La San-Felice – Tome III

CXIII – LES SCRUPULES DE MICHELE.

Michele, en sortant de l’hôtel de laVille, se jeta dans un calessino, au cocher duquel ilpromit un ducat si dans trois quarts d’heure il était àCastellamare.

Le cocher partit au galop.

J’ai raconté, il y a longtemps, l’histoire deces malheureux chevaux-spectres qui n’ont que le souffle et quivont comme le vent.

En quarante minutes, celui qui conduisaitMichele eut franchi l’espace qui sépare Salerne deCastellamare.

Michele avait d’abord eu l’idée, en arrivantsur le pont et en voyant Giambardella orienter sa voile pourprofiter d’une saute de vent qui avait eu lieu, de remonter à bordde la barque et de revenir à Naples avec lui. Mais le vent, quiétait tombé une fois, pouvait tomber encore, ou, ayant sauté unepremière fois du sud-est au nord-est, sauter une seconde surquelque autre point du compas, où il deviendrait tout à faitcontraire, et où il faudrait recourir à la rame. Tout cela étaitexcellent pour un fou, mais véritablement trop chanceux pour unsage.

Il résolut donc de s’arrêter à la locomotionterrestre, et, pour aller plus vite, de diviser sa route en deuxrelais : un premier, de Castellamare à Portici ; unsecond, de Portici à Naples.

De cette façon, et moyennant un ducat parchaque relais, il pouvait être en moins de deux heures au palaisd’Angri.

Nous disons au palais d’Angri, parce quec’était d’abord avec le général Championnet que Michele désiraitconférer.

Car Michele, tout en allant au galop de soncheval, et tout en se grattant désespérément la tête, comme onherse une terre, pour y faire germer des idées, Michele sentaits’éveiller dans son esprit toute sorte de scrupules.

C’était un honnête garçon et un cœur loyal queMichele, et, au bout du compte, il se faisait dénonciateur.

Oui ; mais, en se faisant dénonciateur,il sauvait la République.

Il était donc à peu près, et même tout à fait,décidé à dénoncer le complot ; il n’hésitait plus que sur lafaçon de le dénoncer.

Or, en allant trouver le général Championnet,et en le consultant comme il ferait d’un confesseur sur un cas deconscience, il s’éclairerait de l’avis d’un homme qui, aux yeux deses ennemis mêmes, passait pour un modèle de loyauté.

Voilà pourquoi nous avons dit qu’en moins dedeux heures, il pouvait être au palais d’Angri, au lieu de direqu’en moins de deux heures, il pouvait être au ministère de lapolice.

Et, en effet, grâce au relais de Portici,grâce au ducat français donné à chaque relais, une heure cinquanteminutes après être parti de Castellamare, Michele mettait le piedsur la première marche de l’escalier du palais d’Angri.

Le lazzarone s’était informé si le généralChampionnet était chez lui, et avait reçu du factionnaire uneréponse affirmative.

Mais, dans l’antichambre, le planton lui ditque le général ne pouvait recevoir, étant fort occupé avec lesarchitectes qui avaient fait les projets du tombeau de Virgile.

Il répondit qu’il arrivait pour une chose bienautrement importante que le tombeau de Virgile, et qu’il fallait,sous peine des plus grands malheurs, qu’il parlât à l’instant mêmeau général.

Tout le monde connaissait Michele leFou ; tout le monde savait comment, grâce à Salvato, il avaitéchappé à la mort ; comment le général l’avait fait colonel,et quel service il avait rendu en conduisant saine et sauve unegarde d’honneur à saint Janvier ; on savait le généraltrès-accessible ; on lui transmit donc la demande du colonelimprovisé.

Il entrait dans les habitudes du général enchef de l’armée de Naples de ne négliger aucun avis.

Il s’excusa donc près des architectes, qu’illaissa au salon, en leur promettant de revenir aussitôt qu’ilserait débarrassé de Michele ; ce qui probablement ne seraitpas long.

Puis il passa dans son cabinet et ordonnaqu’on y introduisît Michele.

Michele se présenta et saluamilitairement ; mais, malgré cet aplomb apparent et ce salutmilitaire, le pauvre garçon, qui n’avait jamais eu de prétentioncomme orateur, paraissait fort embarrassé.

Championnet devina cet embarras, et, avec sabonté ordinaire, résolut de venir à son aide.

– Ah ! c’est toi, ragazzo,dit-il en patois napolitain. Tu sais que je suis content detoi ; tu te conduis à merveille et tu prêches comme donMichelangelo Ciccone.

Michele fut tout réconforté en entendant sibien parler son patois et en écoutant un homme comme Championnetfaire un si bel éloge de lui.

– Mon général, répondit-il, je suis fier etheureux que vous soyez content de moi ; mais ce n’est pointassez.

– Comment, ce n’est point assez ?

– Non ; il faut encore que j’en soiscontent moi-même.

– Oh ! diable, mon pauvre ami, tu es bienexigeant. Être content de soi-même, c’est la béatitude morale surla terre. Quel est l’homme qui, interrogeant sévèrement saconscience, sera content de lui-même ?

– Moi, mon général, si vous voulez vous donnerla peine d’éclairer et de diriger ma conscience.

– Mon cher ami, dit Championnet en riant, jecrois que tu te trompes de porte ; tu as cru entrer chezmonseigneur Capece Zurlo, archevêque de Naples, et tu es entré chezJean-Étienne Championnet, général en chef de l’armée française.

– Oh ! non pas, mon général, réponditMichele ; je sais bien chez qui je suis entré : chez leplus honnête, le plus brave et le plus loyal soldat de l’arméequ’il commande.

– Oh ! oh ! de la flatterie :tu as donc une grâce à me demander ?

– Non pas ; au contraire, j’ai un serviceà vous rendre.

– À me rendre ?

– Oui, et un solide !

– À moi ?

– À vous, à l’armée française, au pays…Seulement, il faut que je sache si je puis vous rendre ce serviceet rester honnête homme, et si, le service rendu, vous me donnerezencore la main comme vous venez de me la donner tout à l’heure.

– Il me semble que tu as sur ce point unmeilleur guide que moi, ta conscience.

– Justement, c’est ma conscience qui ne saitpas parfaitement à quoi s’en tenir.

– Tu connais le proverbe, dit le général, quioubliait ses architectes et s’amusait de la conversation dulazzarone : « Dans le doute, abstiens-toi. »

– Et, si je m’abstiens, et que, m’étantabstenu, il arrive de grands malheurs ?

– Ainsi, comme tu le disais tout à l’heure, tudoutes ?

– Oui, mon général, je doute, reprit Michele,et je crains de m’abstenir. C’est un singulier pays que le nôtre,voyez-vous, mon général, dans lequel par malheur, grâce àl’influence de nos souverains, il n’y a plus de sens moral ni deconscience publique. Vous n’entendrez jamais dire :« Monsieur tel est un honnête homme, » ou :« Monsieur tel est un coquin ; » vous entendrezdire : « Monsieur tel est riche, » ou« Monsieur tel est pauvre. » S’il est riche, celasuffit : c’est un honnête homme ; s’il est pauvre, il estjugé : c’est une canaille. Vous avez envie de tuer quelqu’un,vous allez trouver un prêtre et vous lui dites : « Monpère, est-ce un crime d’ôter la vie à son prochain ? » Leprêtre vous répond : « C’est selon, mon fils. Si tonprochain est un jacobin, tue en toute sûreté de conscience ;mais, si c’est un royaliste, garde-t’en bien ! » Autanttuer un jacobin est une œuvre méritoire aux yeux de la religion,autant tuer un royaliste est un crime abominable aux yeux duSeigneur. « Espionnez, dénoncez, nous disait la reine ;je donnerai de si grandes faveurs aux espions, je récompenserai sibien les délateurs, que les premiers du royaume se ferontdénonciateurs et espions. » Eh bien, mon général, quevoulez-vous que nous devenions, nous, quand nous entendons dire parla voix générale : « Tout riche est un honnête homme,tout pauvre est un coquin ; » quand nous entendons direpar la religion : « Il est bon de tuer lesjacobins ; mais il est mauvais de tuer lesroyalistes ; » enfin, quand nous entendons dire par laroyauté : « L’espionnage est un mérite, la délation estune vertu ? » Nous n’avons qu’une chose à faire :c’est de venir à un étranger et de lui dire : Vous avez étéélevé dans d’autres principes que les nôtres ; que pensez-vousqu’un honnête homme doive faire dans telle circonstance ?

– Voyons la circonstance, demanda le généralétonné.

– Elle est grave, mon général. Ainsi, supposezque, sans vouloir l’entendre, j’aie entendu dans tous ses détailsle récit d’un complot, que ce complot menace d’assassinat trentemille personnes à Naples, quelles que soient les personnesmenacées, patriotes ou royalistes, que dois-je faire ?

– Empêcher le complot d’avoir lieu, c’estincontestable, et, en le faisant avorter, sauver la vie à trentemille personnes.

– Même quand ce complot menacerait nosennemis ?

– Surtout si ce complot menaçait nosennemis !

– Si vous pensez ainsi, mon général, commentfaites-vous la guerre ?

– Je fais la guerre pour combattre au grandjour et non pour assassiner la nuit. Combattre est glorieux ;assassiner est lâche.

– Mais je ne puis faire avorter le complotqu’en le dénonçant.

– Dénonce-le.

– Mais, alors, je suis…

– Quoi ?

– Un délateur.

– Un délateur est celui qui révèle le secretqui lui a été confié et qui, dans l’espoir d’une récompense, trahitses complices. Les hommes qui conspiraient étaient-ils tescomplices ?

– Non, mon général.

– Les dénonces-tu dans l’espoir d’unerécompense ?

– Non, mon général.

– Alors, tu n’es point un délateur : tues un honnête homme qui, ne voulant point que le mal ait lieu,coupe le mal dans sa racine.

– Mais, si, au lieu de menacer les royalistes,ce complot vous menaçait, vous, mon général, menaçait les soldatsfrançais, menaçait les patriotes, que devrais-je faire ?

– Je t’ai indiqué ton devoir à l’égard de nosennemis : ma morale sera la même à l’endroit de nos amis. Ensauvant les ennemis, tu eusses bien mérité de l’humanité ; ensauvant les amis, tu auras bien mérité de la patrie.

– Et vous continuerez de me donner lamain ?

– Je te la donne.

– Eh bien, attendez, mon général, je vais vousdire une partie de la chose, et je laisserai une autre personnevous dire le reste.

– Je t’écoute.

– Pendant la nuit de vendredi à samedi, uneconspiration doit éclater. Les dix mille déserteurs de Mack et deNaselli, réunis à vingt mille lazzaroni, doivent égorger tous lesFrançais et tous les patriotes ; des croix seront faites, dansla soirée, sur les portes des maisons condamnées, et, à minuit, laboucherie commencera.

– Tu es sûr de cela ?

– Comme de mon existence, mongénéral.

– Mais, enfin, les meurtriersrisquent d’assassiner les royalistes en même temps que lesjacobins ?

– Non ; car les royalistes n’auront qu’àmontrer une carte de sûreté et à faire un signe, ils serontépargnés.

– Sais-tu ce signe ? connais-tu cettecarte de sûreté ?

– La carte de sûreté représente une fleur delis ; le signe consiste à se mordre la première phalange dupouce.

– Et comment peux-tu empêcher le complotd’avoir lieu ?

– En faisant arrêter les chefs.

– Connais-tu les chefs ?

– Oui.

– Quels sont leurs noms ?

– Ah ! voilà…

– Que veux-tu dire par ce motVoilà ?

– Je veux dire que voilà où le doutenon-seulement commence, mais redouble.

– Ah ! ah !

– Que fera-t-on aux chefs ducomplot ?

– Leur procès.

– Et, s’ils sont coupables ?…

– Ils seront condamnés.

– À quoi ?

– À mort.

– Eh bien, à tort ou à raison, ma consciencecrie. On m’appelle Michele le Fou ; mais jamais je n’ai faitde mal ni à un homme, ni à un chien, ni à un chat, pas même à unoiseau. Je voudrais ne pas être cause de la mort d’un homme. Jevoudrais que l’on continuât de m’appeler Michele le Fou ; maisje voudrais bien qu’on ne m’appellât jamais ni Michele ledénonciateur, ni Michele le traître, ni Michelel’homicide.

Championnet regarda le lazzarone avec uneespèce de respect.

– Et, si je te baptise Michele l’honnêtehomme, te contenteras-tu de ce titre ?

– C’est-à-dire que je n’en demanderai jamaisd’autre, et que j’oublierai mon premier parrain pour ne me souvenirque du second.

– Et bien, au nom de la république françaiseet de la république napolitaine, je te baptise du nom de Michelel’honnête homme.

Michele saisit la main du général pour la luibaiser.

– Oublies-tu, lui dit Championnet, que j’aiaboli le baisemain entre hommes ?

– Que faire, alors ? dit Michele en segrattant l’oreille. Je voudrais cependant bien vous dire combien jevous suis reconnaissant.

– Embrasse-moi ! dit Championnet en luiouvrant ses bras.

Michele embrassa le général en sanglotant dejoie.

– Maintenant, lui dit le général, parlonsraison, ragazzo.

– Je ne demande pas mieux, mon général.

– Tu connais les chefs du complot ?

– Oui, mon général.

– Eh bien, suppose un instant ici que larévélation vienne d’un autre.

– Bien.

– Que cet autre m’ait dit : « Faitesarrêter Michele : il sait le nom des chefs ducomplot. »

– Bien.

– Que je t’aie fait arrêter.

– Très-bien.

– Et que je dise : « Michele, tusais le nom des chefs du complot, tu vas me les nommer, ou je vaiste faire fusiller. » Que ferais-tu ?

– Je vous dirais : « Faites-moifusiller, mon général ; j’aime mieux mourir que de causer lamort d’un homme. »

– Parce que tu aurais l’espoir que je ne teferais pas fusiller ?

– Parce que j’aurais l’espoir que laProvidence, qui m’a déjà sauvé une fois, me sauverait uneseconde.

– Diable ! voilà qui devientembarrassant, fit Championnet en riant. Je ne puis cependant pas tefaire fusiller pour voir si tu dis la vérité.

Michele réfléchit un instant.

– Il est donc bien nécessaire que vousconnaissiez le chef ou les chefs du complot ?

– Absolument nécessaire. Ne sais tu pas qu’onne guérit du ver solitaire qu’en lui arrachant la tête ?

– Pouvez-vous me promettre qu’ils ne serontpas fusillés ?

– Tant que je serai à Naples, oui.

– Mais, si vous quittez Naples ?…

– Je ne réponds plus de rien.

– Madonna ! que faire ?

– Cherche !… Ne vois-tu aucun moyen pournous tirer tous deux d’embarras.

– Si, mon général, j’en vois un !

– Dis-le.

– Et tant que vous serez à Naples, personne nesera mis à mort à cause du complot que je vous auraidécouvert ?

– Personne.

– Eh bien, il y a une autre personne que moiqui connaît le nom des chefs du complot ; seulement, cettepersonne-là ne sait point qu’il y ait un complot.

– Quelle est-elle ?

– C’est la femme de chambre de ma sœur delait, la chevalière San-Felice.

– Et comment appelles-tu cette femme dechambre ?

– Giovannina.

– Où demeure-t-elle ?

– À Mergellina, maison du Palmier.

– Et comment saurons-nous quelque chose parelle, si elle ne connaît pas le complot ?

– Vous la ferez comparaître devant le chef dela police, le citoyen Nicolas Fasulo, et le citoyen Fasulo lamenacera de la prison si elle ne dit point quelle est la personnequi a attendu sa maîtresse, la nuit passée, chez elle, jusqu’à deuxheures du matin, et qui n’est sortie de chez elle qu’à trois.

– Et la personne qu’elle nommera sera le chefdu complot ?

– Surtout si son prénom commence par la lettreA, et son nom par la lettre B. Et maintenant, mon général, foi deMichele l’honnête homme, je vous ai dit, non pas tout ce que j’ai àvous dire, mais tout ce que je vous dirai.

– Et tu ne me demandes rien pour les servicesque tu rends à Naples ?

– Je demande que vous n’oubliiez jamais quevous êtes mon parrain.

Et, baisant de force cette fois la main que legénéral lui tendait, Michele s’élança hors de l’appartement,laissant, d’après les renseignements donnés par lui, le générallibre de faire tout ce qui lui conviendrait.

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