La San-Felice – Tome III

CXII – MICHELE LE SAGE.

Qui donc a dit – auteur sacré ou profane, jene sais plus qui et n’ai point le temps de chercher, – qui donc adit : « L’amour est puissant comme lamort ? »

Ceci, qui a l’air d’une pensée, n’est qu’unfait, et un fait inexact.

César dit, dans Shakspeare, ou plutôtShakspeare fait dire à César : « Le danger et moi sommesdeux lions nés le même jour, et je suis l’aîné. »

L’amour et la mort aussi sont nés le mêmejour, le jour de la création ; seulement, l’amour estl’aîné.

On a aimé avant que de mourir.

Lorsque Ève, à la vue d’Abel tué par Caïn,tordit ses bras maternels et s’écria « Malheur !malheur ! malheur ! la mort est entrée dans lemonde ! » la mort n’y était entrée qu’après l’amour,puisque ce fils que la mort venait d’enlever au monde était le filsde son amour.

Il est donc imparfait de dire :« L’amour est puissant comme la mort ; » il fautdire : « L’amour est plus puissant que la mort, »puisque tous les jours l’amour combat et terrasse la mort.

Cinq minutes après que Luisa eut dit :« Bénies soient les choses que Dieu fait : elles sontbien faites ! » Luisa avait tout oublié, jusqu’à la causequi l’avait amenée près de Salvato ; elle savait seulementqu’elle était près de Salvato, et que Salvato était prèsd’elle.

Il fut convenu entre les jeunes gens qu’ils nese quitteraient que le soir ; que, le soir même, Luisa verraitle chef de la conspiration, et que, le lendemain, quand il auraiteu le temps de donner contre-ordre et de se mettre en sûreté, luiet ses complices, Salvato dirait tout au général, qui s’entendraitavec le pouvoir civil pour prendre les mesures nécessaires àl’avortement du complot, en supposant que, malgré l’avis de laSan-Felice, les insurgés s’obstinassent dans leur entreprise.

Puis, ce point arrêté, les deux beaux jeunesgens furent tout à leur amour.

Être tout à l’amour, quand on est bienréellement amoureux, c’est emprunter les ailes des colombes ou desanges, s’envoler bien loin de la terre, se reposer sur quelquenuage de pourpre, sur quelque rayon de soleil, se regarder, sesourire, parler bas, voir l’Éden sous ses pieds, le paradis sur satête, et, dans l’intervalle de ces deux mots magiques, mille foisrépétés : « Je t’aime ! » entendre les chœurscélestes.

La journée passa comme un rêve. Fatigués dubruit de la rue, à l’étroit entre les quatre murs d’une chambre,aspirant à l’air, à la liberté, à la solitude, ils se jetèrent dansla campagne, qui, dans les provinces napolitaines, commence àrevivre à la fin de janvier. Mais, là, aux environs de la ville, onrencontrait un importun à chaque pas. L’un des deux dit ensouriant : « Un désert ! » L’autrerépondit : « Pœstum ! »

Une calèche passait : Salvato appela lecocher, les deux amants y montèrent ; le but du voyage futindiqué, les chevaux partirent comme le vent.

Ni l’un ni l’autre ne connaissaient Pœstum.Salvato avait quitté l’Italie méridionale avant, pour ainsi dire,que ses yeux fussent ouverts, et, quoique le chevalier eût vintfois parlé de Pœstum à Luisa, il n’avait jamais voulu l’y conduire,de peur de la malaria.

Eux n’y avaient pas même songé. L’un d’eux, aulieu de Pœstum, eût nommé les marais Pontins, que l’autre eûtrépété : « Les marais Pontins. » Est-ce que lafièvre pourrait, dans un pareil moment, avoir prise sur eux !Le bonheur n’est-il point le plus efficace des antidotes ?

Luisa n’avait rien à apprendre sur leslocalités que l’on traverse en contournant ce golfe magnifique qui,avant que Salerne existât, s’appelait le golfe de Pœstum. Etcependant, comme une curieuse et ignorante élève en archéologie,elle laissait parler Salvato parce qu’elle aimait à l’entendre.Elle savait d’avance tout ce qu’il allait dire, et cependant ilsemblait qu’elle entendit pour la première fois tout ce qu’ildisait.

Mais ce qu’aucun écrit n’avait pu fairecomprendre ni à l’un ni à l’autre, c’est la majesté du paysage,c’est la grandeur des lignes qui se déroulèrent à leurs yeux quand,à l’un des détours de la route, ils aperçurent tout à coup lestrois temples se détachant, avec leur chaude couleur feuille morte,sur l’azur foncé de la mer. C’était bien là ce qui devait rester dela rigide architecture de ces tribus helléniques, nées au pied del’Ossa et de l’Olympe, qui, au retour d’une expédition infructueusedans le Péloponèse, où les avait conduites Hyllus, fils d’Hercule,trouvèrent leurs pays envahi par les Perrhèbes ; et qui, ayantabandonné les riches plaines du Pénée aux Lapythes et aux Ioniens,s’établirent dans la Dryopide, laquelle, dès lors, prit le nom deDoride, et, cent ans après la guerre de Troie, enlevèrent auxPelasges, qu’ils poursuivirent jusqu’en Attique, Messène etTyrenthe, célèbres encore aujourd’hui par leurs ruinestitaniques ; l’Argolide, où ils trouvèrent le tombeaud’Agamemnon ; la Laconie, dont ils réduisirent les habitants àl’état d’ilotes, et où ils firent de Sparte la vivantereprésentation de leur grave et sombre génie, dont Lycurgue futl’interprète. Pendant six siècles, la civilisation fut arrêtée parces conquérants, hostiles ou indifférents à l’industrie, auxlettres et aux arts, et qui, lorsque, dans leurs guerres deMessénie, ils eurent besoin d’un poëte, empruntèrent Tyrtée auxAthéniens.

Comment purent-ils vivre dans ces mornesplaines de Pœstum, ces rudes fils de l’Olympe et de l’Ossa, aumilieu de la civilisation de la Grande Grèce, où les brises du sudleur apportaient les parfums de Sybaris, et le vent du nord, lesémanations de Baïa ? Aussi, au milieu de leurs champs derosiers, qui fleurissaient deux fois l’an, élevèrent-ils, comme uneprotestation contre ce doux climat, contre cette civilisationélégante, tout imprégnée du souffle ionien, ces trois terriblestemples de granit, qui, sous Auguste, déjà en ruine, sontaujourd’hui encore ce qu’ils étaient du temps d’Auguste, etvoulurent-ils laisser à l’avenir ce lourd spécimen de leur art,puissant comme tout ce qui est primitif.

Aujourd’hui, rien ne reste des conquérants deSparte que ces trois squelettes de granit, où, entourée de miasmesmortels, règne la fièvre, et cette enceinte de murailles tracée parun inflexible cordeau et dont on peut suivre en une heure, par lesbossellements du terrain, le quadrilatère exigu. Ces quelquesfantômes errants, dévorés par la mal’aria, qui regardent levoyageur d’un œil cave et curieux ne sont, certes, pas plus leursdescendants que ces herbes insalubres ou vénéneuses qui poussentdans des marais fétides ne sont les rejetons de ces rosiers dontles voyageurs qui venaient de Syracuse à Naples voyaient de loin laterre couverte et sentaient en passant les parfums.

À cette époque où l’archéologie était inculteet où la couleuvre frileuse rampait seule dans les ruinessolitaires, il n’y avait pas, comme aujourd’hui, un chemin pourconduire à ces temples ; il fallait traverser ces herbesgigantesques sans savoir sur quel reptile on risquait de mettre lepied. Luisa, au moment d’entrer dans ces jungles putrides, semblahésiter ; mais Salvato la prit dans ses bras comme il eût faitd’un enfant, la souleva au-dessus de la fauve et aride moisson, etne la déposa que sur les degrés du plus grand des temples.

Laissons-les à cette solitude qu’ils étaientvenus chercher si loin, à cet amour profond et mystérieux qu’ilsessayaient de cacher à tous les regards et qu’une plume jalouseavait dénoncé à un rival, et voyons quelle avait été la cause de cebruit que les deux amants avaient entendu dans la chambre contiguë,qui les avait un instant d’autant plus inquiétés qu’ils en avaientvainement cherché la cause.

Michele, on se le rappelle, avait suivi Luisaet ne s’était arrêté que sur le seuil de l’appartement de Salvato,au moment où le jeune officier s’était élancé au-devant de Luisa etl’avait pressée contre son cœur. Alors, il s’était discrètementretiré en arrière, quoiqu’il n’eût rien de nouveau à apprendre surle sentiment que se portaient l’un à l’autre les deux amants, ets’était assis, sentinelle attentive, près de la porte, attendantles ordres ou de sa sœur de lait ou de son chef debrigade !

Luisa avait oublié que Michele fût là.Salvato, qui savait pouvoir compter sur sa discrétion, ne s’eninquiétait point, et la jeune femme, on s’en souvient, après avoircommencé par des instances pour faire fuir sans explication sonamant, avait fini par lui tout avouer, hors le nom du chef de laconspiration.

Mais le nom du chef de la conspiration.Michele le savait.

Le chef de la conspiration, Luisa l’avouaitelle-même à Salvato, c’était le jeune homme qui l’avait attenduejusqu’à deux heures du matin, qui n’était sorti de chez elle qu’àtrois, et Giovannina avait dit à Michele, répondant à cettequestion du jeune lazzarone : « Qu’a donc Luisa, cematin ? Est-ce que, depuis que je suis devenu raisonnable,elle deviendrait folle, par hasard ? » Giovannina avaitdit, ne comprenant pas la terrible importance de sa réponse :« Je ne sais ; mais elle est ainsi depuis la visite quelui a faite, cette nuit, M. André Backer. »

Donc, c’était M. André Backer, lebanquier du roi, ce beau jeune homme si follement épris de Luisa,qui était le chef de la conspiration.

Maintenant, quel était le but de cetteconspiration ?

D’égorger dans une nuit les six ou huit milleFrançais qui occupaient Naples, et, avec eux, tous leurspartisans.

Michele, à ce projet de nouvelles Vêpressiciliennes, s’était senti frémir dans son beau costume.

Il était un partisan des Français, lui, et undes plus chauds ; il serait donc égorgé un des premiers, ouplutôt pendu, puisqu’il devait être colonel et pendu, et qu’ilétait déjà colonel.

Si la prédiction de Nanno devait se réaliser,Michele tenait au moins à ce que ce fût le plus tard possible.

Le délai qui lui était donné du jeudi matin àla nuit du vendredi ne lui paraissait point assez long.

Il lui sembla donc qu’en vertu de ceproverbe : « Il vaut mieux tuer le Diable que le diablene nous tue, » il n’avait pas de temps à perdre pour se mettreen défense contre le diable.

Cela lui était d’autant plus facile, que saconscience, à lui, n’était nullement agitée par les doutes quibouleversaient celle de sa sœur de lait. On ne lui avait faitaucune confidence, il n’avait fait aucun serment.

La conspiration, il l’avait surprise enécoutant à la porte, comme le rémouleur, celle de Catilina ;et encore, il n’avait pas écouté, il avait entendu, voilà tout.

Le nom du chef du complot, il le devinaitparce que Giovannina le lui avait dit sans lui recommander le moinsdu monde le secret.

Il lui parut que c’était en laissants’accomplir les projets réactionnaires de MM. Simon et AndréBacker qu’il mériterait véritablement le nom de fou, qu’on luiavait, à son avis, donné un peu légèrement, et qu’au contraire,devant les contemporains et la postérité, il mériterait, ni plus nimoins que Thalès et Solon, le nom de sage si, empêchant lacontre-révolution d’avoir lieu, au prix de la vie de deux hommes,il sauvait celle de vingt-cinq ou trente mille.

Il était donc, sans perdre de temps, sorti dela chambre contiguë à celle où se tenaient les deux amants, et, ensortant, avait refermé la porte derrière lui, de manière quepersonne ne pût entrer sans être entendu.

C’était le bruit de cette porte qui avaitinquiété Luisa et Salvato, lesquels eussent été bien plus inquietsencore si, sachant que c’était Michele le Fou qui l’ouvrait, ilseussent su dans quel but la fermait Michele le Sage.

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