La San-Felice – Tome III

XCIX – LA RÉPUBLIQUE PARTHÉNOPÉENNE.

À peine Championnet eut-il entendu le carillondes cloches, mêlé à la quadruple bordée d’artillerie, qu’il compritque le miracle était fait, et qu’il sortit de Capodimonte pourfaire son entrée solennelle à Naples.

Il traversa toute la ville, entrant par lastrada dei Cristallini, suivant le largo delle Pigne, le largoSan-Spirito, le Mercatello, au milieu de la joie la plus bruyanteet des cris mille fois répétés de « Vivent les Français !vive la république française ! vive la républiqueparthénopéenne ! » Toute cette populace, qui, pendanttrois jours, avait combattu contre lui, avait égorgé, mutilé, brûléses soldats, qui, une heure auparavant, était prête à les brûler, àles mutiler, à les égorger encore, – avait été, à l’instant même,convertie par le miracle de saint Janvier, et, du moment que lesaint était pour les Français, ne trouvait plus aucune raisond’être contre eux !

– Saint Janvier sait mieux que nous ce qu’il ya à faire, disaient-ils : faisons donc comme saintJanvier.

De la part du mezzo ceto et de lanoblesse, que l’invasion française arrachait à la tyranniebourbonienne, la joie et l’enthousiasme étaient non moins grands.Toutes les fenêtres étaient pavoisées de drapeaux tricoloresfrançais et de drapeaux tricolores napolitains mêlant leurs plis enconfondant leurs couleurs. Des milliers de jeunes femmes setenaient à ces fenêtres, agitant leurs mouchoirs, et criant :« Vive la République ! vivent les Français ! vive legénéral en chef ! » Les enfants couraient devant soncheval en agitant de petites banderoles jaunes, rouges et noires.Il restait bien encore, il est vrai, quelques taches de sang sur lepavé, quelques ruines de maisons fumaient bien encore ; mais,dans ce pays de la sensation du moment, où les orages passent sanslaisser leur trace dans un ciel d’azur, le deuil était déjàoublié.

Championnet se rendit directement à lacathédrale, où l’archevêque Capece Zurlo chanta un TeDeum, en face du buste et du sang de saint Janvier, exposés àtous les regards, et que Championnet, en reconnaissance de laprotection spéciale qu’il accordait aux Français, couvrit d’unemitre ornée de diamants, que le saint daigna accepter et se laissamettre sans résistance.

Nous verrons plus tard ce que devait coûter àl’archevêque cette faiblesse pour les Français.

Pendant que l’on chantait le Te Deumdans l’église, on affichait sur tous les murs la proclamationsuivante :

« Napolitains[3] !

» Soyez libres et sachez user de votreliberté. La république française trouvera dans votre bonheur unelarge compensation de ses fatigues et de ses combats. S’il en estencore parmi vous qui restent partisans du gouvernement tombé, ilssont libres de quitter cette terre de liberté. Qu’ils fuient unpays où il n’y a plus que des citoyens, et, esclaves, retournentavec les esclaves. À partir de ce moment, l’armée française prendle nom d’armée napolitaine et s’engage, par un serment solennel, àmaintenir vos droits et à prendre pour vous les armes toutes lesfois que l’exigeront les intérêts de votre liberté. Les Françaisrespecteront le culte, les droits sacrés de la propriété et despersonnes. De nouveaux magistrats, nommés par vous, par une sage etpaternelle administration, veilleront au repos et au bonheur descitoyens, feront évanouir les terreurs de l’ignorance, calmerontles fureurs du fanatisme, et vous montreront enfin autantd’affection que vous montrait de perfidie le gouvernementtombé. »

Avant de sortir de l’église, Championnet, enrendant Salvato à la liberté, constitua une garde d’honneur quidevait reconduire saint Janvier à l’archevêché et veiller sur lui,avec cette consigne : Respect à saint Janvier.

Dès le matin, et dans la prévision que saintJanvier aurait la complaisance de faire son miracle, complaisancedont ne doutait point Championnet, un gouvernement provisoire avaitété arrêté et six comités avaient été nommés : le comitécentral, – le comité de l’intérieur, – le comité des finances, – lecomité de la justice et de la police, – le comité de lalégislation.

Tous les membres des comités avaient été prisdans le gouvernement provisoire.

Cirillo et Manthonnet, nos conspirateurs despremiers chapitres, étaient membres du gouvernement provisoire, etManthonnet, de plus, ministre de la guerre ; Ettore Caraffaétait nommé chef de la légion napolitaine ; Schipani prendraitl’un des premiers commandements de l’armée lorsque l’armée seraitréorganisée ; Nicolino gardait son commandement du châteauSaint-Elme ; Velasco n’avait rien voulu être, quevolontaire.

De la cathédrale, Championnet se rendit àl’église Saint-Laurent. Cette église, pour les Napolitains, qui,depuis le XIIe siècle, ne se sont jamais gouvernéseux-mêmes, est une espèce de municipalité dans laquelle, aux joursde trouble ou de danger, se sont retirés pour délibérer les élus etles chefs du peuple. Le général était accompagné des membres dugouvernement provisoire, qui, ainsi que nous l’avons dit, étaienten même temps les membres du comité.

Là, au milieu d’une foule immense, Championnetprit la parole, et, en excellent italien :

« Citoyens, dit-il, vous gouvernerezprovisoirement la république napolitaine ; le gouvernementdéfinitif sera nommé par le peuple, lorsque vous-mêmes,constituants et constitués, gouvernant avec les règles qui ont étéle but de cette révolution, vous aurez abrégé le travail qu’exigela rédaction des nouvelles lois, et c’est dans cette espérance queje vous ai provisoirement remis la charge de législateurs et degouvernants. Vous avez donc autorité sans limites, mais, en mêmetemps, immense responsabilité. Pensez qu’entre vos mains est lebonheur public ou le malheur suprême de la patrie, votre gloire ouvotre déshonneur. Je vous ai nommés ; vos noms ne m’ont étéprésentés ni par la faveur ni par l’intrigue, mais recommandés devotre seule renommée : vous répondrez par vos œuvres à laconfiance qui voit en vous non-seulement des hommes de génie, maisencore de jeunes, chauds et sincères amants de la patrie.

» Dans la constitution de la républiquenapolitaine, vous prendrez, autant que le permettront les mœurs etles lois du pays, exemple de la constitution française, mère de lanouvelle république et de la nouvelle civilisation. En gouvernantvotre patrie, faites la république parthénopéenne, amie, alliée,compagne, sœur de la république française. Quelles ne fassentqu’une, qu’elles soient indivisibles ! N’espérez point debonheur séparés d’elle. Si la république française chancelle, larépublique napolitaine tombe.

» L’armée française, qui garantit votreliberté, prendra, comme je vous l’ai déjà dit, le nom d’arméenapolitaine. Elle soutiendra vos droits et vous aidera dans vostravaux ; elle combattra avec vous et pour vous, et, enmourant pour votre défense, ne vous demandera d’autre prix quevotre alliance et votre amitié. »

Ce discours s’acheva au milieu desacclamations et des applaudissements, des cris de joie et deslarmes de la foule. Ce spectacle était nouveau pour le pays, cesparoles étaient inconnues aux Napolitains. C’était la première foisque, parmi eux, on proclamait la grande loi de la fraternité despeuples, suprême vœu du cœur, dernière parole de la civilisationhumaine.

Aussi ce jour, 24 janvier 1799, fut-il un jourde fête pour les Napolitains : ce que fut pour nous notre 14juillet. Les républicains s’embrassaient en se rencontrant dans lesrues et levaient, en action de grâces, leurs yeux au ciel. Pour lapremière fois, les corps et les âmes se sentaient libres à Naples.La révolution de 1647 avait été la révolution du peuple, toutematérielle et constamment menaçante : celle de 1799 était larévolution de la bourgeoisie et de la noblesse, c’est-à-dire touteintellectuelle et toute miséricordieuse. La révolution deMasaniello était la réclamation de sa nationalité par un peupleconquis à un peuple conquérant ; la révolution de Championnetétait la réclamation de sa liberté faite par un peuple opprimé àson oppresseur. Il y avait donc une immense différence et surtoutun immense progrès entre les deux révolutions.

Et alors, une chose touchante s’accomplit.

Nous avons déjà parlé des trois premiersmartyrs de la liberté italienne, de Vitagliano, de Galiani etd’Emanuele de Deo. Ce dernier avait refusé la vie qu’on lui offraits’il voulait trahir ses complices. C’étaient des enfants : àeux trois, ils avaient soixante-deux ans. Deux avaient étépendus ; puis le troisième, Vitagliano, – comme le supplicedes deux premiers avait produit une certaine émotion dans lepeuple, – le troisième avait été poignardé par le bourreau, de peurqu’à la faveur d’un mouvement, il ne lui échappât, et pendu mortavec sa plaie sanglante au côté comme le Christ. Une députationpatriotique s’organisa spontanément, et dix mille citoyens environvinrent, au nom de la liberté naissante, saluer les familles de cesgénéreux jeunes gens, dont le sang avait consacré la place où l’onallait planter l’arbre de la liberté.

Le soir, des feux de joie furent allumés danstoutes les rues et sur toutes les places, et, comme s’il eût vouluse réunir à saint Janvier, son rival en popularité, le Vésuve lançades flammes qui furent plutôt de sa part une communion àl’allégresse publique qu’une menace. Ces flammes, muettes et sanslave, étaient une espèce de buisson ardent, un Sinaï politique.

Aussi, Michele le Fou, vêtu de son magnifiquecostume, se démenant sur un magnifique cheval, au milieu de sonarmée de lazzaroni, criant à cette heure : « Vive laliberté ! » comme la veille elle avait crié :« Vive le roi ! » disait-il à toute cettepopulace :

– Vous le voyez, ce matin, c’était saintJanvier qui se faisait jacobin, ce soir, c’est le Vésuve qui met lebonnet rouge !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer