La San-Felice – Tome III

CIX – ELEONORA FONSECA PIMENTEL.

Le soir même du jour où le cardinal Ruffo seséparait de François Caracciolo sur la plage de Catona, le salon dela duchesse Fusco réunissait celles des personnes les plusdistinguées de Naples qui avaient adopté les nouveaux principes ets’étaient déclarées pour la République, proclamée depuis huitjours, et pour les Français qui l’avaient apportée.

Nous connaissons déjà à peu près tous lespromoteurs de cette révolution ; nous les avons vus à l’œuvre,et nous savons avec quel courage ils y travaillaient.

Mais il nous reste à faire connaissance avecquelques autres patriotes que les besoins de notre récit n’ontpoint encore conduits sous nos yeux, et que cependant ce serait uneingratitude à nous d’oublier, lorsque la postérité conservera d’euxune si glorieuse mémoire.

Nous ouvrirons donc la porte du salon de laduchesse, entre huit et neuf heures du soir, et, grâce au privilègedonné à tout romancier de voir sans être vu, nous assisterons à unedes premières soirées où Naples respirait à pleins poumons l’airenivrant de la liberté.

Le salon où était réunie l’intéressantesociété au milieu de laquelle nous allons introduire le lecteuravait la majestueuse grandeur que les architectes italiens nemanquent jamais de donner aux pièces principales de leurs palais.Le plafond, cintré et peint à fresque, était soutenu par descolonnes engagées dans la muraille. Les fresques étaient deSolimène, et, selon l’habitude du temps, représentaient des sujetsmythologiques.

Sur une des faces, la plus étroite del’appartement, qui avait la forme d’un carré long, on avait élevéun praticable, comme on dit en termes de théâtre, auquel onparvenait par trois marches et qui pouvait servir à la fois dethéâtre pour jouer de petites pièces et d’estrade pour mettre lesmusiciens un jour de bal. Un piano, trois personnes, dont l’unetenait un papier de musique à la main, causaient ou plutôtétudiaient les notes et les paroles dont était couvert lepapier.

Ces trois personnes étaient Eleonora FonsecaPimentel, le poëte Vicenzo Monti, et le maestro DominiqueCimarosa.

Eleonora Fonseca Pimentel, dont plusieurs foisdéjà nous avons prononcé le nom, et toujours avec l’admiration quis’attache à la vertu et le respect qui suit le malheur, était unefemme de trente à trente-cinq ans, plus sympathique que belle. Elleétait grande, bien faite, avec l’œil noir, comme il convient à uneNapolitaine d’origine espagnole, le geste grave et majestueux commel’aurait une statue antique animée. Elle était à la fois poëte,musicienne et femme politique ; il y avait en elle de labaronne de Staël, de la Delphine Gay et de madame Roland.

Elle était, en poésie, l’émule deMétastase ; en musique, celle de Cimarosa ; en politique,celle de Mario Pagano.

Elle étudiait en ce moment une ode patriotiquede Vicenzo Monti, dont Cimarosa avait composé la musique.

Vicenzo Monti était un homme de quarante-cinqans, le rival d’Alfieri, sur lequel il l’emporte par l’harmonie, lapoésie du langage et l’élégance. Jeune, il avait été secrétaire decet imbécile et insatiable prince Braschi, neveu de Pie VI, etpour l’enrichissement duquel le pape avait soutenu le scandaleuxprocès Lepri. Il avait fait trois tragédies : Aristodeme,Caïus Gracchus et Manfredi ; puis un poëme enquatre chants, la Basvigliana, dont la mort de Basvilleétait le sujet. Puis il était devenu secrétaire du directoire de larépublique cisalpine, professeur d’éloquence à Paris et debelles-lettres à Milan. Il venait de faire la Marseillaiseitalienne, dont Cimarosa venait de faire la musique, et cesvers qu’Eleonora Pimentel lisait avec enthousiasme, parce qu’ilscorrespondaient à ses sentiments, étaient les siens.

Dominique Cimarosa, qui était assis devant lepiano, sur les touches duquel erraient distraitement ses doigts,était né la même année que Monti ; mais jamais deux hommesn’avaient plus différé, physiquement du moins, l’un de l’autre, quele poëte et le musicien. Monti était grand et élancé, Cimarosaétait gros et court ; Monti avait l’œil vif et incisif,Cimarosa, myope, avait des yeux à fleur de tête et sansexpression ; tandis qu’à la seule vue de Monti, l’on pouvaitse dire que l’on avait devant les yeux un homme supérieur, rien, aucontraire, ne révélait dans Cimarosa le génie dont il était doué,et à peine pouvait-on croire, lorsque son nom était prononcé, quec’était là l’homme qui, à dix-neuf ans, commençait une carrièrequi, en fécondité et en hauteur, égale celle de Rossini.

Le groupe le plus remarquable après celui-ci,qui, du reste, dominait les autres comme celui d’Apollon et desMuses dominait ceux du Parnasse de Tithon du Tillet, se composaitde trois femmes et de deux hommes.

Les trois femmes étaient trois des femmes lesplus irréprochables de Naples. La duchesse Fusco, dans le salon delaquelle on était réuni et que nous connaissons de longue datecomme la meilleure et la plus intime amie de Luisa, la duchesse dePepoli et la duchesse de Cassano.

Lorsque les femmes n’ont point reçu de lanature quelque talent hors ligne, comme Angelica Kauffmann enpeinture, comme madame de Staël en politique, comme George Sand enlittérature, le plus bel éloge que l’on puisse faire d’elles est dedire qu’elles étaient de chastes épouses et d’irréprochables mèresde famille. Domum mansit, lanam fecit, disaient lesanciens : Elle garda la maison et fila de la laine,et tout était dit.

Nous bornerons donc l’éloge de la duchesseFusco, de la duchesse de Pepoli et de la duchesse de Cassano à ceque nous en avons dit.

Quant au plus âgé et au plus remarquable deshommes qui faisaient partie du groupe, nous nous étendrons pluslonguement sur lui.

Cet homme, qui paraissait avoir soixante ans,à peu près, portait le costume du XVIIIe siècle danstoute sa pureté, c’est-à-dire la culotte courte, les bas de soie,les souliers à boucles, le gilet taillé en veste, l’habit classiquede Jean-Jacques Rousseau et, sinon la perruque, du moins la poudredans ses cheveux. Ses opinions très-libérales et très-avancéesn’avaient eu l’influence de le modifier en rien.

Cet homme était Mario Pagano, un des avocatsles plus distingués non-seulement de Naples, mais de toutel’Europe.

Il était né à Brienza, petit village de laBasilicate, et était élève de cet illustre Genovesi qui, lepremier, ouvrit, par ses ouvrages, aux Napolitains, un horizonpolitique qui, jusque-là, leur était inconnu. Il avait été amiintime de Gaetano Filangieri, auteur de la Science de laLégislation, et, guidé par ces deux hommes de génie, il étaitdevenu une des lumières de la loi.

La douceur de sa voix, la suavité de saparole, l’avaient fait surnommer le Platon de la Campanie.Encore jeune, il avait écrit la Juridiction criminelle,livre qui avait été traduit dans toutes les langues et qui avaitobtenu une mention honorable de notre Assemblée nationale. Lesjours de la persécution arrivés, Mario Pagano avait eu le couraged’accepter la défense d’Emmanuele de Deo et de ses deuxcompagnons ; mais toute défense était inutile, et, sibrillante que fût la sienne, elle n’eut d’effet que d’augmenter laréputation de l’orateur et la pitié que l’on portait aux victimesqu’il n’avait pu sauver. Les trois accusés étaient condamnésd’avance ; et tous trois, comme nous l’avons déjà dit, furentexécutés ; le gouvernement, étonné du courage et del’éloquence de l’illustre avocat, comprit qu’il était un de ceshommes qu’il vaut mieux avoir pour soi que contre soi. Pagano futnommé juge. Mais, dans ce nouveau poste, il conserva une telleénergie de caractère et une telle intégrité, qu’il devint pour lesVanni et les Guidobaldi un reproche vivant. Un jour, sans que l’onsût pour quelle cause, Mario Pagano fut arrêté et mis dans uncachot, espèce de tombe anticipée, où il resta treize mois. Dans cecachot, filtrait, à travers une étroite ouverture, un seul rayon delumière qui semblait venir dire de la part du soleil :« Ne désespère pas, Dieu te regarde. » À la lueur de cesrayons, il écrivit son Discours sur le beau, œuvre sipleine de douceur et de sérénité, qu’il est facile de reconnaîtrequ’elle est écrite sous un rayon de soleil. Enfin, sans êtredéclaré innocent, afin que la junte d’État pût toujours remettre lamain sur lui, il fut rendu à la liberté, maisprivé de tous sesemplois.

Alors, reconnaissant qu’il ne pouvait plusvivre sur cette terre d’iniquité, il avait passé la frontière ets’était réfugié à Rome, qui venait de proclamer la République. MaisMack et Ferdinand l’y avaient suivi de près, et force lui fut dechercher un refuge dans les rangs de l’armée française.

Il était revenu à Naples, où Championnet, quiconnaissait toute sa valeur, l’avait fait nommer membre dugouvernement provisoire.

Son interlocuteur, moins célèbre alors qu’ilne le fut depuis par ses fameux Essais sur les révolutions deNaples, était déjà cependant un magistrat distingué par sonérudition et son équité. Sa conversation très-animée, avec Pagano,roulait sur la nécessité de fonder à Naples un journal politiquedans le genre du Moniteur français. C’était la premièrefeuille de ce genre qui paraîtrait dans la capitale desDeux-Siciles. Maintenant, le point en litige était celui-ci :Tous les articles seraient-ils signés, ou paraîtraient-ils, aucontraire, sans signature ?

Pagano prenait la question à son point de vuemoral. Rien, selon lui, n’était plus naturel que, du moment quel’on affirmait une question, on la signât. Cuoco prétendait, aucontraire, que, par cette sévérité de principes, on écartait de soiune foule de gens de talent qui, par timidité, n’oseraient plusdonner leur concours au journal de la République, du moment qu’ilsseraient forcés d’avouer qu’ils y travaillaient.

Championnet, qui assistait à la soirée, futappelé par Pagano pour donner son avis sur cette grave question. Ildit qu’en France les seuls articles Variétés etSciences étaient signés, ou bien encore quelquesappréciations hors ligne que leurs auteurs n’avaient point lamodestie de laisser passer sous le voile de l’incognito.

L’opinion de Championnet sur cette matièrefaisait d’autant plus loi que c’était lui qui avait donné l’idée decette fondation.

Il fut donc convenu que ceux qui voudraientsigner leurs articles les signeraient, mais aussi que ceux quivoudraient garder l’incognito pourraient le garder.

Restait la question d’un rédacteur en chef.C’était, en supposant une restauration, un cas pendable, commedisent les matassins de M. de Pourceaugnac, que d’avoirété rédacteur en chef du Moniteur parthénopéen. Mais,cette fois encore, Championnet leva la difficulté, en disant que lerédacteur en chef était déjà trouvé.

À ces mots, la susceptibilité nationale deCuoco se souleva. Présenté par Championnet, ce rédacteur en chefdevait naturellement être un étranger ; et, si prudent que fûtle digne magistrat, il eût préféré risquer sa tête en mettant sonnom au bas de la feuille officielle que d’y laisser mettre le nomd’un Français.

C’était le lendemain, au reste, que paraissaitle premier numéro : pendant que l’on discutait si leMoniteur parthénopéen serait ou non signé, leMoniteur se composait.

Autour d’une grande table couverte d’un tapisvert et sur lequel se trouvaient réunis encre, plume et papier,cinq ou six membres des comités étaient assis et rédigeaient desordonnances qui devaient être affichées le lendemain ; CarloLaubert les présidait.

Les ordonnances que rédigeaient les membresdes comités concernaient la dette royale, qui était reconnue dettenationale, dette dans laquelle se trouvaient compris tous les volsqu’au moment de son départ le roi avait faits, soit dans lesbanques privées, soit dans les établissements de bienfaisance, telsque le Mont-de-Piété, l’hospice des Orphelins, le serraglio deiPoveri.

Puis venait un décret concernant les secoursaccordés aux veuves des martyrs de la révolution ou des victimes dela guerre, aux mères des héros qui, dans l’avenir, mourraient pourla patrie. C’était Manthonnet qui rédigeait ce décret, et, aprèsl’avoir rédigé, il écrivit en marge de ce dernier paragraphe cettesimple annotation :

J’espère que ma mère aura droit un jour àcette faveur.

Puis un autre décret concernant l’abaissementdu prix du pain et du macaroni, la suppression des droits d’entréesur l’huile et l’abolition des baise-mains entre hommes et du titred’excellence.

Sur une table à part, le général Dufresse,commandant de la ville et des châteaux, rédigeait cette curieuseordonnance sur les théâtres :

« Le général commandant la place et leschâteaux.

» Les rapports que la municipalité et lesdirecteurs des différents théâtres me font parvenir chaque jourcontre les militaires de tous grades, m’obligent à rappeler ceux-cià leurs devoirs en les prévenant régulièrement. Cet avis donné,ceux qui, au mépris de la discipline, s’oublieront eux-mêmes, et,en s’oubliant eux-mêmes, oublieront ce qu’ils doivent à la société,seront sévèrement punis.

» Les théâtres, dans tous les temps, ontété institués pour reproduire les ridicules, les vertus et lesvices des nations, de la société et des individus ; dans tousles temps, ils ont été un centre de réunion, un objet de respect,un lieu d’instruction pour les uns, de récréation tranquille pourles autres, de repos pour tous. En vue de telles considérations, etdepuis la régénération française, les théâtres sont appelés l’écoledes mœurs.

» En conséquence, tout militaire ou toutindividu qui y troublera l’ordre et qui s’éloignera de la décence,qui doit être la première loi des lieux publics, soit par uneapprobation ou une désapprobation immodérée envers les acteurs, etfinalement interrompra la représentation, de quelque manière que cesoit, sera immédiatement arrêté et conduit par la garde du buongoverno, à la maison du commandant de place, pour y être puniselon la gravité de la faute qu’il aura commise.

» Tout militaire ou tout individu qui,malgré les lois rendues et les ordres donnés par le général en chefde respecter les personnes et la propriété, prétendra s’approprierune place qui n’est point la sienne, – et cela arrive tous lesjours, – sera également conduit au commandant de place.

» Tout militaire ou tout individu qui,contre le bon ordre et l’usage des théâtres, essayera de forcer lasentinelle pour entrer sur la scène ou dans les loges des acteurs,sera arrêté et de même conduit au commandant de place.

» L’officier de garde et l’adjudant-majorde la place sont chargés de veiller à l’exécution du présentrèglement, et ceux qui, en cas de trouble, n’en feraient pasarrêter les auteurs, seront considérés et punis comme perturbateurseux-mêmes. »

Ce règlement achevé, le général Dufresse fitsigne à Championnet, qui lisait un papier à la lueur d’uncandélabre, que son rapport était fini et qu’il désirait le luicommuniquer. Championnet interrompit sa lecture, vint à Dufresse,écouta son rapport et l’approuva en tout point.

Fort de cette approbation, Dufresse lesigna.

Alors, Championnet pria qu’on voulût bienl’écouter un instant, invita Velasco et Nicolino Caracciolo, cesdeux hommes politiques qui avaient quarante-trois ans à eux deux,et qui, tandis que les personnages graves s’occupaient del’éducation des peuples, s’occupaient, eux, de celle du perroquetde la duchesse Fusco, pria, disons-nous, Velasco et Nicolino defaire silence.

La chose ne fut pas difficile à obtenir. Parsa douceur, sa fermeté, son respect des mœurs, son amour de l’art,Championnet avait conquis les sympathies de toutes les classes, et,dans Naples, la ville ingrate par excellence, aujourd’hui encore,un certain écho affaibli par le temps, mais perceptible cependant,apporte aux contemporains son nom à travers cinq générations et lesdeux tiers d’un siècle.

Championnet se rapprocha de la cheminée, sereplaça dans le rayon de lumière projeté par le candélabre, dépliale papier qu’il était en train de lire, lorsque Dufresse l’avaitinterrompu, et, de sa voix douce et sonore à la fois, en excellentitalien :

– Mesdames et messieurs, dit-il, je vousdemande la permission de vous lire le premier article duMoniteur parthénopéen, qui paraît demain samedi, 6 février1799, vieux style, – et je me sers du vieux style, parce que je nevous crois pas encore parfaitement habitués au nouveau ; sansquoi, je dirais samedi 18 pluviôse. Ce sont les épreuves de cetarticle que je reçois à l’instant même de l’imprimerie. Voulez-vousl’entendre, et, comme il doit être en quelques mots l’expression del’opinion de tous, faire vos observations, si vous avez desobservations à faire ?

Cette espèce d’annonce excita la plus vivecuriosité. Nous l’avons dit, le nom du rédacteur en chef duMoniteur était encore inconnu, et chacun était avide desavoir de quelle façon il débuterait dans cet art, complétementignoré à Naples, de la publicité quotidienne.

Chacun se tut donc, même Monti, même Cimarosa,même Velasco, même Nicolino, même leur élève, le perroquet de laduchesse.

Championnet, au milieu du plus profondsilence, lut alors l’espèce de programme suivant :

Liberté. ………… Egalité.

MONITEUR PARTHÉNOPÉEN.

N° 1er

» Samedi 18 pluviôse, au vu de la liberté et 1er dela République napolitaine une et indivisible.

» Enfin, nous sommeslibres !… »

Un frémissement courut dans l’assemblée, etchacun fut prêt à répéter par acclamation ce cri qui s’échappait detous les cœurs généreux, et par lequel un nouvel organe des grandsprincipes propagés par la France annonçait son existence aumonde.

Championnet, avant même que ce frémissementfût éteint, continua :

« Enfin, le jour est venu où nous pouvonsprononcer sans crainte les saints noms de liberté etd’égalité, en nous proclamant les dignes fils de larépublique mère, les dignes frères des peuples libres de l’Italieet de l’Europe.

» Si le gouvernement tombé a donné unexemple inouï d’aveugle et implacable persécution, le nombre desmartyrs de la patrie s’est augmenté, voilà tout. Pas un seuld’entre eux, en face de la mort, n’a fait un pas en arrière ;tous, au contraire, d’un œil serein, ont regardé l’échafaud et d’unpas ferme en ont monté les degrés. Beaucoup, au milieu des plusatroces douleurs, sont restés sourds aux promesses de l’impunité,aux offres de récompenses que l’on murmurait à leurs oreilles,stables dans leur foi, immuables dans leurs convictions.

» Les passions mauvaises insinuées depuistant d’années, par tous les moyens de séduction possibles, dans lesclasses les plus ignorantes du peuple, à qui les proclamations etles instructions pastorales dépeignaient la généreuse nationfrançaise sous les plus noires couleurs, les basses menées duvicaire général François Pignatelli, dont le nom seul soulève lecœur, menées qui avaient pour but de faire croire au peuple que lareligion serait abolie, la propriété ruinée, ses femmes et sesfilles violées, ses fils assassinés, ont, par malheur, taché desang la belle œuvre de notre régénération. Plusieurs pays se sontinsurgés pour attaquer les garnisons françaises et ont succombésous la justice militaire ; d’autres, après avoir assassinébeaucoup de leurs concitoyens, se sont armés pour s’opposer aunouvel ordre de choses, et ont dû, après une courte lutte, céder àla force. La nombreuse population de Naples, à laquelle, par labouche de ses sbires, le vicaire général distillait la haine etl’assassinat, cette population, après sept jours d’anarchiesanglante, après s’être emparée des châteaux et des armes, aprèsavoir saccagé la propriété et menacé la vie des honnêtes citoyens,cette population, pendant deux jours et demi, s’opposa à l’entréede l’armée française. Les braves qui composaient cette armée, sixfois moins nombreux que leurs adversaires, foudroyés du haut destoits, du haut des fenêtres, du haut des bastions par des ennemisinvisibles, soit dans les chemins de traverse, soit dans lessentiers montueux, soit dans les rues étroites et tortueuses de laville, ont dû conquérir le terrain pied à pied, plus encore par lecourage intelligent que par la force matérielle. Mais, opposant unexemple de vertu et de civilisation à tant d’abrutissement et decruauté, au fur et à mesure que le peuple était forcé de déposerles armes, le vainqueur généreux embrassait les vaincus et leurpardonnait.

» Quelques valeureux citoyens, profitantde l’intelligente victoire de notre brave Nicolino Caracciolo,digne du nom illustre qu’il porte, quelques valeureux citoyens,entrés au fort Saint-Elme dans la nuit du 20 au 21 janvier, avaientjuré de s’ensevelir sous ses ruines, mais de proclamer la libertédu fond même de leur tombe, et, là, ils avaient dressé l’arbresymbolique non-seulement en leur nom, mais encore au nom des autrespatriotes que les circonstances tenaient éloignés d’eux. Dans lajournée du 21 janvier, jour à jamais mémorable, on voyait s’avancerles invincibles drapeaux de la république française ; ils luijurèrent alliance et fidélité. Enfin, le 23, à une heure del’après-midi, l’armée fit son entrée victorieuse à Naples.Oh ! ce fut alors un magique spectacle que de voir succéder,entre les vaincus et les vainqueurs, la fraternité à la boucherie,et que d’entendre le brave général Championnet reconnaître notrerépublique, saluer notre gouvernement, et, par de nombreuses etloyales proclamations, assurer à chacun la possession de lapropriété, donner à tous l’assurance de la vie. »

La lecture, qui avait déjà, au précédentparagraphe, été interrompue par de nombreux applaudissements, lefut cette fois par un hourra unanime. L’auteur avait touché unefibre sensible et résonnante dans tous les cœurs napolitains, cellede la reconnaissance de la partie éclairée de la population à larépublique française, qui, à travers tant de périls, par des succèsincroyables ou inespérés, venait lui apporter ces deux lumières quiémanent de Dieu lui-même, la civilisation et la liberté.

Championnet salua les applaudisseurs avec soncharmant sourire et reprit :

« L’entrée, par la trahison, du despotedéchu à Rome, sa fuite honteuse à Palerme sur les vaisseauxanglais, l’encombrement sur ces vaisseaux des trésors publics etprivés, des dépouilles de nos galeries et de nos musées, desrichesses de nos institutions pieuses, du pillage de nos banques,vol impudent et manifeste, qui a enlevé à la nation les dernièresressources de son numéraire, tout est connu maintenant.

» Citoyens, vous savez le passé, vousvoyez le présent, c’est à vous de préparer et d’assurerl’avenir ! »

La lecture de ce cri de liberté, jeté à lafois par la bouche et par le cœur, cet appel patriotique à lafraternité des citoyens dans une ville où, jusqu’à ce jour, lafraternité était un mot inconnu, ce dévouement à la patrie dont lesmartyrs du passé avaient donné l’exemple aux martyrs de l’avenir,récompensé par l’éloge public, tout cela porta plus encore que lavaleur du discours, si bien en harmonie, au reste, avec lesentiment de nationalité qui, au jour des révolutions, s’éveille etbout dans les âmes, tout cela porta le succès de la lecture jusqu’àl’exaltation. Ceux qui venaient de l’entendre crièrent d’une seulevoix : « L’auteur ! » et l’on vit alorsdescendre de son estrade et venir, d’un pas lent et timide dans samajesté, se ranger près de Championnet, pareille à la muse de lapatrie, protégée par la victoire, la belle, chaste et nobleEleonora Pimentel.

L’article était écrit par elle ; c’étaitelle, ce rédacteur en chef inconnu du Moniteurparthénopéen. Une femme avait réclamé l’honneur, mortelpeut-être, de cette rédaction, pour laquelle des hommes timidesdemandaient, patriotes bien connus cependant, le bénéfice del’incognito.

Alors, de l’exaltation, on passa àl’enthousiasme ; des hourras frénétiques éclatèrent ;tous ces patriotes, quels qu’ils fussent, juges, législateurs,lettrés, savants, officiers généraux se précipitèrent vers elleavec cet enthousiasme méridional qui se traduit par des gestesdésordonnés et des cris furieux. Les hommes tombèrent à genoux, lesfemmes s’approchèrent en s’inclinant. C’était le succès de Corinnechantant au Capitole la grandeur évanouie des Romains, succèsd’autant plus grand pour Eleonora que ce n’était point la grandeurdu passé qu’elle chantait, mais les espérances de l’avenir. Et,comme il faut toujours que le grotesque se mêle au sublime, aumoment où cessait une triple salve d’applaudissements, on entenditune voix rauque et avinée qui criait : « Vive laRépublique ! mort aux tyrans ! »

C’était celle du perroquet de la duchesseFusco, élève, comme nous l’avons dit, de Velasco et de Nicolino,qui faisait honneur à ses maîtres et montrait qu’il avait profitéde leurs leçons.

Il était deux heures du matin : cetépisode comique termina la soirée. Chacun, enveloppé de son manteauou de sa coiffe, appela ses gens et fit appeler sa voiture ;car tous ces sans-culottes, comme le roi les appelait, appartenantà l’aristocratie de la fortune ou de la science, tout au contrairedes sans-culottes français, avaient des voitures et des gens.

Après avoir embrassé les femmes, serré la maindes hommes, pris congé de tous, la duchesse Fusco resta seule dansle salon, tout à l’heure plein de monde et de bruit, maintenantsolitaire et mort, et, allant droit à une fenêtre devant laquelleretombait un riche rideau de damas cramoisi, elle souleva cerideau, et, côte à côte dans l’embrasure de cette fenêtre commedeux oiseaux dans un même nid, elle découvrit Luisa et Salvato,qui, au milieu de toute cette foule, avec ce laisser aller auquel,en Italie, nul ne trouve à redire, s’étaient isolés et, la maindans la main, la tête appuyée contre l’épaule, se disaient de cesdouces choses qui, quoique dites à voix basse, couvrent, pour ceuxqui les écoutent, les roulements du tonnerre et les éclats de lafoudre.

Les deux jeunes gens, au rayon de lumière quipénétrait dans leur réduit, éclairé jusque-là seulement par unedouce pénombre, rentrèrent dans la vie réelle, de laquelle ilsétaient sortis sur les ailes dorées de l’idéal, et tournèrent, sanschanger de position, leurs yeux souriants vers la duchesse, commedurent le faire les premiers habitants du Paradis surpris par unange du Seigneur sous le berceau de verdure et au milieu desmassifs de fleurs, au moment où, pour la première fois, ilsvenaient d’échanger le mot je t’aime !

Ils étaient entrés là au commencement de lasoirée et y étaient restés jusqu’à la fin. De tout ce qui avait étédit, ils n’avaient rien entendu ; de tout ce qui s’étaitpassé, ils ne se doutaient même pas. Les vers de Monti, la musiquede Cimarosa, l’article de la Pimentel, tout était venu se brisercontre cette tenture de damas qui séparait du monde leur Édenignoré.

En voyant le salon vide, en voyant la duchesseseule, ils ne comprirent qu’une chose, c’est qu’il était l’heure dese séparer.

Ils poussèrent un soupir, et, en même temps,ensemble, avec le même accent, ils murmurèrent :

– À demain !

Puis, ému, chancelant d’amour, Salvato serraune dernière fois Luisa contre son cœur, prit congé de la duchesse,et sortit, tandis que Luisa, jetant les bras au cou de son amie,dans la pose où la jeune fille antique confiait son secret à Vénus,murmurait aux oreilles de la duchesse :

– Oh ! si tu savais combien jel’aime !

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