand M. AndréBacker sera hors de chez moi.

Et Luisa fit, en effet, un mouvement pourrentrer chez son amie.

– Madame !… dit à l’autre bout ducorridor une voix suppliante.

Cette voix fit passer Luisa de l’étonnement,nous ne dirons pas à la colère, son cœur de colombe ne connaissantpas ce sentiment extrême, mais à l’irritation.

– Ah ! c’est vous, monsieur, lui dit-elleen marchant résolument à lui.

– Oui, madame, répondit le jeune homme,incliné, le chapeau à la main, dans l’attitude la plusrespectueuse.

– Alors, vous avez entendu ce que je viens, àpropos de vous, de dire à ma femme de chambre ?

– Je l’ai entendu.

– Comment, vous étant introduit chez moipresque de force, et sachant que je désapprouve vos visites,comment êtes-vous encore ici ?

– Parce qu’il y a urgence à ce que je vousparle, urgence absolue ; comprenez-vous, madame ?

– Urgence absolue ? répéta Luisa avec unaccent de doute.

– Madame, je vous engage ma parole d’honnêtehomme, – cette parole qu’un homme de notre nom et de notre maisonn’a jamais, depuis trois cents ans, engagée légèrement, – je vousengage ma parole que, pour la sécurité de votre fortune et le salutde votre vie, je vous donne ma parole qu’il faut que vousm’entendiez.

L’accent de conviction avec lequel le jeunehomme prononça ces paroles ébranla la San-Felice.

– Sur cette assurance, monsieur, demain, à uneheure convenable, je vous recevrai.

– Demain, madame, peut-être sera-t-il troptard ; puis, une heure convenable… Qu’entendez-vous par uneheure convenable ?

– Dans la journée, vers midi, par exemple, deplus grand matin même, si vous le voulez.

– Pendant le jour, on me verra entrer chezvous, madame, et il est important que nul ne sache que vous m’avezvu.

– Pourquoi cela ?

– Parce que, de ma visite, il pourraitrésulter un grand danger.

– Pour moi ou pour vous ? dit en essayantde sourire Luisa.

– Pour tous deux, répondit gravement le jeunebanquier.

Il se fit un instant de silence. Il n’y avaitpoint à se tromper à l’intonation sérieuse du visiteurnocturne.

– Et, d’après les précautions que vous prenez,répliqua Luisa, il me paraît que cette conversation doit avoir lieusans témoins.

– Ce que j’ai à vous dire, madame, nepeut-être dit que seul à seul.

– Et vous savez que, dans une conversationseul à seul, il est une chose dont il vous est interdit de meparler ?

– Aussi, madame, si je vous en parle, nesera-ce que pour vous faire comprendre qu’à vous seule je pouvaisfaire la révélation que vous allez entendre.

– Venez, monsieur, dit Luisa.

Et, passant devant André, qui, pour la laisserpasser, se rangea contre le mur des corridors, elle le conduisitdans la salle à manger, que Giovannina avait éclairée, et refermala porte derrière lui.

– Vous êtes certaine, madame, dit Backerregardant autour de lui, que personne ne peut nous écouter et nousentendre ?

– Il n’y a ici que Giovannina, et vous l’avezvue rentrer chez elle.

– Mais derrière cette porte, ou derrière cellede votre chambre à coucher, elle pourrait écouter.

– Fermez les toutes deux, Monsieur, et passonsdans le cabinet de travail de mon mari.

Les précautions mêmes que prenait André Backerpour que sa conversation ne fût point entendue avaient complétementrassuré Luisa sur le sujet de la conversation. Le jeune homme n’eûtpoint osé se livrer à de pareilles insistances, s’il eût étéquestion de lui parler d’un amour si franchement repoussé déjà.

La porte du cabinet resta ouverte, et les deuxportes de la salle à manger fermées avec soin donnèrent à Backer lacertitude qu’il ne pouvait être entendu.

Luisa était tombée sur une chaise, et, la têtedans sa main, le coude appuyé à la table sur laquelle, autrefois,travaillait son mari, elle rêvait :

Depuis le départ du chevalier, c’était lapremière fois qu’elle rentrait dans ce cabinet : une foule desouvenirs y rentraient avec elle et l’assiégeaient.

Elle pensait à cet homme si parfaitement bonpour elle, dont la mémoire s’était cependant si facilement etpresque si complétement éloignée de sa pensée ; elle mesuraitpresque avec effroi l’étendue de cet amour qu’elle avait voué àSalvato, amour jaloux et envahisseur qui s’était emparé d’elle etavait, pour ainsi dire, chassé de son cœur tout autresentiment ; elle se demandait, de là à une infidélitécomplète, quelle distance il y avait, et elle s’aperçut que ladistance morale parcourue était plus grande que la distancematérielle qui lui restait à parcourir.

La voix d’André Backer la tira de cetterêverie rapide et la fit tressaillir. Elle avait déjà oublié qu’ilétait là.

Elle lui fit signe de s’asseoir.

André s’inclina, mais resta debout.

– Madame, dit André, quelle que soit ladéfense que vous m’avez faite de jamais vous parler de mon amour,il faut cependant, pour que vous compreniez la démarche que je faisprès de vous et l’étendue du danger auquel je m’expose en lafaisant, il faut cependant que vous compreniez combien cet amourétait dévoué, profond et respectueux.

– Monsieur, dit Luisa en se levant, que vousparliez de cet amour au passé au lieu d’en parler au présent, vousn’en parlez pas moins d’un sentiment dont je vous ai absolumentinterdit l’expression. J’espérais, en vous recevant à cette heure,et après vous avoir manifesté ma répugnance à vous recevoir,n’avoir point à vous rappeler ma défense.

– Daignez m’entendre, madame, et veuillez medonner le temps de m’expliquer. Je vous ai dit qu’il étaitnécessaire que je vous rappelasse cet amour pour vous fairecomprendre l’importance de la révélation que je vais vousfaire.

– Eh bien, monsieur, arrivez vite à cetterévélation.

– Mais cette révélation, madame, je voudraisque vous comprissiez bien que, de ma part, c’est une folie, presqueune trahison.

– Alors, monsieur, ne la faites pas ; cen’est pas moi qui vais vous chercher, ce n’est pas moi qui vouspresse.

– Je le sais, madame, et je prévois même que,probablement, vous ne m’aurez nulle reconnaissance de ce que jevais vous dire ; mais n’importe ! une fatalité me pousse,il faut que ma destinée s’accomplisse.

– J’attends, monsieur, répondit Luisa.

– Eh bien, madame, sachez donc qu’une grandeconspiration est ourdie, et que de nouvelles Vêpres siciliennes sepréparent non-seulement contre les Français, mais aussi contreleurs partisans.

Luisa sentit un frisson courir par tout soncorps, et, à l’instant même, devint attentive. Ce n’était plusd’elle qu’il était question, c’était des Français, et, parconséquent, de Salvato. La vie de Salvato était menacée, etpeut-être cette révélation de Backer allait-elle lui donner moyende sauver cette vie si chère qu’elle avait déjà conservée.

Par un mouvement involontaire, en se penchantsur la table, elle se rapprocha du jeune homme ; sa boucheétait muette, mais ses yeux interrogeaient.

– Dois-je continuer ? demanda Backer.

– Continuez, monsieur, fit Luisa.

– Dans trois jours, c’est-à-dire dans la nuitde vendredi à samedi, non-seulement les dix mille Français qui sontà Naples et dans les environs, mais encore, comme je vous l’ai dit,madame, tous ceux qui sont leurs partisans seront égorgés. Entredix et onze heures du soir, les maisons où les meurtres doivents’accomplir seront marquées d’une croix rouge ; à minuit, lemassacre aura lieu.

– Mais c’est horrible, mais c’est atroce,monsieur, ce que vous me dites là !

– Pas plus horrible que les Vêpressiciliennes, pas plus atroce que la Saint-Barthélémy. Ce quePalerme a fait pour échapper aux Angevins et Paris pour se délivrerdes huguenots, Naples peut bien le faire pour se débarrasser desFrançais.

– Et vous ne craignez point que, vous hors decette maison, je ne coure révéler ce projet ?

– Non, madame ! car vous réfléchirez queje ne vous ai pas même demandé la promesse de garder lesecret ; non, madame ! car vous réfléchirez qu’undévouement comme le mien ne doit pas être payé par uneingratitude ; non, madame, car vous réfléchirez que votre nomest trop beau et trop pur pour être attaché par l’histoire aupilori de la trahison.

Luisa tressaillit ; car elle comprit, eneffet, ce qu’il y avait de grandeur et de dévouement dans ce secretque lui confiait, sans condition aucune, le jeune banquier.Seulement, il lui restait à savoir pourquoi il le lui confiait.

– Excusez-moi, monsieur, dit-elle, mais j’ensuis à me demander ce que j’ai à faire avec les Français et avecles partisans des Français, moi, la femme du bibliothécaire, jedirai plus, de l’ami du prince royal.

– C’est vrai, madame ; mais le chevalierSan-Felice n’est plus là pour vous protéger par sa présence, pourvous couvrir par son loyalisme ; et laissez-moi vous direceci, madame : j’ai vu avec terreur que votre maison était decelles qui devaient être marquées d’une croix.

– Ma maison ? s’écria Luisa en selevant.

– Madame, je conçois que ce que je vous disvous étonne, vous révolte même. Mais écoutez-moi jusqu’au bout.Dans des temps comme les nôtres, temps de trouble et d’orage, nuln’est exempt de soupçon, et, d’ailleurs, quand les soupçonsdorment, les dénonciateurs sont là pour les éveiller. Eh bien,madame, j’ai vu, j’ai tenu entre mes mains, j’ai lu de mes yeux unedénonciation, anonyme, c’est vrai, mais tellement précise, qu’iln’y a pas à douter de sa véracité.

– Une dénonciation ? fit Luisaétonnée.

– Une dénonciation, oui, madame.

– Mais une dénonciation contre moi ?

– Contre vous.

– Et que disait cette dénonciation ?demanda Luisa pâlissant malgré elle.

– Elle disait, madame, que, dans la nuit du 22au 23 septembre de l’année dernière, vous aviez recueilli chez vousun aide de camp du général Championnet.

– Oh ! murmura Luisa sentant la sueur luimonter au front.

– Que cet aide de camp blessé par Pasquale deSimone avait été soustrait par vous à la vengeance de lareine ; qu’il avait été pansé par une sorcière albanaisenommée Nanno ; qu’il était resté six semaines caché chez vous,et n’en était sorti, déguisé en paysan des Abruzzes, que pour allerrejoindre le général Championnet assez à temps pour prendre part àla bataille de Civita-Castellana.

– Eh bien, monsieur, dit Luisa, lorsque celaserait, y a-t-il un crime à recueillir un blessé, à sauver la vie àun homme, et faut-il, avant de verser sur ses blessures le baume dubon Samaritain, faut-il s’informer de son nom, de sa patrie ou deson opinion ?

– Non, madame, il n’y a pas crime aux yeux del’humanité ; seulement, il y a crime aux yeux des partis. Maispeut-être les royalistes vous eussent-ils pardonné, madame, si,depuis, vous n’aviez point, en assistant à toutes les soirées de laduchesse Fusco, donné une gravité plus grande à cette dénonciation.Les soirées de la duchesse Fusco, madame, ne sont pas seulement dessoirées : ce sont des clubs où les projets se discutent, oùles lois s’élaborent, où les hymnes patriotiques se composent, semettent en musique, se chantent ; eh bien, madame, vous êtesde toutes ces soirées, et, quoiqu’on sache très-bien que vous yassistez par un autre motif qu’un motif politique…

– Prenez garde, monsieur, vous allez memanquer de respect !

– Dieu m’en garde, madame ! répondit lejeune homme, et la preuve, c’est que c’est un genou en terre quej’achèverai ce que j’ai à vous dire.

Et Backer mit un genou en terre.

– Madame, dit-il, sachant que votre vie étaitcompromise, puisque votre maison était au nombre des maisonsdésignées au couteau des lazzaroni, je suis venu vous apporter untalisman, un signe destiné à vous sauvegarder… Ce talisman, madame,le voici.

Il déposa sur la table une carte sur laquelleétait gravée une fleur de lis.

– Ce signe, ne l’oubliez pas, c’est de porterle pouce de votre main droite à votre bouche et d’en mordre lapremière phalange.

– Il n’était pas besoin de mettre un genou enterre pour me dire cela, monsieur, dit Luisa avec une expression debienveillance qui, malgré elle, illuminait son visage.

– Non, madame, mais pour ce qui me reste àvous dire.

– Dites.

– Il ne m’appartient pas, madame, de pénétrerdans vos secrets ; ce n’est donc point une question que jevous fais, c’est un avis que je vous donne, et vous allez voir sicet avis est non-seulement désintéressé, mais généreux. À tort ou àraison, on dit que ce jeune aide de camp du général français quevous avez sauvé, on dit que vous l’aimez.

Luisa fit un mouvement.

– Ce n’est pas moi qui dis cela, ce n’est pasmoi qui le crois ; je ne veux rien dire, je ne veux riencroire ; je veux que vous soyez heureuse, voilà tout ; jeveux que ce cœur si noble, si chaste, si pur, ne se brise pas sousles atteintes de la douleur ; je veux que ces beaux yeux,amours des anges, ne soient pas noyés dans les larmes. Je vous disdonc seulement, madame : Si vous aimez un homme, quel qu’ilsoit, d’un amour de sœur ou d’amante, et, si cet homme, commeFrançais, comme patriote, court un risque quelconque à passer icila nuit de vendredi à samedi, sous un prétexte quelconque, éloignezcet homme, afin que, par son absence, il échappe aux massacres, etque je puisse me dire, moi, – ce sera ma récompense : –« À celle qui m’a fait tant souffrir, j’ai épargné unedouleur. » Je me relève, madame, car j’ai dit.

Luisa, devant cette abnégation, si grande etsi simple, sentit les larmes monter à ses yeux et lui mouiller lespaupières. Elle tendit à André sa main, sur laquelle il seprécipita.

– Merci, monsieur, dit-elle. Je ne puisdeviner d’où vient la trahison, mais à vous je dirai : Ledénonciateur était bien instruit. Je n’ai jamais confié mon secretà personne, mais à vous je dirai : Eh bien, oui ! j’aime,mais d’un amour maternel, quoique immense, un homme à qui j’aisauvé la vie. Quand j’ai senti cet amour me prendre le cœur avec laviolence d’une irrésistible passion, j’ai voulu partir, quitterNaples, suivre mon mari en Sicile, non point pour échapper à unsort fatal, à un sort mortel, qui m’est prédit, mais pour conserverau chevalier la foi que je lui ai promise, pour garder intact monhonneur de femme. Dieu ne l’a pas voulu : la tempête nous aséparés, la vague qui l’emportait m’a repoussée sur le rivage. Vousme direz que, la tempête calmée, j’eusse dû monter sur le premierbâtiment venu et rejoindre mon mari en Sicile. S’il l’eût ordonné,ou s’il eût simplement paru le désirer, je l’eusse fait ; n’yétant point sollicitée, je n’en ai pas eu la force : je suisrestée. Vous parliez de la fatalité qui vous pousse à me révélervotre secret ; si vous avez la vôtre, moi aussi, j’ai lamienne. Suivons chacun la pente où le destin nous entraîne. Quelquepart où le mien me conduise, là où je serai il y aura pour vous uncœur reconnaissant. Adieu, monsieur Backer. Fût-ce au milieu desplus affreuses tortures, votre nom ne sortira point de ma bouche,je vous le promets !

– Et le vôtre, répondit Backer en s’inclinant,fût-ce sur l’échafaud où je serais monté par vous, ne sortirajamais de mon cœur.

Et, saluant Luisa, il sortit laissant sur latable la carte fleurdelisée qui devait lui servir de signe dereconnaissance.

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