La San-Felice – Tome III

LXXX – LES TROIS PARTIS DE NAPLES AUCOMMENCEMENT DE L’ANNÉE 1789.

Notre livre – on a dû depuis longtemps s’enapercevoir – est un récit historique dans lequel se trouve, commepar accident, mêlé l’élément dramatique ; mais cet élémentromanesque, au lieu de diriger les événements et de les faire pliersous lui, se soumet entièrement à l’exigence des faits et netransparaît en quelque sorte que pour relier les faits entreeux.

Ces faits sont si curieux, les personnages quiles accomplissent si étranges, que, pour la première fois depuisque nous tenons une plume, nous nous sommes plaint de la richessede l’histoire, qui l’emportait sur notre imagination. Nous necraignons donc pas, lorsque la nécessité l’exige, d’abandonner pourquelques instants, nous ne disons pas le récit fictif, – tout estvrai dans ce livre, – mais le récit pittoresque, et de souderTacite à Walter Scott. Notre seul regret, et l’on en comprendral’étendue, est de ne pas posséder à la fois la plume de l’historienromain et celle du romancier écossais ; car, avec les élémentsqui nous étaient donnés, nous eussions écrit un chef-d’œuvre.

Nous avons à faire connaître à la France unerévolution qui lui est encore à peu près inconnue, parce qu’elles’est accomplie dans un temps où sa propre révolution absorbait sonattention tout entière, et ensuite parce qu’une partie desévénements que nous racontons, par les soins du gouvernement quiles opprimait, était inconnue aux Napolitains eux-mêmes.

Ceci posé, nous reprenons notre narration etnous allons consacrer quelques lignes à l’explication de cettetrêve de Sparanisi, qui, le 10 décembre, jour où elle fut connue,faisait l’étonnement de Naples.

Nous avons dit comment la ville avaitnommé des représentants, comment elle avait été elle-même trouverle vicaire général, comment elle lui avait envoyé des députés.

Le résultat de ces allées et venues avait étéd’établir que le prince Pignatelli représentait le pouvoir absoludu roi, pouvoir vieilli, mais encore dans toute sa puissance, etla ville, le pouvoir populaire, naissant, mais ayant déjàla conscience de droits qui ne devaient être reconnus que soixanteans plus tard. Ces deux pouvoirs, naturellement antipathiques etagressifs, avaient compris qu’ils ne pouvaient marcher ensemble.Cependant, le pouvoir populaire avait remporté une victoire sur lepouvoir royal : c’était la création de la garde nationale.

Mais, à côté de ces deux partis, représentant,l’un l’absolutisme royal, l’autre la souveraineté populaire, il enexistait un troisième qui était, si nous pouvons nous exprimerainsi, le parti de l’intelligence.

C’était le parti français, dont nous avons,dans un des premiers chapitres de ce livre, présenté les principauxchefs à nos lecteurs.

Celui-là, connaissant l’ignorance des bassesclasses à Naples, la corruption de la noblesse, le peu defraternité de la bourgeoisie, à peine née et n’ayant jamais étéappelée au maniement des affaires, – celui-là croyait lesNapolitains incapables de rien faire par eux-mêmes et voulait àtoute force l’invasion française, sans laquelle, à son avis, on seconsumerait en dissensions civiles et en querelles intestines.

Il fallait donc, pour fonder un gouvernementdurable à Naples, – et ce gouvernement, selon les hommes de ceparti, devait être une république, – il fallait donc, pour fonderune république, la main ferme et surtout loyale de Championnet.

Ce parti-là seul savait fermement etclairement ce qu’il voulait.

Quant au parti royaliste et au parti national,que les utopistes nourrissaient l’espoir de réunir en un seul, toutétait trouble chez eux, et le roi ne savait pas plus lesconcessions qu’il devait faire que le peuple les droits qu’ildevait exiger.

Le programme des républicains était simple etclair : Le gouvernement du peuple par le peuple, c’est-à-direpar ses élus.

Une des choses bizarres de notre pauvre monde,c’est que ce soient toujours les choses les plus claires qui ont leplus de difficulté à s’établir.

Laissés libres d’agir par le départ du roi,les chefs du parti républicain s’étaient réunis, non plus au palaisde la reine Jeanne, – un si grand mystère devenait inutile, quoiquel’on dût garder encore certaines précautions, – mais à Portici,chez Schipani.

Là, il avait été décidé que l’on ferait toutau monde pour faciliter l’entrée des Français à Naples, et pourfonder, à l’abri de la république française, la républiqueparthénopéenne.

Mais, de même que la ville avait appelé à sonaide des députés, de même les chefs républicains avaient ouvert lesportes de leurs conciliabules à un certain nombre d’hommes de leurparti, et, comme tout se décidait à la pluralité des voix, lesquatre chefs, débordés, – l’emprisonnement de Nicolino au fortSaint-Elme et l’absence d’Hector Caraffa réduisaient le nombre deschefs républicains à quatre, – les quatre chefs, débordés,n’avaient plus été assez puissants pour conduire les délibérationset diriger les décisions.

Il fut donc, dans le club républicain dePortici, décidé à l’unanimité moins quatre voix, qui étaient cellesde Cirillo, de Manthonnet, de Schipani et de Velasco, que l’onouvrirait des négociations avec Rocca-Romana, qui venait de sedistinguer contre les Français dans le combat de Caïazzo, etMaliterno, qui venait de donner de nouvelles preuves de cet ardentcourage qu’il avait, en 1796, montré dans le Tyrol.

Et, en effet, des propositions leur furentfaites, par lesquelles on offrait à chacun d’eux une haute positiondans le nouveau gouvernement qui allait se créer à Naples, s’ilsvoulaient se réunir au parti républicain. Le parlementaire chargéde cette négociation fit chaudement valoir près des deux colonelsles malheurs qui pouvaient rejaillir sur Naples de la retraîte desFrançais, et, soit ambition, soit patriotisme, les deux noblesconsentirent à pactiser avec les républicains.

Mack et Pignatelli étaient donc les seulshommes qui s’opposassent à la régénération de Naples, puisque, sansaucun doute, Mack et Pignatelli, c’est-à-dire le pouvoir civil etle pouvoir militaire disparus, le parti national, séparé de lui pardes nuances seulement, se réunirait au parti républicain.

Nous empruntons les détails suivants, que noslecteurs ne trouveront ni dans Cuoco, écrivain consciencieux, maishomme de parti pris sans s’en douter lui-même, ni dans Colletta,écrivain partial et passionné, qui écrivait loin de Naples et sansautres renseignements que ses souvenirs de haine ou de sympathie, –nous empruntons, disons-nous, les détails suivants aux Mémoirespour servir à la dernière révolution de Naples, ouvragetrès-rare et très-curieux, publié en France en 1803.

L’auteur, Bartolomeo N***, est Napolitain, et,avec la naïveté de l’homme qui n’a qu’une notion confuse du bien etdu mal, il raconte les faits en l’honneur de ses compatriotes commeceux qui sont à leur déshonneur. C’est une espèce de Suétone quiécrit ad narrandum, non ad probandum.

« Une entrevue eut lieu alors, dit-il,entre le prince de Maliterno et un des chefs du parti jacobin deNaples, que je ne nomme pas, de peur de le compromettre[1]. Dans cette entrevue, il fut convenu que,dans le courant de la nuit du 10 décembre, on assassinerait Mack aumilieu de Capoue, que Maliterno prendrait immédiatement lecommandement de l’armée, et enverrait devant les murs du palaisroyal de Naples un de ses officiers, qui chercherait un conjuréfacile à reconnaître à son signalement d’abord, et ensuite à un motd’ordre convenu. Ce conjuré, certain de la mort de Mack,pénétrerait sous prétexte de visite amicale jusqu’au princePignatelli, et l’assassinerait, comme on aurait assassinéMack. Aussitôt, on s’emparerait du Château-Neuf, sur lecommandant duquel on pouvait compter ; puis on prendraittoutes les mesures nécessaires à un changement de gouvernement, etl’on ferait, avec les Français, devenus des frères, la paix la plusavantageuse qui serait possible. »

L’envoyé de Capoue se trouva à l’heure ditedevant le palais royal et y trouva les conjurés ; seulement,au lieu d’avoir à leur annoncer la mort de Mack, il avait à leurannoncer l’arrestation de Maliterno.

Mack, ayant eu quelque révélation du complot,avait, dès la veille, fait arrêter Maliterno ; mais lespatriotes de Capoue, en communication avec ceux de Naples, avaientsoulevé le peuple en faveur de Maliterno. Maliterno, enconséquence, avait été relâché, mais envoyé, par le général Mack, àSainte-Marie.

La conspiration était éventée, et il devenaitinutile, Mack vivant, de se débarrasser de Pignatelli.

Mais Pignatelli, averti par Mack, sans aucundoute, du complot dont tous deux avaient failli être victimes,avait pris peur et avait envoyé le prince de Migliano et le duc deGeno pour conclure un armistice avec les Français.

Et voilà pourquoi Championnet, au moment où ils’y attendait le moins et devait le moins s’y attendre, avait vus’ouvrir les portes de Capoue et venir à lui les deux envoyés duvicaire général.

Maintenant, une courte explication à l’endroitdes mots que nous avons soulignés tout à l’heure et qui ont rapportà l’assassinat de Mack et à celui de Pignatelli.

Ce serait un grand tort aux moralistesfrançais, et ce serait surtout le tort d’hommes qui neconnaîtraient pas l’Italie méridionale, d’examiner l’assassinat àNaples et dans les provinces napolitaines au point de vue où nousl’examinons en France. Naples, et même la haute Italie, ont desnoms différents pour désigner l’assassinat, selon qu’il s’exécutesur un individu ou sur un despote.

En Italie, il y a l’homicide et letyrannicide.

L’homicide est l’assassinat d’individu àindividu. Le tyrannicide est l’assassinat du citoyen au tyran ou àl’agent du despotisme.

Nous avons vu, au reste, des peuples du Nord –et nous citerons les Allemands – partager cette grave erreurmorale.

Les Allemands ont presque élevé des autels àKarl Sand, qui a assassiné Kotzebüe, et à Staps, qui a tentéd’assassiner Napoléon.

Le meurtrier inconnu de Rossi et AgésilasMilano, qui a tenté de tuer d’un coup de baïonnette le roiFerdinand II au milieu d’une revue, sont considérés à Rome età Naples, non point comme des assassins, mais comme destyrannicides.

Cela ne justifie pas, mais explique lesattentats des Italiens.

Sous quelque despotisme qu’ait été courbéel’Italie, l’éducation des Italiens a toujours été classique et, parconséquent, républicaine.

Or, l’éducation classique glorifiel’assassinat politique, que nos lois flétrissent, que notreconscience réprouve.

Et cela est si vrai, que non-seulement lapopularité de Louis-Philippe s’est soutenue, grâce aux nombreuxattentats dont il a failli être victime pendant dix-huit ans derègne, mais encore qu’elle s’en était accrue.

Faites dire en France une messe en l’honneurde Fieschi, d’Alibaud, de Lecomte, à peine si une vieille mère, unesœur pieuse, un fils innocent du crime paternel, oseront yassister.

À chaque anniversaire de la mort de Milano,une messe se dit à Naples pour le salut de son âme ; à chaqueanniversaire, l’église déborde dans la rue.

Et, en effet, l’histoire glorieuse de l’Italieest comprise entre la tentative de meurtre de Mucius Scœvola sur leroi des Étrusques et l’assassinat de César par Brutus etCassius.

Et que fait le Sénat, de l’aveu duquel MuciusScœvola allait tenter le meurtre de Porsenna, lorsque le meurtrier,gracié par l’ennemi de Rome, rentre à Rome avec son brasbrûlé ?

Au nom de la République, il vote unerécompense à l’assassin, et, au nom de la République, qu’il asauvée, lui donne un champ.

Que fait Cicéron, qui passe à Rome pourl’honnête homme par excellence, lorsque Brutus et Cassiusassassinent César ?

Il ajoute un chapitre à son livre Deofficiis pour prouver que, lorsqu’un membre de la société estnuisible à la société, chaque citoyen, se faisant chirurgienpolitique, a le droit de retrancher ce membre du corps social.

Et il résulte de ce que nous venons de direque, si nous croyions orgueilleusement que notre livre a uneimportance qu’il n’a pas, nous inviterions les philosophes et mêmeles juges à peser ces considérations, que ne songent à faire valoirni les avocats ni les prévenus eux-mêmes, chaque fois qu’unItalien, et surtout un Italien des provinces méridionales, setrouvera mêlé à quelque tentative d’assassinat politique.

La France seule est assez avancée encivilisation pour placer sur le même rang Louvel et Lacenaire, et,si elle fait une exception en faveur de Charlotte Corday, c’est àcause de l’horreur physique et morale qu’inspirait le batracienMarat.

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