La San-Felice – Tome III

LXXXV – QUELLE ÉTAIT LA DIPLOMATIE DUGOUVERNEUR DU CHATEAU SAINT-ELME.

Comme l’avait deviné Nicolino Caracciolo, lafemme voilée n’était autre que la marquise de San-Clemente.

Au risque de perdre sa faveur et sa positionprès de la reine, qui ne lui avait pas dit, au reste, un mot de cequi était arrivé, et qui n’avait changé en rien ses façonsvis-à-vis d’elle, la marquise de San-Clemente, comme l’avait ditRoberto Brandi, était venue deux fois pour essayer de voirNicolino.

Le commandant avait été inflexible : lesprières n’avaient pu le toucher, l’offre d’un millier de ducatsn’avait pu le corrompre.

Ce n’était point que le commandant Brandi fûtla perle des honnêtes gens ; il s’en fallait, au contraire, dutout au tout. Mais c’était un homme assez fort en arithmétique pourcalculer que, quand une place vaut dix ou douze mille ducats paran, il ne faut pas s’exposer à la perdre pour mille.

Et, en effet, quoique le traitement dugouverneur du château Saint-Elme ne fut en réalité que de quinzecents ducats, comme il était chargé de nourrir les prisonniers etque les arrestations venaient de durer et promettaient de durerencore longtemps à Naples, – de même que M. Delaunay, dont letraitement, comme gouverneur de la Bastille, était de douze millefrancs fixe, parvenait à lui faire produire cent quarante millelivres, – de même Roberto Brandi, dont le traitement était de cinqou six mille francs, tirait de son fort quarante ou cinquante millefrancs.

Cela explique l’intégrité de Roberto Brandi.En apprenant les nouvelles du 9 décembre, c’est-à-dire le retour duroi, la défaite des Napolitains et la marche de l’armée françaisesur Naples, il avait été plus loin que le marquis Vanni, quin’avait pas voulu se faire, de Nicolino, un ennemi acharné :Roberto Brandi avait rêvé de se faire, de Nicolino, non-seulementun ami, mais encore un protecteur. Et, à cet effet, il avait, commenous l’avons vu, essayé de semer dans le cœur de son prisonnier,avant que celui-ci pût se douter dans quel but, cette graine quifleurit si rarement, et qui, plus rarement encore, porte sesfruits, la reconnaissance.

Mais, quoiqu’il ne fût qu’à demi Napolitain,puisqu’il était Français par sa mère, Nicolino Caracciolo n’avaitpas été assez naïf pour attribuer à une sympathie spontanée lechangement qui, depuis la veille, s’était fait pour lui dans lesfaçons du commandant. Aussi, l’avons-nous vu se demander quelsétaient les événements extraordinaires qui avaient pu amener enverslui ce changement de façons.

La marquise, en lui apprenant la catastrophede Rome et la fuite prochaine de la famille royale pour Palerme,lui apprit sur ce point tout ce qu’il désirait savoir.

Mais, nous n’avons pas besoin de le dire à noslecteurs, qui, nous l’espérons, s’en seront aperçus, Nicolino étaithomme d’esprit. Il résolut de tirer tout le parti possible de lasituation, en laissant peu à peu venir à lui Roberto Brandi. Il yavait évidemment, dans l’avenir et à un moment donné, un pacteavantageux pour tout le monde à faire entre le gouverneur duchâteau Saint-Elme et les républicains.

Jusque-là, toutes les avances avaient étéfaites par le commandant du château, tandis que Nicolino n’étaitnullement engagé de son côté.

Quoique les instances obstinées de la marquiseSan-Clemente, pour arriver jusqu’à lui, instances qui avaient étécouronnées par le succès, eussent laissé à Nicolino, si sceptiquequ’il fût, peu de doutes sur son dévouement, soit que ce peu dedoutes qui lui restait fut suffisant pour le tenir en réservevis-à-vis d’elle, soit qu’il craignît qu’elle ne fût épiée, etqu’en la chargeant de quelque message pour ses compagnons, il neles compromît et, en même temps, ne compromît la marquiseelle-même, Nicolino n’occupa les deux heures qu’elle passa près delui qu’à lui parler de son amour ou à le lui prouver.

Les amants se séparèrent enchantés l’un del’autre et s’aimant plus que jamais. La marquise San-Clementepromit à Nicolino que, tous les soirs où elle ne serait pas deservice près de la reine, elle les viendrait passer avec lui ;et Roberto Brandi ayant été interrogé sur la possibilité de mettrece projet à exécution, et n’y ayant vu aucun empêchement de soncôté, il fut convenu que les choses se passeraient ainsi.

Le commandant n’avait point été sans savoirque la dame voilée était la marquise de San-Clemente, c’est-à-direune des dames d’honneur les plus avant dans l’intimité de lareine ; et, par un jeu de bascule des plus simples, ilcomptait bien toujours se trouver sur ses pieds par la marquise deSan-Clemente, si c’était le parti royal qui l’emportait, parNicolino Caracciolo, si c’était, au contraire, les républicains quiavaient le dessus.

Les jours s’écoulèrent, nous avons vu dequelle façon, en projets de résistance de la part du roi et ensuitede la part de la reine. Rien ne fut changé à la position deNicolino, si ce n’est que les soins du commandant à son égard,non-seulement continuèrent, mais allèrent toujours augmentant… Ileut du pain blanc, trois plats à son déjeuner, cinq à son dîner, duvin de France à discrétion, et la permission de se promener deuxfois par jour sur les remparts, à la condition de donner sa paroled’honneur de ne point sauter du haut en bas.

La situation de Nicolino ne lui paraissaitpas, surtout depuis la disparition du procureur fiscal etl’apparition de la marquise, tellement désespérée, qu’il dût, pouren sortir, risquer un suicide ; aussi, sans se faire prier,donna-t-il sa parole d’honneur, et put-il, sur sa foi, se promenertout à son aise.

Par la marquise, qui tenait exactement saparole et qui, grâce à l’indifférence qu’elle affectait pour leprisonnier et aux précautions qu’elle prenait pour le venir voir,n’était aucunement inquiétée, Nicolino Caracciolo savait toutes lesnouvelles de la cour. Il connaissait le roi et ne crut jamaissérieusement à sa résistance, et, comme la marquise de San-Clementefaisait partie des personnes qui devaient suivre la cour à Palerme,il sut la vérité, entre sept et huit heures, le soir même du 21décembre, c’est-à-dire trois heures avant la fuite de la familleroyale.

La marquise ne savait rien positivement de cequi devait se passer. Elle avait reçu l’ordre de se trouver à dixheures du soir dans les appartements de la reine ; là, il luiserait fait communication de la résolution prise. La marquisen’avait aucun doute que la résolution prise ne fût celle dudépart.

Elle revenait donc à tout hasard faire sesadieux à Nicolino. Ces adieux faits ne l’engageaient à rien, et, sielle restait, il serait toujours temps de les refaire.

On pleura beaucoup, on promit de s’aimertoujours, on fit venir le commandant, qui s’engagea, pourvuqu’elles lui fussent adressées, à remettre à Nicolino les lettresde la marquise, et qui, pourvu qu’il en prit lecture auparavant,promit de faire passer à la marquise les lettres de Nicolino ;puis, toutes choses bien convenues, on échangea le plus prèspossible quelques paroles d’un désespoir assez calme pour ne pointdonner aux amants eux-mêmes de trop grandes inquiétudes l’un surl’autre.

C’est une charmante chose que les amoursfaciles et les passions raisonnables. Comme les goëlands dans latempête, elles ne font que mouiller le bout de leurs ailes ausommet des vagues ; puis le vent les emporte du côté verslequel il souffle, et, plutôt que de lutter contre lui, elles selaissent, souriantes au milieu des larmes, dans une pose gracieuse,emporter par le vent comme les Océanides de Flaxman.

Le chagrin donna grand appétit à Nicolino. Ilsoupa de manière à effrayer son geôlier, qu’il força de boire aveclui à la santé de la marquise. Le geôlier protesta contre laviolence qui lui était faite, mais il but.

Sans doute, la douleur avait tenu Nicolinoéveillé fort avant dans la nuit ; car, lorsque le commandant,vers huit heures du matin, entra dans le cachot de son prisonnier,il le trouva profondément endormi.

Cependant la nouvelle qu’il lui apportaitétait assez grave pour qu’il prit sur lui de l’éveiller. On luiavait envoyé, pour les afficher à l’intérieur et à l’extérieur duchâteau, quelques-unes des proclamations qui annonçaient le départdu roi, qui promettaient son prochain retour, qui nommaient leprince Pignatelli vicaire général, et Mack lieutenant duroyaume.

Les égards que le commandant avait voués à sonprisonnier lui faisaient un devoir de lui communiquer cetteproclamation avant de la faire connaître à personne.

La nouvelle, en effet, était grave ; maisNicolino y était préparé. Il se contenta de murmurer :« Pauvre marquise ! » Puis, écoutant les sifflementsdu vent dans les corridors et les battements de la pluie au-dessusde sa tête, il ajouta, comme Louis XV regardant passer leconvoi de madame de Pompadour :

– Elle aura mauvais temps pour son voyage.

– Si mauvais, répondit Roberto Brandi, que lesvaisseaux anglais sont encore dans la rade et n’ont pu partir.

– Bah ! vraiment ! réponditNicolino. Et peut-on, quoique ce ne soit pas l’heure de lapromenade, monter sur les remparts ?

– Certainement ! La gravité de lasituation serait une excuse, si l’on venait à me faire un crime dema complaisance. Dans ce cas, n’est-ce pas, monsieur le duc, vousauriez la bonté de dire que cette complaisance, vous l’avez exigéede moi ?

Nicolino monta sur le rempart, et, en saqualité de neveu d’un amiral, comme il disait, reconnut, sur leVan-Guard et la Minerve,les pavillons quiindiquaient la présence du roi sur l’un de ces bâtiments et duprince de Calabre sur l’autre.

Le commandant, qui l’avait quitté un instant,le rejoignit en lui apportant une excellente lunetted’approche.

Grâce à cette excellente lunette, il putsuivre les péripéties du drame que nous avons raconté. Il vit lamunicipalité et les magistrats venant supplier vainement le roi dene point partir ; il vit le cardinal-archevêque monter à borddu Van-Guard et en descendre ; il vit Vanni, chasséde la Minerve, rentrer désespéré derrière le môle. Une oudeux fois même, il vit apparaître sur le pont la belle marquise. Illui sembla qu’elle levait tristement les yeux au ciel et essuyaitune larme ; et ce spectacle lui parut d’un intérêt tel, qu’ilresta toute la journée sur le rempart, tenant sa lunette à la main,et ne quitta son observatoire que pour descendre, à la hâte,déjeuner et diner.

Le lendemain, ce fut encore le commandant quientra le premier dans sa chambre. Rien n’était changé depuis laveille ; le vent continuait d’être contraire ; lesvaisseaux étaient toujours dans le port.

Enfin vers trois heures, on appareilla. Lesvoiles descendirent gracieusement le long des mâts et semblèrentfaire un appel au vent. Le vent obéit, les voiles segonflèrent : vaisseaux et frégates se mirent en mouvement ets’avancèrent lentement vers la haute mer. Nicolino reconnut à borddu Van-Guard une femme qui faisait des signes nonéquivoque de reconnaissance, et, comme cette femme ne pouvait êtreautre que la marquise de San-Clemente, il lui jeta à traversl’espace un tendre et dernier adieu.

Au moment où la flotte commençait àdisparaître derrière Caprée, on vint annoncer à Nicolino que ledîner était servi, et, comme rien ne le retenait plus sur lerempart, il descendit vivement, pour ne pas donner aux plats, quidevenaient de plus en plus délicats, le temps de se refroidir.

Le même soir, le commandant, inquiet de lasituation de cœur et d’esprit dans laquelle devait se trouver sonprisonnier, après les terribles émotions de la journée, descenditdans son cachot, et le trouva aux prises avec une bouteille desyracuse.

Le prisonnier paraissait très-ému. Il avait lefront rêveur et l’œil humide.

Il tendit mélancoliquement la main aucommandant, lui versa un verre de syracuse et trinqua avec lui ensecouant la tête.

Puis, après avoir vidé son verre jusqu’à ladernière goutte :

– Et quand je pense, dit-il, que c’est avec unpareil nectar qu’Alexandre VI empoisonnait ses convives !Il fallait que ce Borgia fût un bien grand coquin.

Puis, vaincu par l’émotion que lui causait cesouvenir historique, Nicolino laissa tomber sa tête sur la table ets’endormit !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer