La San-Felice – Tome III

LXXXI – OÙ CE QUI DEVAIT ARRIVERARRIVE.

L’armistice fut, comme nous l’avons dit, signéle 10 décembre, et la ville de Capoue fut, ainsi que la chose avaitété convenue, remise aux Français le 11.

Le 13, le prince Pignatelli fit venir aupalais les représentants de la ville.

Cet appel avait pour but de les inviter àtrouver le moyen de répartir, entre les grands propriétaires et lesprincipaux négociants de Naples, la moitié de la contribution dedeux millions et demi de ducats qui devait être payée lesurlendemain. Mais les députés, qui pour la première fois étaientbien accueillis, refusèrent positivement de se charger de cetteimpopulaire mission, disant que cela ne les regardait aucunement,et que c’était à celui qui avait pris l’engagement de le tenir.

Le 14, – les événements vont devenirquotidiens et de plus en plus graves, de sorte que nous n’auronsqu’à les noter jusqu’au 20, – le 14, les 8,000 hommes du généralNaselli, rembarqués aux bouches du Volturne, entrèrent dans legolfe de Naples avec leurs armes et leurs munitions.

On pouvait prendre ces 8,000 hommes, lesplacer sur la route de Capoue à Naples, les faire soutenir par30,000 lazzaroni, et rendre ainsi la ville imprenable.

Mais le prince Pignatelli, manquant de toutepopularité, ne se regardait point, à juste titre, comme assez fortpour prendre une pareille résolution, que rendait cependant urgentela prochaine rupture de l’armistice. Nous disons prochaine, car, siles cinq millions, dont le premier sou n’était point trouvé,n’étaient pas prêts le lendemain, l’armistice était rompu dedroit.

D’un autre côté, les patriotes désiraient larupture de cet armistice, qui empêchait les Français, leurs frèresd’opinion, de marcher sur Naples.

Le prince Pignatelli ne prit aucune mesure àl’endroit des 8,000 hommes qui entraient dans le port ; ce quevoyant, les lazzaroni montèrent sur toutes les barques quibordaient le rivage, depuis le pont de la Madeleine jusqu’àMergellina, voguèrent vers les felouques et s’emparèrent descanons, des fusils et des munitions des soldats, qui se laissèrentdésarmer sans opposer aucune résistance.

Inutile de dire que nos amis Michele,Pagliuccella et fra Pacifico se trouvaient naturellement à la têtede cette expédition, grâce à laquelle leurs hommes se trouvèrentadmirablement armés.

Quand ils se virent si bien armés, les huitmille lazzaroni se mirent à crier : « Vive le roi !vive la religion ! » et : « Mort auxFrançais ! »

Quant aux soldats, ils furent mis à terre eteurent permission de se retirer où ils voulaient.

Au lieu de se retirer, ils se réunirent auxgroupes et crièrent plus haut que les autres : « Vive leroi ! vive la religion ! » et : « Mort auxFrançais ! »

En apprenant ce qui se passait et en entendantces cris, le commandant du Château-Neuf, Massa, comprit qu’il netarderait probablement pas à être attaqué, et il envoya un de sesofficiers, le capitaine Simonei, pour demander, en cas d’attaque,quelles étaient les instructions du vicaire général.

– Défendez le château, répondit le vicairegénéral ; mais gardez-vous bien de faire aucun mal aupeuple.

Simonei rapporta au commandant cette réponse,qui, au commandant comme à lui, parut singulièrement manquer declarté.

Et, en effet, il était difficile, on enconviendra, de défendre le château contre le peuple, sans faire demal au peuple.

Le commandant renvoya le capitaine Simoneipour demander une réponse plus positive.

– Faites feu à poudre, lui fut-ilrépondu : cela suffira pour disperser la multitude.

Simonei se retira en levant les épaules ;mais, sur la place du palais, il fut rejoint par le duc de Geno,l’un des négociateurs de l’armistice de Sparanisi, qui lui ordonna,de la part du prince Pignatelli, de ne pas faire feu du tout.

De retour au Château-Neuf, Simonei raconta sesdeux entrevues avec le vicaire général ; mais, au moment mêmeoù il entamait son récit, une foule immense se précipita vers lechâteau, brisa la première porte, et s’empara du pont encriant : « La bannière royale ! la bannièreroyale ! »

En effet, depuis le départ du roi, la bannièreroyale avait disparu de dessus le château, comme en l’absence duchef de l’État, le drapeau disparaît du dôme des Tuileries.

La bannière royale fut déployée selon le désirdu peuple.

Alors, la foule, et particulièrement lessoldats qui venaient de se laisser désarmer, demandèrent des armeset des munitions.

Le commandant répondit que, ayant les armes etles munitions en compte et sous sa responsabilité, il ne pouvaitdélivrer ni un seul fusil ni une seule cartouche, sans l’ordre duvicaire général.

Que l’on vînt avec un ordre du vicairegénéral, et il était prêt à tout donner, même le château.

Mais, tandis que l’inspecteur de la cantineMinichini, parlementait avec le peuple, le régiment samnite, quiavait la garde des portes, les ouvrit au peuple.

La foule se précipita dans le château et enchassa le commandant et les officiers.

Le même jour et à la même heure, comme sic’était un mot d’ordre, – et probablement, en effet, en était-ceun, – les lazzaroni s’emparèrent des trois autres châteaux,Saint-Elme, de l’Œuf et del Carmine.

Était-ce mouvement instantané du peuple ?était-ce impulsion du vicaire général, qui voyait dans la dictaturepopulaire un double moyen de neutraliser les projets des patrioteset d’exécuter les instructions incendiaires de la reine ?

La chose demeura un mystère ; mais,quoique les causes restassent cachées, les faits furentvisibles.

Le lendemain 15 janvier, vers deux heures del’après-midi, cinq calèches chargées d’officiers français, parmilesquels se trouvait l’ordonnateur général Archambal, signataire dutraité de Sparanisi, entrèrent à Naples par la porte de Capoue etdescendirent à l’Albergo reale.

Ils venaient pour recevoir les cinq millionsqui devaient être payés à titre d’indemnité au général Championnet,et, comme il y a du caractère français partout où il y a desFrançais, pour aller au théâtre de Saint-Charles.

Immédiatement, le bruit se répandit qu’ilsvenaient prendre possession de la ville, que le roi était trahi etqu’il fallait venger le roi.

Qui avait intérêt à propager ce bruit ?Celui qui, ayant cinq millions à payer, n’avait pas ces cinqmillions pour faire honneur à sa parole, et qui, ne pouvant payeren argent, voulait trouver une défaite, si mauvaise et si coupablequ’elle fût.

Vers sept heures du soir, quinze ou vingtmille soldats ou lazzaroni armés se portèrent à l’Albergoreale en criant : « Vive le roi ! vive lareligion ! mort aux Français ! »

À la tête de ces hommes étaient ceux que l’onavait vus à la tête de l’émeute où avaient péri les frères dellaTorre, et de celle où le malheureux Ferrari avait été mis enmorceaux, c’est-à-dire les Pasquale, les Rinaldi, les Beccaïo.Quant à Michele, nous dirons plus tard où il était.

Par bonheur, Archambal était au palais, prèsde Pignatelli, qui essayait de le payer en belles paroles, nepouvant le payer en argent.

Les autres officiers étaient au spectacle.

Tout ce peuple fanatisé se précipita versSaint-Charles. Les sentinelles de la porte voulurent fairerésistance et furent tuées. On vit tout à coup un flot delazzaroni, hurlant et menaçant, se répandre dans le parterre.

Les cris de « Mort auxFrançais ! » retentissaient dans la rue, dans lescorridors, dans la salle.

Que pouvaient douze ou quinze officiers armésde leurs sabres seulement, contre des milliersd’assassins ?

Des patriotes les enveloppèrent, leur firentun rempart de leurs corps, les poussèrent dans le corridor, ignorédu peuple et réservé au roi seul, qui conduisait de la salle aupalais. Là, ils trouvèrent Archambal près du prince, et, sans avoirreçu un sou des cinq millions, mais après avoir couru le risque dela vie, ils reprirent le chemin de Capoue, protégés par un fortpiquet de cavalerie.

À la vue de cette populace qui envahissait lasalle, les acteurs avaient baissé la toile et interrompu lespectacle.

Quant aux spectateurs, fort indifférents à cequi pouvait arriver aux Français, ils ne songèrent qu’à se mettreen sûreté.

Ceux qui connaissent l’agilité des mainsnapolitaines peuvent se faire une idée du pillage qui eut lieupendant cette invasion. Plusieurs personnes furent, en fuyant,étouffées aux portes de sortie, d’autres foulées aux pieds dans lesescaliers.

Le pillage se continua dans la rue. Il fallaitbien que ceux qui n’avaient pas pu entrer eussent leur part del’aubaine.

Sous prétexte de s’assurer si elles necachaient pas des Français, toutes les voitures furent ouvertes etceux qui étaient dedans dévalisés.

Les membres de la municipalité, les patriotes,les hommes les plus distingués de Naples essayèrent vainement demettre de l’ordre parmi cette multitude, qui, courant par les rues,volait, dépouillait, assassinait ; ce que voyant, d’un communaccord, ils se rendirent chez l’archevêque de Naples, monseigneurCapece Zurlo, homme fort estimé de tous, d’une grande douceurd’esprit, d’une grande régularité de mœurs, et le supplièrent derecourir au secours et, s’il le fallait, aux pompes de la religion,pour faire rentrer dans l’ordre toute cette abominable populace,qui roulait désordonnée et dévastatrice dans les rues de Naplescomme un torrent de lave.

L’archevêque monta en carrosse découvert, mitdes torches aux mains de ses domestiques, laboura, pour ainsi dire,cette multitude en tout sens, sans pouvoir faire entendre une seuleparole, sa voix étant incessamment couverte par les cris de« Vive le roi ! vive la religion ! vive saintJanvier ! mort aux jacobins ! »

Et, en effet, le peuple, maître des troischâteaux, était maitre de la ville entière, et il commençad’inaugurer sa dictature en organisant le meurtre et le pillage,sous les yeux mêmes de l’archevêque. Depuis Masaniello,c’est-à-dire depuis cent cinquante-deux ans, la cavale que lepeuple de Naples a pour armes n’avait point été lâchée à safantaisie sans mors et sans selle. Elle s’en donnait à plaisir etrattrapait le temps perdu. Jusque-là, les assassinats avaient été,pour ainsi dire, accidentels ; à partir de ce moment, ilsfurent régularisés.

Tout homme vêtu avec élégance, et portant sescheveux coupés court, était désigné sous le nom de jacobin, et cenom était un arrêt de mort. Les femmes des lazzaroni, toujours plusféroces que leurs maris aux jours de révolution, lesaccompagnaient, armées de ciseaux, de couteaux et de rasoirs, etexécutaient, au milieu des huées et des rires, sur les malheureuxque condamnaient leurs maris, les mutilations les plus horribles etles plus obscènes. Dans ce moment de crise suprême, où la vie detout ce qu’il y avait d’honnêtes gens à Naples ne tenait qu’à uncaprice, à un mot, à un fil, quelques patriotes pensèrent à unreste de leurs amis prisonniers et oubliés par Vanni dans lescachots de la Vicaria et del Carmine. Ils se déguisèrent enlazzaroni, criant qu’il fallait délivrer les prisonniers pouraccroître les forces d’autant de braves. La proposition futaccueillie par acclamation. On courut aux prisons, on délivra lesprisonniers, mais, avec eux, cinq ou six mille forçats, vétérans del’assassinat et du vol, qui se répandirent dans la ville etredoublèrent le tumulte et la confusion.

C’est une chose remarquable, à Naples et dansles provinces méridionales, que la part que prennent les forçats àtoutes les révolutions. Comme les gouvernements despotiques qui sesont succédé dans l’Italie méridionale, depuis les vice-roisespagnols jusqu’à la chute de François II, c’est-à-dire depuis1503 jusqu’en 1860, ont toujours eu pour premier principe depervertir le sens moral, il en résulte que le galérien n’y inspirepoint la même répulsion que chez nous. Au lieu d’être parqués dansleurs bagnes et sans communication avec la société qui les arepoussés de son sein, ils sont mêlés à la population, qui ne lesrend pas meilleurs et qu’ils rendent plus mauvaise. Leur nombre estimmense, presque le double de celui de la France, et, à un momentdonné, ils sont pour les rois, qui ne dédaignent pas leur alliance,un puissant et terrible secours à Naples, – et, par Naples, nousentendons toutes les provinces napolitaines. Il n’y a pas degalères à vie. Nous avons fait un calcul, bien facile à faire, dureste, qui nous a donné une moyenne de neuf ans pour les galères àvie. Ainsi, depuis 1799, c’est-à-dire depuis soixante-cinq ans, lesportes des galères ont été ouvertes six fois, et toujours par laroyauté, qui, en 1799, en 1806, en 1809, en 1821, en 1848 et en1860, y recruta des champions. Nous verrons le cardinal Ruffo auxprises avec ces étranges auxiliaires, ne sachant comment s’endébarrasser, et, dans toutes les occasions, les poussant aufeu.

J’avais pour voisins, pendant les deux ans etdemi que j’ai passés à Naples, une centaine de forçats habitant unesuccursale du bagne située dans la même rue que mon palais. Ceshommes n’étaient employés à aucun travail et passaient leursjournées dans l’inaction la plus absolue. Aux heures fraîches del’été, c’est-à-dire de six heures à dix heures du matin et dequatre à six heures du soir, ils se tenaient soit à cheval, soitaccoudés sur le mur, regardant ce magnifique horizon qui n’a pourborne que la mer de Sicile, sur laquelle se découpe la sombresilhouette de Caprée.

– Quels sont ces hommes ? demandai-je unjour aux agents de l’autorité.

– Gentiluomini (des gentlemen), merépondit celui-ci.

– Qu’ont-ils fait ?

– Nulla ! hanno amazzato(rien ! ils ont tué).

Et, en effet, à Naples, l’assassinat n’estqu’un geste, et le lazzarone ignorant, qui n’a jamais sondé lesmystères de la vie et de la mort, ôte la vie et donne la mort sansavoir aucune idée, ni philosophique ni morale, de ce qu’il donne etde ce qu’il ôte.

Que l’on se figure donc le rôle sanglant quedoivent jouer, dans les situations pareilles à celles où nousvenons de montrer Naples, des hommes dont les prototypes sont lesMammone, qui boivent le sang de leurs prisonniers, et les La Gala,qui les font cuire et qui les mangent !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer